Le premier forum international pour l’économie mauve qui s’est tenu la semaine dernière à l’espace Pierre Cardin à Paris s’est achevé sur un succès porteur d’espoir. Nous y avons participé non sans une certaine excitation, notamment au regard des intentions affichées par le manifeste fondateur de ce concept dont nous nous étions fait l’écho il y a quelques semaines :
- articulation vertueuse [entre culture et économie] qui ne se réduise pas à une pure instrumentalisation de la première et à une vaine stigmatisation de la seconde ;
- reconnaissance et désormais construction d’une perspective où la culture est appréhendée et reconnue comme un écosystème hypersensible à l’action humaine, dont elle enregistre tous les impacts (directs et indirects) ;
- œuvrer pour le durable contre le court terme, la création de valeur contre le gaspillage des ressources, la synergie contre le chacun-pour-soi, l’éthique contre l’irresponsabilité.
Autre raison de s’enthousiasmer : la qualité des interventions et des débats, dont on peut se réjouir qu’ils aient enfin à nouveau lieu à Paris car, il faut bien le dire, depuis les journées européennes de l’économie et de la culture en 2008 au Musée du Quai Branly, il ne s’est pas passé grand chose pour donner au public les clés de ce qui se joue lentement ici mais sûrement ailleurs dans la reconfiguration des territoires mondialisés de la diversité culturelle pensée comme un mode intégré d’action et de coopération, des industries créatives comme vecteur de rayonnement et de développement, de l’urgence de connecter et croiser plus fortement la culture avec les autres secteurs de l’activité humaine.
C’est en effet d’abord une affaire de contenu, au-delà du besoin de légitimer le concept de l’économie mauve par un corpus de pensée et la signature de grandes cautions publiques nationales et internationales. Il convient en effet de reconnaître que les contenus étaient au rendez-vous et que l’adhésion et l’engagement des intervenants créé un œcuménisme particulièrement fécond et prometteur qui va là aussi bien au-delà du simple syncrétisme de l’ère post-Florida, très à la mode aujourd’hui et que certains s’épuisent avec plus ou moins de bonheur à commenter ou recycler sans rien proposer.
Rien de cela ici, bien au contraire. C’est la reconnaissance de la nécessité de faire muter l’économie en lui donnant une couleur supplémentaire, comme ces dernières années avec l’économie verte, pour engager de nouvelles perspectives non pas de développement débridé, dérégulé ou dérèglementé, bien au contraire, mais d’action soutenable, d’action plus responsable, plus porteuse de sens, plus reconnaissante de notre capacité de créer, d’imaginer, d’innover et surtout de collaborer, de partager et d’habiter le monde.
Cette couleur, le mauve (créativité et imagination dans la symbolique des couleurs), viendrait donc se placer au centre du développement durable pris non plus comme un concept pour dire « la culture est le quatrième pilier du développement durable », une mode ou un cycle de marché mais comme une modalité d’action responsable sur l’ensemble des domaines qui participent et relèvent de notre écosystème. Et cette nouvelle modalité doit avoir ses propres outils et méthodes, une nouvelle ingénierie culturelle en quelque sorte.
A noter parmi les nombreuses interventions qui se sont succédées pendant 2 jours et demi, des témoignages qui se distinguent et montrent le chemin :
- Cheikha Mai (ministre de la culture et de l’information du Bahrein), a permis de prendre pleinement conscience de ce que Frédéric Martel décrit dans « Mainstream » (la conquête des industries culturelles et notamment des médias en direction de publics qui partagent la même culture que les acteurs occidentaux négligent alors qu’elle constitue un immense marché).
- Odile Quintin (ancienne directrice générale à la Commission Européenne) a souligné que sans la prise en compte de la diversité culturelle les entreprises perdent en moyenne 10 points de compétitivité et que le poids gigantesque des industries créatives dans l’économie de l’Europe aujourd’hui doit inciter à aller plus loin dans la maison Europe pour favoriser partout des écosystèmes créatifs, innovants et dynamiques qui stimulent les territoires.
- Bernard Ramanantsoa (directeur général d’HEC Paris), nous a rappelé que si nous vivons une crise économique, financière et sociale, elle coïncide avec une crise de la pensée, où la méconnaissance d’autrui, de sa culture, de ses traditions et de ses usages est alimentée par l’immédiateté de l’opinion toute faite et le déclin de la culture générale jusque dans l’enseignement supérieur.
