Un livre publié en Allemagne en mars 2012 (Der Kulturinfarkt « l’infarctus culturel ») soulève une polémique dont s’est fait écho le n° 1129 du Courrier International (semaine du 21 au 27 juin 2012) en en publiant des extraits traduits. Ecrit par 4 professionnels de la culture, plutôt gestionnaires, Pius Knusel directeur de la fondation culturelle suisse Pro Helvetia, Stephan Opitz haut fonctionnaire de la culture dans le Land de Schleswig-Holstein, Dieter Haselbach, consultant culturel, et Armin klein, professeur de management de la culture, il a soulevé une « bronca » de l’intelligentsia artistique et culturelle allemande. Pourtant que ne pourrait-on avoir un tel débat en France tant les constats faits par les auteurs sur le monde culturel germanique sont proches de ceux que nous observons tous les jours dans notre pays à propos de la politique culturelle ?
Qu’on en juge en déroulant leur diagnostic :
- la culture ne peut échapper à la réduction des dépenses publiques et le fait que « la culture n’est pas une marchandise » n’y changera rien
- « la culture subventionnée est un malade alité dans sa chambre qui ne s’intéresse à rien de ce qui se passe hors de ses quatre murs »
- « la culture subventionnée, au nom de la culture pour tous revient à assurer la pérennité des privilèges et des acquis » (des acteurs et des publics)
- tout le système est de fait basé sur un marketing de l’offre (plus de musées, plus d’institutions culturelles tout comme en France) souvent ignorant de la demande : l’offre augmente, le gâteau de la demande doit se partager entre des acteurs de plus en plus nombreux et de fait ce sont toujours les mêmes (5 à 10 % disent les auteurs ; en France plutôt 5 % selon les études d’Olivier Donnat sur les « Forts Pratiquants Culturels ») qui « s’intéressent à l’offre culturelle avec un grand C »
- le fait de s’affranchir de la demande « au nom de la liberté artistique » se traduit par des institutions dont le taux d’autofinancement ne dépasse pas 15 %
- au passage, un effet ciseau fait que « tout le monde vit au paradis » grâce aux subventions, des coûts de production qui s’envolent et une baisse constante du prix des billets (en raison de la concurrence féroce entre institutions et des ambitions pédagogiques); cet argument revisite à l’époque contemporaine l’explication du nécessaire subventionnement du spectacle vivant qu’avait mis en évidence l’économiste Baumol dans les années 60 en montrant que les séries courtes de diffusion et l’avant-garde entraînaient une inflation des coûts de production qui générait une économie subventionnée
- « les politiques préfèrent inaugurer un nouveau musée ou créer un énième festival plutôt que de s’interroger sur sa finalité (d’où les justifications actuelles par le tourisme, les retombées économiques, ou l’économie créative qui profiterait à l’ensemble de l’économie)
- à l’appui de leur thèse les auteurs citent un ancien directeur du musée de Hambourg, Uwe Schneede, qui résume ainsi « Les structures sont obsolètes, il y a trop de paperasserie, trop d’ingérences des politiques et de l’administration, il n’y a pas assez d’ouverture vers le public, pas assez d’autonomie, de contrôle des résultats, pas assez d’initiatives à destination des mécènes et des collectionneurs privés »
- la subvention paralyse dans les institutions culturelles le risque nécessaire pour innover et en cela, se frotter au marché, à la concurrence privée est essentiel pour « éprouver les conséquences de leurs échecs et de leurs succès sur le marché »
Mais bizarrement, face à un diagnostic si juste, tout à fait adaptable à la France (on pourrait même rajouter en France, pays centralisé à la différence de l’Allemagne, le déséquilibre entre les institutions parisiennes et celles de Province), les conclusions tirées par les auteurs sont peu crédibles : ils proposent en effet pour le bien du système de diminuer drastiquement le nombre d’institutions par deux, pour recentrer les aides publiques sur « ceux qui le méritent, sur de nouvelles formes et supports de production et de diffusion culturelle, la culture amateur , l’enseignement artistique et une formation artistique véritablement inter-culturelle ». C’est vraisemblablement ces conclusions extrêmes, et non le diagnostic, qui à juste titre ont fait qualifier ce livre de « simpliste » « néolibéral », « vague », « de la provocation gratuite ».
Pour notre part, et nous sommes quelques-uns dans le secteur culturel à le penser depuis des années, nous disons qu’il faut graduellement inciter les institutions culturelles à compter plus sur leurs propres forces et moins sur les subventions, à augmenter leur taux d’autofinancement en recrutant plus de nouveaux publics non acquis à la culture, par des formes nouvelles et décalées collant aux tendances contemporaines, par des horaires élargis, par des communications efficaces (non destinées au seul milieu culturel et ne reposant pas uniquement sur le web social), et tout autant à les faire dépenser plus, pas seulement en augmentant les prix, mais aussi en générant de nouveaux services lucratifs (librairies-boutiques, restaurants, audioguides, locations de salles…). Faire croire aux acteurs culturels que le mécénat remplacera les subventions est tout autant dangereux, car il est fortement soumis à la conjoncture et au « fait du prince », et surtout cela retardera la nécessaire prise de conscience que la bataille principale pour les institutions culturelles est l’augmentation du taux d’autofinancement issu des visiteurs et des spectateurs (dans un marché). Plutôt que, comme nos collègues allemands, proposer de « couper dans le vif », disons qu’au cas par cas, il faut que partout au niveau de l’Etat et des Collectivités Locales se généralisent des contrats d’objectifs graduels visant à faire sortir toutes les institutions culturelles des zones « malsaines » des taux d’autofinancement à 15-20 % vers des zones à négocier selon les établissements entre 30 et 50 %. Et pas au-delà, car sauf rarissime exception, la culture a un prix que le service public doit assumer mais pas systématiquement, par confort et par habitude, à plus de 80 %.
Jean-Michel Puydebat*
*Jean-Michel Puydebat est consultant spécialisé en management de la culture, directeur de PV2D, président du réseau de consultants CPIP et membre de CEG.
Sur le même sujet, lire notre article paru au moment de la publication de l’ouvrage en question :
Pour votre complète information, Pius Knusel a tout récemment quitté ses fonctions.
Du même auteur :
- Plus d’autonomie aux grands établissements publics muséaux et patrimoniaux…mais malgré tout des subventions croissantes et des recettes propres insuffisantes
- Hôtel de la Marine : un dossier symptomatique
Filed under: Analyses, Gouvernances, Ingénieries, Politiques culturelles, Economie de la culture, Polémiques, Politiques culturelles, Réformes
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Je pense qu’un tel texte démontre que nous sommes vraiment -ce que je pensais déjà depuis un moment- au point de rupture politique et idéologique en matière de politique culturelle. Le libéralisme économique sans retenue contre une conception sociale d’une politique culturelle menée par un état social. Et non pas un « état providence », vocabulaire propre au libéralisme susdit. Oui, je dis cela à la hache, car c’est bien de cette violence là dont il s’agit. Et cette opposition entre offre et demande, invention du libéralisme, est une arme de cette guerre, sous les aspects de l’euphémisme. Oui, on en est là.
Je suis prêt à en débattre. Ne pas laisser s’installer ces apparences d’évidence.
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