Parmi les textes fondateurs de la réflexion et de l’action en matière de développement culturel, la déclaration d’Ac et Senans est probablement le plus important.
En effet, il est assez stupéfiant de constater que si ce texte date de 1972, il n’est reste pas moins d’actualité, et ce à double titre : actualité de la problématique et des enjeux posés, mais aussi et surtout actualité de la nécessité de mettre en œuvre des politiques volontaristes capables de modifier le cours des choses.
C.E.G. a choisi de mettre en exergue la déclaration finale du colloque européen qui s’est réuni du 7 au 11 avril 1972 en France, au Centre du Futur qui est installé dans les Salines royales d’Arc et Senans, pour établir une analyse qui sera réalisée en vue d’être confrontée aux résultats de l’étude actuellement en cours sur la prospective du ministère de la Culture et de la Communication.
Vos commentaires et vos réflexions sont là aussi bien entendu les bienvenus.
Voici donc dans son intégralité le texte de la déclarration finale.
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Sur le thème « Prospective du développement culturel »,
Placée sous le patronage de M. Jacques Duhamel, Ministre des Affaires Culturelles, cette réunion fut préparée par la Fondation pour le Développement Culturel et la Fondation Européenne de la Culture avec le concours du Conseil de l’Europe et du Ministère français des Affaires Culturelles (voir au verso).
L’objectif était de proposer à l’attention des Ministres de la Culture, qui se réuniront à Helsinki en juin 1972, les fondements de stratégies de la culture. Il ne s’agissait donc pas d’un symposium supplémentaire sur « Qu’est-ce que la culture ? » mais d’une action destinée à faire partie de stratégies de développement. Le développement culturel apparaît en effet de plus en plus comme l’une des composantes majeures du développement général. La « crise de civilisation » pose aux gourvernements des problèmes qui ne relèvent plus seulement de l’économie et du droit mais appellent des stratégies sociales nouvelles et l’élaboration de politiques culturelles explicites.
Or, l’action, menée par les Etats dans le domaine culturel repose encore le plus souvent sur des habitudes héritées du passé et des conceptions subjectives et partielles de la culture. Elle ne trouve pas encore à s’appuyer sur un ensemble de finalités précises qui pourraient être tirées de l’évolution prévisible de nos sociétés et faire l’objet d’un consensus.
Ce sont ces finalités que le Colloque d’Arc et Senans s’est proposé de mettre en lumière, telles qu’on en trouvera la synthèse établie dans la déclaration finale.
Un groupe international de spécialistes de diverses disciplines, réuni pour étudier la prospective du développement des sociétés industrielles avancées, a essayé de définir le rôle que la culture est appelée à jouer dans le développement.
Leur réflexion les a conduits à alerter les gouvernements, l’opinion publique et ceux qui l’orientent des menaces qui pèsent sur l’avenir de nos sociétés. Ils ont conclu que les politiques d’action culturelle peuvent et doivent désormais jouer un rôle déterminant dans la maîtrise du futur.
A cette fin, ils formulent les propositions suivantes :
LE DEVELOPPEMENT INDUSTRIEL : QUEL FUTUR ?
Le développement industriel épuise la nature et se retourne contre l’homme. La prise de conscience de ce qu’il coûte à la société et sous-produits négatifs qu’il engendre font qu’on s’interroge partout sur son futur.
Le futur a déjà commencé, mais, dans un système industriel fragmenté en éléments hétérogènes et contradictoires, on refuse de le reconnaître.
Dans leur disparité, ces éléments ne doivent cependant pas être regardés isolément, car ils sont concomitants et interdépendants. Leurs répercussions sur les conditions mêmes de la vie humaine constituent un tout menaçant.
Il est dès lors impossible d’accepter que se poursuive le jeu irresponsable qui consiste pour les gouvernements à laisser les techniques développer le cours illimité de leurs possibilités, au lieu de reconnaître les besoins indispensables et de donner la priorité à ceux-ci sur des besoins artificiels engendrés par la mécanique du profit.
L’avenir de l’homme ne saurait sortir des ordinateurs comme une fatalité inévitable : les « tendances lourdes » de la société, y compris l’aspect démographique, ne sont pas irréversibles pour peu qu’une prise de conscience responsable introduise dans l’action politique le poids de valeurs, de cultures, et de forces sociales diverses. Elles seules permettent de contrôler les processus socio-économiques qui menacent notre biosphère.
S’il ne peut être question d’arrêter la croissance économique (ne serait-ce qu’en raison de la situation du tiers monde), il est indispensable qu’un sursaut -de nature culturelle- conduise à transformer une croissance quantitative en amélioration qualitative du niveau de la vie.
Dès lors, l’action culturelle est celle qui permet de penser différemment la société et qui prépare chacun à être responsable de l’évolution possible de celle-ci, à faire face aux crises, à maîtriser et non à subir son destin. Toute politique culturelle a une dimension ethique qui lui est essentielle.
CRISE DE LA CULTURE ?