- Hubert Védrine (ancien ministre des affaires étrangères) a donné sa vision de l’urgence d’une Europe fédéraliste qui s’appuie sur la richesse culturelle et identitaire de chacun de ses membres pour exister face aux grandes puissances en devenir qui ont presque toutes un modèle fédéraliste avec plus d’états, plus de langues et des cultures et de croissance sur lesquelles il faudra non seulement compter mais probablement accepter la fin du modèle d’influence américain qu’elles commencent aujourd’hui à contester.
- Caio de Carvalho (Président de Sao Paulo Turismo, ancien ministre et président de l’institut d’économie créative) a insisté sur le fait que le monde entier raffole de la beauté et de l’art de vivre de l’Europe mais que c’est grâce au numérique et aux industries créatives que le Brésil avance à très grande vitesse pour créer de nouveaux centres d’intérêt et de croissance où la culture et ses impacts directs et indirects sont considérés et évalués comme des points de croissance économique à part entière comme aucun pays d’Europe ne le fait aujourd’hui.
- René Villemure (président de l’institut d’éthique du Québec) a développé l’idée que l’éthique et l’économie mauve ne seront jamais l’aboutissement logique de bonnes intentions. Elles seront le résultat de réflexion et de proposition fondées sur le sens et sur des valeurs telles l’impartialité, le respect et la vigilance. Ces trois valeurs représentent un horizon moral souhaitable d’une mondialisation à visage humain.
- Guillaume Kiossa (ancien conseil spécial de la présidence européenne française et président d’Europanova) a promu la nécessité d’investir massivement dans des programmes qui visent à accueillir les talents du monde entier en Europe, comme les Etats-Unis l’ont fait chaque année depuis le début des années 1940 notamment pour accueillir les élites européennes qui fuyaient le nazisme, non seulement pour y découvrir la culture et les merveilles de l’Europe mais aussi pour ensuite y vivre et contribuer à renouveler le rayonnement et la dynamique en Europe.
- Carlo Petrini (président-fondateur du mouvement Slow Food) défend comme toujours l’idée que le système actuel court à sa perte et qu’il faut le rebâtir sur les dynamiques locales authentiquement porteuses de culture, de savoirs et de respect entre les hommes, envers la nature et tout comme certaines villes se mettent à opter pour la philosophie « slow », ce sont les métropoles qui devraient restaurer le goût du mieux vivre au lieu de concentrer depuis toujours les gaspillages les plus criminels qui soient.
- Daniel Maximin (commissaire de l’année française des Outre-mer) a insisté sur le fait que les peuples d’Outre-mer ont le respect de la terre au plus profond de leurs cultures et que si les territoires d’Outre-mer sont autant des paradis que des enfers qui nous fascinent et nous ont incité à les coloniser, le développement économique par l’exploitation des ressources naturelles et par le tourisme peuvent et doivent changer ici et maintenant radicalement d’optique et mieux s’appuyer sur la sagesse des ultra-marins.
A noter également la courageuse modération de Frédéric Martel qui a « osé » une fois de plus mener la vie dure à nos vieux réflexes franco-français qui nous font souvent dire que nous sommes les champions de la diversité culturelle alors qu’il n’en est rien. Ce qui est désormais une posture ou un discours d’apparence vis-à-vis de l’extérieur, qui rassure et donne bonne conscience teintée d’une certaine nostalgie pour notre impérialisme déchu qui ne dit pas son nom, ne résiste pas un instant à la réalité de la diversité culturelle issue des sociétés multiculturelles comme les Etats-Unis.
Face à l’urgence de refonder la manière dont la culture, les arts, l’innovation et la créativité pour soutenir un monde plus juste, la tâche est immense, vertigineuse et complexe car le temps n’est plus aux incantations. Même si bon nombre de nos élus et de nos gouvernants auront naturellement le réflexe de dire qu’ils font de l’économie mauve depuis des années sans jamais le dire, il faut bien reconnaître la nécessité de réviser le logiciel sociétal dont la gouvernance a été édifiée dans autre âge.
