L’Arf a décidé d’organiser ses premières Assises nationales des Régions consacrées aux questions de culture. Elles se dérouleront à Lyon, le 25 janvier prochain (à partir de 14h) et le 26 janvier (jusqu’à 13h30). Elles donneront lieu à un vaste échange d’expériences et viseront à mettre en débat les questions de gouvernance territoriale et de recomposition des politiques culturelles à l’échelle régionale.
Il y a bien longtemps que l’on attendait une telle initiative, mais à bien regarder le programme, on ne peut pas ne pas s’étonner.
J’ose donc communiquer mon étonnement.
D’abord, étonnantes sont ces assises lyonnaises par le rideau de fumée des questions qu’elle pose : en un jour, 68 questions, enfilées comme des perles, prouvant ainsi que l’ARF n’en a pas résolu beaucoup auparavant, (malgré les changements de législation sur la décentralisation !!).
Admettons que ce soit le réveil de la belle au bois dormant. Mais alors, mauvaise surprise !
Car les régions ne se posent que les questions relatives à la vitalité du secteur culturel. La culture dans le programme est simplement réduite à un secteur d’activités produisant des biens et des services culturels grâce aux professionnels. Comment organiser l’offre, avec de l’argent public et de l’argent privé ; comment faire connaître nos produits aux consommateurs actuels et futurs ? Comment ces offres (créatives) vont-elles augmenter l’attractivité de chaque territoire, donc la compétition entre eux ! Exportation des produits, mobilité des producteurs (artistes), emploi, diffusion des spectacles (ventes), valorisation du patrimoine et gouvernance de toutes ces richesses.Toute la panoplie de l’entrepreneur culturel public y est !!
Mais, au-delà, le vide : rien sur les « droits culturels », rien sur la reconnaissance des identités culturelles des êtres en dignité sur chaque territoire (et entre les territoires), rien sur les enjeux de confrontation des identités culturelles dans un monde de tensions. En somme, rien sur la créolisation du monde et le Vivre ensemble. Rien sur la solidarité, la démocratie, les réciprocités nécessaires pour construire l’humanité par la diversité des cultures. En somme, une réflexion collective qui évite de s’interroger sur le sens et la valeur, disons sur les enjeux éthiques des interventions culturelles publiques pour parvenir à un meilleur développement humain.
Alors, pourquoi citer Vilar, il ne mérite pas ça, et Glissant encore moins, car le texte de justification des assises fait référence à un manifeste collectif signé par Edouard Glissant et par huit autres personnalités (Ernest Breleur, Patrick Chamoiseau, Serge Domi, Gérard Delver, Guillaume Pigeard de Gurbert, Olivier Portecop, Olivier Pulvar, Jean-Claude William) voir : http://www.afrik.com/article16280.html;
Car ces assises se présentent sans complexe comme : un « rendez-vous de « haute nécessité » comme le diraient nos amis d’Outre-mer.« .