La réalité culturelle telle qu’elle est vécue aujourd’hui par la grande majorité de la population dépasse de beaucoup l’art et les humanités classiques. Parler aujourd’hui de culture signifie parler des systèmes scolaires, des grands moyens de communication de masse, des industries culturelles (du journal au livre, du disque à la vidéo-cassettes, du cinéma, de la publicité, de l’habitat, de la mode). On ne peut donc s’en tenir à une démocratisation de la culture qui vise à étendre à tous la diffusion et la consommation des beaux-arts.
Le système scolaire est en crise, il ne correspond plus aux besoins de nos sociétés ni aux aspirations des individus. Aussi bien l’accélération du renouvellement de la connaissance que les innovations technologiques exigent la transformation urgente du système actuel en un système d’éducation permanente dont les impératifs comportent une « déscolarisation » des programmes et des institutions scolaires.
Les moyens de communication de masse soumettent l’environnement humain à un arrosage indifférencié d’informations provoquant une sursaturation. L’individu n’est pas armé pour y faire face. De sujet actif d’opinion, il devient un simple objet pour l’information.
Les industries culturelles sont déterminées par la logique du marché et du profit : elles modèlent un milieu et engendrent des pratiques dont on ne peut accepter le développement sans contrôle.
L’art et ses institutions, la diffusion de la culture établie sont étrangers à la majorité des populations comme aux groupes marginaux et aux nouvelles structurations sociales (jeunes, immigrants, etc…).
Leur aliénation culturelle et la frustration du pouvoir de s’exprimer donnent lieu à un manque que les idéologies actuelles ne sont pas en mesure de combler : ce qui se dit ne correspond plus à ce que se passe. Aussi voit-on apparaître un certain nombre de phénomènes positifs ou négatifs : le recours à de nouvelles formes d’cxpression ou d’évasion, la culture sauvage, de nouvelles formes de mysticisme, la résurgence de la magie, les drogues, etc…
La culture académique et scolaire tend à dégénérer, inauthentique, elle devient marginale et va jusqu’à favoriser certaines formes de nihilisme.
La crise de la culture est un indice probant de la crise du système : si la politique culturelle à elle seule ne peut avoir l’ambition de résoudre la crise générale, elle peut et doit aider chacun à lui faire face et la société à la gérer.
ORIENTATIONS
Toute politique culturelle a pour objectif fondamental la mise en œuvre de l’ensemble des moyens capables de développer les possibilités de l’expression et d’assurer la liberté de celle-ci. Il s’agit de reconnaître à l’homme le droit d’être auteur de modes de vie et de pratiques sociales qui aient signification. Il y a lieu en conséquence de ménager les conditions de la créativité où qu’elles se situent, de reconnaître la diversité culturelle en garantissant l’existence et le développement des milieux les plus faibles.
Des solutions pratiques et efficaces ne peuvent pas être dégagées sans recourir à la recherche fondamentale et à l’expérimentation. Contrairement à la tendance qui se dessine et dont la plupart des politiques budgétaires sont le reflet, il importe d’encourager un effort de financement à long terme de la recherche fondamentale en sciences sociales. Des efforts parallèles doivent être déployés pour en perfectionner les modes.
Des actions immédiates s’imposent déjà : accélérer la mutation du système scolaire en système d’éducation permanente répondant aux intérêts et aux besoins réels des différents groupes de la population ; disjoindre les organisations de communication de masse du pouvoir politique et des pouvoirs économiques (monopoles, etc…) ; définir et appliquer une politique à l’égard des industries culturelles ; réaliser les conditions d’une « démocratie culturelle » comportant, dans une perspective de décentralisation et de pluralisme, l’intervention directe des intéressés.
D’où un certain nombre d’urgences :
promouvoir un système différencié « d’ateliers culturels » et de « laboratoires sociaux » ou de tout autres équipements qui permettent l’apprentissage et l’emploi des technologies nouvelles se prêtant aux échanges interpersonnels ; instaurer des relations plus directement articulées entre les institutions culturelles et les forces économiques et sociales ; fonder la formation sur l’autodidaxie et sur le développement de l’esprit critique par la transformation des structures stérélisantes (centralisme scolaire, bureaucratie et toute sorte de totalitarisme explicite ou latent) ; définir des politiques nationales et internationales en matière de technologie culturelle, dotées des moyens nécessaires.
CONCLUSIONS
Les tâches graves qui sont devenues les nôtres et les possibilités techniques dont la société dispose désormais exigent et permettent un renversement dans l’orientation des politiques : substituer à la passivité de la consommation la créativité de l’individu ; faire place à une responsabilité de l’homme là où prévaut la contrainte des technologies ; ne plus se limiter à la démocratisation de la culture d’héritage ou d’élite et promouvoir une diversité d’expressions culturelles fondée sur un pluralisme social ; donner la priorité à la restauration de l’accord entre l’homme et son milieu ; passer d’un système culturel qui ne vise qu’a reproduire l’état de fait actuel pour s’orienter vers la protection – y compris aux niveaux politique et technique – des groupes et des personnes dont les facultés créatrices constituent le meilleur moyen de faire face aux situations provoquées par le choc du futur.
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