Au fond, ce qui est en cause ce situe à deux niveaux :
- le modèle d’exploitation de la nature et des êtres humains pour pouvoir les exploiter toujours plus les êtres humains et la nature, la fuite en avant du développement privé de toute forme de responsabilité et de conscience de son impact,
- les réticences de l’ordre établi face à la mutation des systèmes politiques et géopolitiques qui ont émergé et dont la coopération est aujourd’hui incontournable.
L’économie mauve cherche à mieux interagir avec la culture pour trouver les clés d’une croissance économique et d’un développement social conscient que nous vivons dans un monde limité (au sens où nos ressources ne sont pas illimitées). De là émerge une valeur ajoutée qui s’appuie sur la culture au cœur de la conception des biens matériels et immatériels et des services publics et privés.
A travers la recherche de la diversité et de l’enrichissement culturels, c’est un défi de sobriété qui est clairement proposé par l’économie mauve : replacer l’être humain au centre de notre écosystème grâce à sa dimension créative. La demande de culture toujours plus grande peut être un des supports structurels de cette économie porteuse de croissance qui pourrait faire coïncider la notion de richesse la sobriété d’un monde limité et l’humilité d’un écosystème conscient de son équilibre fragile.
La discussion et le mouvement sont désormais enclenchés avec les acteurs concernés pour trouver des solutions nouvelles.
Rendez-vous donc à Sao Paulo l’année prochaine pour poursuivre dans l’action ce que cette première édition du Forum international de l’économie mauve vient d’initier de la plus prometteuse des manières.
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En complément et en illustration des enjeux d’influence au coeur desquels se trouve la notion de culture, la tribune publiée dans le monde le 20 octobre dernier à propos des BRICS et les reconfigurations qu’ils induisent au sein de la gouvernance mondiale.
« BRICS, ONU et droits de l’homme »
L’ONU est un lieu où souffle l’esprit du temps. Parfois. Le théâtre qui s’y joue passe pour être formel : rôles distribués à l’avance, dernier acte sans surprise. Une comédie politico-diplomatique de pure façade ? Il faut regarder de plus près.
La pièce qui s’est donnée le 5 octobre à New York, au Conseil de sécurité des Nations unies, est importante. Elle va bien au-delà de son objet immédiat, la Syrie, elle annonce le monde de demain. Elle dessine les contours d’une scène internationale dominée par les nouveaux puissants : les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) et quelques autres, membres du même club (Indonésie, Afrique du Sud, notamment).
Elle signe le recul de l’Ouest – des Etats-Unis et de l’Europe. C’est une date qui comptera. Elle porte un coup de plus à l’idée d' »ingérence » humanitaire. Elle marque le retour à un ordre international fondé sur la souveraineté absolue des Etats. Plus que jamais, charbonnier est maître tout puissant à l’intérieur de ses frontières. On peut le regretter, il faut le savoir : le XXIe siècle s’annonce très peu « droits de l’hommiste ».
Ce jour-là, autour de la table ronde du Conseil, on discute d’un projet de résolution bien timide sur la Syrie. Au septième mois d’une révolte populaire contre le régime de Damas, réprimée par le meurtre, la torture, les emprisonnements de masse, les Européens suggèrent le minimum : une condamnation de la répression, assortie d’éventuelles sanctions. Ils se heurtent à un double veto, celui de la Chine et de la Russie qui reçoivent l’appui de beaucoup d’autres pays du « Sud » – l’Inde, l’Afrique du Sud, le Brésil.
Les puissances émergentes, celles qui vont façonner l’époque, sont unanimes. Pas question d’une intrusion dans les affaires de la Syrie. Le principe du respect de la souveraineté nationale est érigé en mur d’enceinte aux frontières syriennes.
Tant pis pour les 2 900 manifestants tombés sous les balles des troupes de Bachar Al-Assad ; tant pis pour les corps démembrés, brûlés, marqués à vie de ceux qu’on torture dans les geôles du pays ; tant pis pour les dizaines de milliers d’emprisonnés dans les stades, les casernes et autres lieux de détention de masse.
L’ONU, seule organisation dépositaire de la légitimité internationale, non seulement n’agira pas, mais elle n’a rien à dire sur le sujet, rien à consigner au titre de la seule réprobation morale. Silence. L’ONU reflète l’air du temps.
