Le 3 mai dernier, nous étions présents à la table ronde du festival de BD « Fumetto » de Lucerne pour écouter Guy Krneta (écrivain), Lynn Kost (directeur de « Fumetto »), Lukas Heuss (coordinateur du secteur Programme de Pro Helvetia) et Rgula Koch (directrice de la Zuger Kulturstiftung Landis & Gyr) discuter d’un sujet ô combien brûlant, toujours tabou en France mais pour combien de temps encore ? En effet, depuis quelques années dans de nombreux pays dont la Suisse, on assiste à des mutations profondes dans les politiques culturelles nationales, territoriales et locales sur la question hautement politique du soutien public financier de la culture. Celui-ci s’éloigne en effet du principe de « l’arrosoir » (on dirait « saupoudrage » en France) et s’appuie d’avantage sur des critères et des priorités ciblés. La politique se passionne elle aussi toujours plus pour cette approche qui suscite de nombreux débats et les fondations privées (crise oblige ?) lui emboitent le pas dans leur engagement en faveur de la culture.
De leur côté, les artistes et les acteurs culturels ne cessent d’exprimer leurs doutes quant à la pertinence de ce soutien qu’on qualifie de « commissarial », soutien qui a tendance parfois à se substituer aux compétences proprement culturelles et artistiques des acteurs eux-mêmes. Ils craignent que les programmes prioritaires ne soient avant tout l’expression d’une intention pédagogique des instances de soutien à la culture. Mais cette pédagogie est souvent empirique, avec des résultats plus ou moins heureux et parfois des désillusions douloureuses.
En même temps les artistes et les acteurs culturels se battent pour pérenniser l’acquis, assurer l’avenir et poursuivre leur développement tout en ne se satisfaisant pas de la situation actuelle.
Les instances de soutien à la culture quant à elles, soulignent que l’encouragement prioritaire est un élément de leur stratégie générale, qui leur est indispensable pour inciter à chercher de nouveaux partenariats et exploiter de nouveaux secteurs à soutenir. Elles ne sont visiblement pas toutes conscientes que ce principe s’applique d’abord à elles.
Ces mutations / évolutions / ruptures (selon les pays) n’avancent pas forcément dans les mêmes directions et n’apportent pas les mêmes réponses à des besoins ou des revendications professionnelles qui tout en ayant trait au financement de la culture et des arts sont structurées / représentées de manières très différentes. D’autant qu’on constate que partout, encouragement ou pas vers de nouvelles initiatives plus partenariales avec le domaine privé, les acteurs culturels tentent constamment de trouver des solutions alternatives au soutien financier public, soutien public qui lui ne cesse de régresser. C’est à cet endroit que l’évaluation joue un rôle fondamental avant, pendant et après les actions. Mais c’est aussi à cet endroit que l’évaluation des politiques culturelles n’est pas suffisamment cartographiée dans le sens où les fléchages budgétaires « culture » ne sont pas les seuls à financer la culture. Les acteurs culturels sont en effet les premiers à redoubler d’ingéniosité (souvent parce qu’ils y sont contraints) pour trouver de nouvelles sources de financement public (TIC, politique de la ville, action sociale, développement économique, tourisme, innovation, développement territorial, développement durable… il y a pratiquement autant de possibilités que de secteurs, c’est aussi une preuve de la transversalité à construire avec la culture) et privé (sponsors, mécènes, fondations, fonds de dotation, partenariats, etc.)
Le problème ne se situe-t-il donc pas dans la faiblesse (voire parfois l’absence, selon les pays) d’expertise et d’accompagnement vers les ingénieries financières plus mixtes ? A trop vouloir rester dans son pré carré politique, dans son cloisonnement et à trop négliger les logiques / mécaniques des autres secteurs, on contribue involontairement, mais cruellement tout de même, à une « sélection naturelle » entre les acteurs culturels. Bien sûr, on remarque que les nuances sont importantes par exemple entre les pays à forte tradition centralisatrice et les pays de tradition fédérale. Mais en tout état de cause, cette table ronde a parfaitement démontré l’importance et l’urgence d’évaluer les mutations des pratiques en cours. Et sur ce point, les différences de niveau de maturité sont pour le moins très hétérogènes, voire divergents, renvoyant dos-à-dos chaque culture, chaque écosystème culturel et professionnel, chaque territoire, chaque politique culturelle.
L’arrosoir n’est donc qu’un outil parmi d’autres dans l’atelier du jardinier, à la fois indispensable et commutable.
Philippe Gimet
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