Suite à la publication dans le dernier numéro de La lettre du spectacle des meilleurs moments de l’interview de Philippe Gimet, fondateur de CEG, nous publions l’intégralité de l’entretien afin de prolonger la réflexion et le débat.
Contrairement au rapport des sénateurs sur le sujet, vous semblez inquiet des conséquences des nouvelles règlementations « Almunia » sur le fonctionnement des structures culturelles françaises, pourquoi ?
Le rapport du groupe de travail sur l’influence du droit communautaire sur le financement des services culturels par les collectivités territoriales a raison sur un point, il y a bien une « insécurité juridique » effective depuis le 1er février 2012 sur les financements publics (Etat et Collectivités) en direction des acteurs et institutions culturelles. Mais le rapport ne dit pas concrètement quelles sont les menaces pour l’écosystème culturel bénéficiaire jusqu’alors de ces financements sous formes de subventions directes.
S’adressant à l’ensemble des pouvoirs publics, nationaux et locaux, le pack Almunia émet un principe général d’interdiction des aides d’Etat et des collectivités, tout en autorisant certaines compensations notamment pour la fourniture de « services d’intérêt économique général » (SIEG).
Très concrètement, cela confirme à nouveau que les acteurs culturels relèvent de la directive « services », ils sont donc considérés comme des opérateurs économiques et relèvent du champ concurrentiel. Cela implique par définition que la subvention publique enfreint les règles d’équité et de transparence et que dans ces conditions il convient de mettre en concurrence.
SI on ne se place que du point de vue du droit, ce qui semble être son unique posture, la moindre des choses eut été de dire dans ce rapport :
- que la porte est dores et déjà ouverte aux requalifications en marché et aux recours contestant toute absence de mise en concurrence ou la présence de concurrence faussée ;
- que la culture est désormais considérée comme un secteur économique comme un autre, ce qui signifie à peu de choses près la fin de l’exception culturelle et de son régime dérogatoire ou d’exemption contrairement à ce que prétend encore croire Monsieur Eblé ;
- que l’écosystème du secteur culturel subventionné est profondément menacé au-delà de la règle dite des minimis soit 500 KE sur trois ans (compensations autorisées pour la fourniture de « services d’intérêt économique général » auxquels sont assimilés les acteurs culturels ;
- que de nombreux acteurs culturels ne sont pas en mesure de rapidement muter pour répondre au critères de mise en concurrence ou de conditionnalité de la compensation et disons-le tout net à leur « mise sur le marché ».
C’est donc un pan important de la mission de service public culturel tel qu’il était jusqu’alors confié aux structures culturelles qui est remis en cause dans ses modalités pratiquées jusqu’alors.
Il eut été sage de ne pas trop s’endormir sur nos lauriers de 50 ans de politique culturelle, retranchés derrière notre exception culturelle, et d’être clairvoyants sur le mouvement en marche puisque dans l’énergie comme dans les transports, l’Europe a tracé la voie de longue date et il a fallu organiser la fin des monopoles sur plus d’une décennie.
La réglementation désormais applicable et le jeu des recours et procédures ne permettra que de temporiser ce qui remontera inévitablement au niveau européen et le droit communautaire prévaudra sans le moindre doute.
Pour caricaturer, la mutation qui s’est opérée et accélérée ces 10 dernières années c’est celle du 100% subvention au 0% subvention publique directe, c’est celle d’un équilibre relatif entre le non-marchand et le marchand à un environnement essentiellement concurrentiel et de marché, celle de la mission de service public culturel à la culture comme secteur de fourniture de service d’intérêt économique général.
On peut donc alerter sur l’insécurité juridique mais on ne peut se contenter des recommandations faites dans ce rapport. Si on s’en contente, c’est un aveux criant d’impuissance et il arrive bien trop tard car cela fait déjà un moment que tous, politiques, institutions, acteurs et consultants du domaine culturel savons quelles mutations se profilent.
Pensez-vous qu’il faudra, à terme, constituer des établissements publics pour toute structure culturelle subventionnée à plus de 500 000 euros sur trois ans, si une collectivité veut échapper à la suspicion de « concurrence faussée » ?
La question mérite d’être posée mais en tout état de cause, il va falloir tracer une frontière extrêmement claire entre ce qui relève du statut public et du statut privé et ne plus entretenir le flou comme c’est le cas en France depuis plusieurs décennies, de la convention pluriannuelle (qui est de moins en moins pluriannuelle compte tenu de la crise financière et économique) à la délégation de service public de type affermage. C’est le mode de gestion tout entier qui est menacé. Pendant très longtemps notamment, le modèle associatif a été privilégié pour sa supposée souplesse comme par opposition à la lourdeur et la lenteur des machines administratives publiques. Pendant ce temps-là l’Europe et les états membres, sous le leadership de gouvernements de droite comme de gauche, renforçait la technicité des instruments, organisaient les transferts de souveraineté et transposaient un droit communautaire fortement orienté sur l’acceptation de la mise en concurrence et l’économie de marché.