Les uns et les autres ont leurs raisons. Celles de la Russie sont connues. Sentimentales ou nostalgiques : le régime de Damas est l’archétype de ces alliés que l’URSS entretenait dans sa zone d’influence – Etat fort, hauts cadres militaires formés à Moscou, économie centralisée. Il est aussi le dernier, l’ultime bastion d’une présence russe aujourd’hui sur le recul au Proche-Orient.
Moscou entretient un commerce extérieur important avec la Syrie, marché de plusieurs milliards de dollars pour les vendeurs d’armes russes, notamment. A Tartous l’élégante, port en eau profonde, la marine militaire russe dispose de son unique base en Méditerranée. Directeur de l’Institut d’analyses politiques et militaires à Moscou, Alexandre Sharavin confie à l’agence russe Tass : « Le départ d’Assad nous poserait de sérieux problèmes » (cité par l’International Herald Tribune).
Traditionnellement, la Chine suit la position de la Russie au Conseil de sécurité. Elle aurait pu s’abstenir, le « niet » russe suffisait à tuer le texte européen. Elle a mis son veto. Sa motivation est politique. Depuis le début du « printemps arabe », Pékin est sur ses gardes.
Le Parti communiste chinois a peur de la contagion. Il a réagi – irrationnellement, disent certains – aux événements de Tunisie et d’Egypte en lançant une vaste campagne de répression préventive dans les milieux intellectuels et potentiellement dissidents : arrestations d’avocats, de défenseurs des droits de l’homme, d’artistes.
Moscou et Pékin peuvent aussi penser que Bachar Al-Assad va « tenir ». L’armée syrienne semble lui rester fidèle, majoritairement ; l’Iran lui dispense son appui financier ; la chute du clan au pouvoir à Damas inquiète nombre de voisins, à commencer par Israël, qui redoutent un effet de déstabilisation régionale.
Mais il y a plus. L’unanimité des puissances émergentes à protéger la Syrie relève d’un profond réflexe de défiance à l’égard du monde occidental et de ce qu’il représente. Le précédent libyen a compté. Chinois, Russes et autres ont le sentiment d’avoir été trompés.
A la mi-mars, Américains et Européens ont mis en avant la doctrine onusienne dite de la « responsabilité de protéger » les populations civiles : si ce devoir-là n’est pas rempli par un gouvernement à l’égard de ses ressortissants, alors la communauté internationale – l’ONU – a le droit de s’en mêler.
Sur cette base, Moscou et Pékin ne se sont pas opposés au vote d’une résolution autorisant l’emploi de la force pour établir une zone d’exclusion aérienne dans le ciel libyen. Il s’agissait d’empêcher le régime de Tripoli de tirer à l’arme lourde sur les manifestants du « printemps libyen ». Les BRICS imaginaient une intervention limitée, pas cette campagne militaire américano-européenne menée de concert avec l’opposition libyenne pour obtenir un « changement de régime » à Tripoli.
« Changement de régime » : dans l’univers politique des BRIC, l’expression est honnie, elle désigne le diable. Elle renvoie au désastre américain en Irak. Elle est synonyme d’une volonté occidentale de rétablir par la force un ordre postcolonial. Elle convoque des images d’expéditions impérialistes à des fins pétrolières. Elle appartient au monde d’hier, celui que dominaient les Etats-Unis et l’Europe, pas à celui de demain, que les BRICS entendent bien marquer de leur empreinte.
Sans doute y a-t-il une part d’hypocrisie dans ce discours. Mais on se tromperait en n’y voyant que cela.
[…] Bernard Ramanantsoa (directeur général d’HEC Paris), nous a rappelé que si nous vivons une crise économique, financière et sociale, elle coïncide avec une crise de la pensée, où la méconnaissance d’autrui, de sa culture, de ses traditions et de ses usages est alimentée par l’immédiateté de l’opinion toute faite et le déclin de la culture générale jusque dans l’enseignement supérieur. Hubert Védrine (ancien ministre des affaires étrangères) a donné sa vision de l’urgence d’une Europe fédéraliste qui s’appuie sur la richesse culturelle et identitaire de chacun de ses membres pour exister face aux grandes puissances en devenir qui ont presque toutes un modèle fédéraliste avec plus d’états, plus de langues et des cultures et de croissance sur lesquelles il faudra non seulement compter mais probablement accepter la fin du modèle d’influence américain qu’elles commencent aujourd’hui à contester. Retour sur le 1er Forum international de l’économie mauve « Cultural Engineering Group Weblog […]