On n’en croit pas ses yeux quand on se rappelle ce qui est écrit dans le manifeste de « ces amis d’Outre-mer », cité en exergue. Lisons : « Alors que mettre dans ces « produits » de haute nécessité ? C’est tout ce qui constitue le cœur de notre souffrant désir de faire peuple et nation, d’entrer en dignité sur la grand-scène du monde, et qui ne se trouve pas aujourd’hui au centre des négociations en Martinique et en Guadeloupe, et bientôt sans doute en Guyane et à la Réunion. »
Pourquoi l’ARF cite ce texte qui nous parle de « Dignité », au sens des droits humains fondamentaux, alors que ces références sont inconnues ou ignorées par les assises régionales ! Pour être cohérentes avec ce texte, ces premières assises auraient dû se mettre à distance de la logique consommatrice du secteur culturel (combien de publics, combien de touristes, quel chiffre d’affaire, comment gagner plus !). Quitte à voler des textes à Glissant, Chamoiseau et les autres, il aurait fallu avoir l’honnêteté de tout prendre…. , car le Manifeste en dit long sur ses exigences politiques. Il est à méditer pour les apprentis sorciers des citations :« Ensuite, il y a la haute nécessité de comprendre que le labyrinthe obscur et indémêlable des prix (marges, sous-marges, commissions occultes et profits indécents) est inscrit dans une logique de système libéral marchand, lequel s’est étendu à l’ensemble de la planète avec la force aveugle d’une religion. Ils sont aussi enchâssés dans une absurdité coloniale qui nous a détournés de notre manger-pays, de notre environnement proche et de nos réalités culturelles, pour nous livrer sans pantalon et sans jardins-bokay aux modes alimentaires européens.«
Ou encore,
« L’autre très haute nécessité est ensuite de s’inscrire dans une contestation radicale du capitalisme contemporain qui n’est pas une perversion mais bien la plénitude hystérique d’un dogme. La haute nécessité est de tenter tout de suite de jeter les bases d’une société non économique, où l’idée de développement à croissance continuelle serait écartée au profit de celle d’épanouissement ; où emploi, salaire, consommation et production serait des lieux de création de soi et de parachèvement de l’humain. Si le capitalisme (dans son principe très pur qui est la forme contemporaine) a créé ce Frankenstein consommateur qui se réduit à son panier de nécessités, il engendre aussi de bien lamentables « producteurs » – chefs d’entreprises, entrepreneurs, et autres socioprofessionnels ineptes – incapables de tressaillements en face d’un sursaut de souffrance et de l’impérieuse nécessité d’un autre imaginaire politique, économique, social et culturel. Et là, il n’existe pas de camps différents. Nous sommes tous victimes d’un système flou, globalisé, qu’il nous faut affronter ensemble. »
Ainsi, avant de faire référence à « nos amis d’Outre-mer », il aurait fallu relire la critique et ne pas faire comme si elle n’avait pas d’importance ! Et il aurait été rassurant que ces assises la comprenne : les régions auraient pu affirmer que la culture ne pouvait se limiter au stock des marchandises sur les rayons des épiceries culturelles, publiques ou privées, mais que l’enjeu culturel est plutôt d’engager les interactions entre des personnes reconnues d’égale dignité et d’égale liberté (dont la liberté artistique), en vue de faire ensemble un peu mieux « humanité ». Mais sans doute, les rédacteurs ne connaissent-ils pas la Déclaration de Fribourg et pas plus la Convention Unesco sur le PCI – patrimoine culturel immatériel qui concerne pourtant aussi les régions – et, encore moins, les 7 premiers articles de la Déclaration universelle de 2001 de l’Unesco (l’usage qui est fait de « diversité culturelle » dans l’annonce du programme le montre assez clairement !).
Ces assises en restent, en fait, au programme d’un bricoleur pragmatique ! Avec « boite à outils », mais pour quelles valeurs culturelles , pour quel sens de la politique culturelle ? Celle des droits culturels pour plus d’humanité ou celle de la directive « services » de l’Union européenne pour répondre aux attentes des consommateurs, donc aux soucis d’émotion des abonnés à Télérama ? Refus du débat éthique, ces assises font peur à refuser l’essentiel de l’enjeu culturel : l’émancipation qui est pourtant le credo du texte cité en exergue : « Ce mouvement se doit donc de fleurir en vision politique, laquelle devrait ouvrir à une force politique de renouvellement et de projection apte à nous faire accéder à la responsabilité de nous-mêmes par nous-mêmes et au pouvoir de nous-mêmes sur nous-mêmes. «
Là, je ne vois pas les présidents de régions et leurs services culturels applaudir !
Bon courage quand même aux régions dans leur réflexion sur leur mission publique de faire culture ensemble , c’est-à-dire faire plus humanité en société de liberté ! ça viendra un jour ! Peut-être pour les secondes assises ? Mais quand le changement lucide viendra-t-il vraiment sur le front de la politique culturelle publique ?
Jean Michel Lucas et Doc Kasimir Bisou
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