Combien d’acteurs culturels reçoivent plus de 166 KE de subventions par an sur trois ans ? Vous voyez le nombre d’établissement publics qu’il faudrait créer pour endiguer ne serait-ce qu’à court terme le problème ?
Il est assez évident que les territoires où la dimension de coopération est forte ou se renforce (comme c’est notamment le cas à travers le mouvement de l’intercommunalité et de la métropolisation) vont devoir être les premiers à trouver des solutions soutenables (au sens anglo saxon du terme).
Il y a évidemment le risque d’une partition beaucoup plus forte entre service public et service d’intérêt général de statut privé ou parapublic, ce qui équivaut à de la gestion déléguée sous la forme d’un statut privé.
La question de la suspicion de « concurrence faussée » prend une tournure bien particulière notamment au regard de la jurisprudence qui jusque là avait d’une certaine manière contenu le problème avec l’arrêt d’Aix-en Provence qui a tant fait coulé d’encre. Or, c’est là que vient s’ajouter un élément de jurisprudence française récent qui vient également renforcer la tendance : l’arrêt du conseil d’Etat du 9 mai dernier faisant primer le principe de libre accès à la commande publique et de mise en concurrence dès lors que l’impartialité de la procédure est apparente, révélant ainsi une marge de manoeuvre très étroite quant à la mise à l’écart d’office d’une candidature. En d’autre termes, il va falloir trouver d’autres arguments que ceux jusqu’à présents employés pour confier la mission en question à un opérateur local pressenti ou légitime au demeurant.
Là aussi il faut voir au-delà de notre vision ethnocentrée de l’europe et il ne fait aucun doute que le passage de la mission de service public à la fourniture de services d’intérêt général économique peut conduire à l’agenciarisation de la culture comme c’est déjà le cas ailleurs et à la marginalisation des missions culturelles et artistiques qui ne revêtiraient pas un caractère économique suffisant.
Dans tous les cas la fin de la concurrence faussée comme vous le dites annonce une mutation forte des acteurs culturels. Certains l’ont anticipé en se professionnalisant, en se préparant à une plus forte mise en concurrence et à la recherche de sources de financements complémentaires, mais il est clair que beaucoup d’entre eux ne s’y sont pas préparés, ce qui sera lourd de conséquences. L’écossytème culturel déjà très fragile l’est inévitablement encore plus désormais.
Y a-t-il une chance, à votre avis, de « renégocier » (le terme est à la mode) la place de la culture dans le paquet réglementaire européen sur les services ?
Je voudrais bien y croire, notamment au regard de l’alternance politique qu’une majorité de citoyens a choisie en France et des possibles autres alternatives qui se profilent peut-être.
Mais l’Europe ne se fait pas en solitaire, c’est un projet collectif. Il va falloir accepter ce jeu collectif et les compromis qui vont avec. Si ce collectif existe à court terme et s’inscrit dans la durée, alors oui, on pourrait légitimement croire qu’on va pouvoir « renégocier » mais j’aurais plutôt tendance à croire qu’on devrait d’abord essayer de remettre de la régulation et il faut espérer que la culture (que ce soit en tant que secteur économique et professionnel tout comme en tant que projet de société et comme élément constitutif de la dignité humaine) participe de ce mouvement d’amélioration de la régulation.
De ce point de vue d’ailleurs, le chantier des politiques culturelles au sein de l’Europe mérite d’être véritablement posé, car on voit bien la multiplication des instruments nationaux plus ou moins mis à mal selon les Etats membres.
Le premier problème se situe dans la régulation proprement dite car jusqu’à présent l’Europe a institué, plus particulièrement depuis le traité de Lisbonne, une dérégulation qui a conforté le projet européen au niveau d’une vaste zone de commerce et de libre échange sans pour autant en renforcer parallèlement le projet politique. Et puis l’Europe s’est élargie et les équilibres traditionnels se sont progressivement modifiés et on voit bien que la directive « services » est déjà transposée dans ce sens.
Le second problème se situe dans la manière dont la régulation va être renforcée et c’est peut-être là qu’il y a encore des marges de manoeuvre. Si on parvient à faire la démonstration qu’il ne s’agit pas d’une problématique ou d’une spécificité franco-française. La question de mener un lobbying à Bruxelles telle que préconisée dans le rapport du groupe de travail du Sénat n’aura de sens et d’efficacité que si c’est l’ensemble ou une majorité suffisante des Etat membres qui parviennent à identifier au-delà de l’insécurité juridique les conséquences, les opportunités, les menaces, les solutions et les alternatives existantes. De ce concensus, et pas du plus petit dénominateur commun espérons-le en tout cas, pourra être construite la régulation que beaucoup attendent.
Fin de la deuxième partie.
Première partie : ici.
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