Saviez-vous que les visites du patrimoine en France rapportaient 15 milliards d’euros à l’économie française chaque année? Peut-être pas et cela n’est guère étonnant : après trois ans d’expertise des retombées économiques des châteaux, monuments et évènements culturels, l’étude très officielle qui faisait état de ce chiffre a juste disparu, l’été dernier, du site officiel du ministère de la culture.
Que s’est-il passé?
Comme souvent, pour tout chiffrage conjuguant l’économie et la culture, les résultats de cette étude ont dû « faire polémique », et la publication en ligne a été suspendue. Lors de nos conférences auprès des professionnels de la culture, depuis deux ans, les critiques fusaient lorsque j’en citais les résultats. « Sommes-nous devenus anglais pour que nous soyons ainsi obsédés par les résultats financiers de nos actions ? », me reprochait-on avec gentillesse.
Et cette phobie des chiffres et d’un lien direct ou indirect avec l’économie ne concerne pas les seules retombées économiques. Les chiffres de la fréquentation des sites culturels sont aussi très fantaisistes et pratiquement jamais à jour. La dépense publique culturelle n’est pas affichée, sauf par le biais de grandes « masses de crédits », sur le site officiel de son ministère ou pour les régions.
Bref, les français, à commencer par les acteurs de la culture, préfèrent la valeur immatérielle que nous pouvons retirer de la culture, soit l’éducation, le lien social, plutôt qu’un chiffrage précis: Combien avons-nous dépensé pour créer ce lien social ? , ou encore : Comment évaluer la différence entre les objectifs et les résultats obtenus pour chaque programme culturel? .Ces questions semblent encore hors de propos, et il n’est pas question de les intégrer dans la LOLF, Loi organique relative aux lois de finances du 2 août 2001.
Dernier exemple : la fréquentation d’un site culturel est-elle jugée insuffisante, en regard des publics potentiels de proximité ou des touristes? Ce n’est pas grave, répond-on, C’est la qualité de la fréquentation qui compte, pas le quantitatif.
L’Intérêt Général comme critère de toute action culturelle
Comme l’Education nationale, la Culture s’est toujours appuyée sur des fondamentaux qui, s’ils paraissent étranges pour nombre de collègues étrangers, remontent historiquement à sa Révolution, et évoluent peu. L’Intérêt Général fait partie de ces basiques, né sous la Révolution (Intérêt commun) , puis rebaptisé sous Napoléon III. Les termes furent alors utilisés pour justifier, a priori, l’expropriation les terres nécessaires à la création de la forêt des Landes ; et l’Intérêt Général opposa en quelque sorte une priorité publique aux intérêts privés particuliers des propriétaires récalcitrants à vendre leurs terrains pour la bonne cause , celle du bien public. Peu à peu, l’Intérêt général , relativement « pratique », prit une valeur juridique dans l’ensemble de l’action publique.
Aujourd’hui cet idéal est toujours vaillant, ayant force d’outil valable pour renforcer la « cohésion nationale », le lien social, comme l’a rappelé la nouvelle ministre de la culture dès sa nomination. Même si par ailleurs, et, il faut le déplorer, les chiffres de la « démocratisation culturelle » sont en baisse régulière, en France, quelque soit la dépense ou la gratuité des sites.
…Et les publics français comme horizon de la transmission
La médiation culturelle, les actions de sensibilisation, la transmission des savoirs…Le « Public de proximité » est à peu près le seul concerné pour l’accompagnement de son parcours de visite, et 99% des professionnels, mais aussi des subventions, des formations culturelles sont dédiées à cette cible des publics de proximité. Qu’il soit prioritaire est une évidence, puisque les collectivités territoriales financent la plupart des aides et de l’accompagnement grâce aux impôts des habitants. Mais qu’une sorte d’exclusivité des publics de proximité existe en France est aussi l’une de nos « exceptions» qui handicape lourdement l’étude et l’amélioration de nos site culturels.
L’exemple du tourisme culturel
Pour mesurer ce handicap, le traitement réservé au tourisme culturel est intéressant. :
- Pas un seul emploi n’est dédié à cette thématique au ministère de la culture (Plus de 30 000 emplois), pas un centre de ressource, pas d’ingénierie, bref, un total désert de compétences pour une industrie qui représente a minima 6% du PIB du Pays. On sait pour tant que 80% des motivations des touristes étrangers, pour la visite de la France, proviennent de l’image culturelle de notre pays ;
- L’Enquête sur les Pratiques Culturelles, créée depuis les années 80 et renouvelée chaque année, n’a concerné que les seuls publics français, alors que la plupart des musées et des monuments, mais aussi les grands festivals ou Biennales d’art ont une forte majorité de publics touristiques, dont 40% de touristes étrangers.
Se priver de la majorité des visiteurs dans les études de fréquentation est tout de même étrange. Comment faire des progrès lorsque l’on ignore les profils, les comportements, les attentes et les provenances des visiteurs ?
Une embellie ?
Ces dernières années – et le Forum d’Avignon, avec ses objectifs, ses débats, ses ambassadeurs, la qualité des études mises en ligne y est pour beaucoup, – les rapports conflictuels entre Economie et Culture se sont améliorés.
Les causes en sont multiples (Impact de la crise financière ; renouvellement générationnel ; nouveaux impératifs de politiques plus redistributives…) mais les signes d’une renaissance sont là, avec :
- Un retour en force de l’évaluation ;
- De nouveaux champs d’études passionnent les acteurs de l’administration culturelle, à commencer par l’influence et les usages du numérique dans le champ culturel ;
- Des régions, des Villes ont adhéré au schéma de conception et d’organisation des Creative Cities et des régions créatives, comme la région Rhône-Alpes, le Grand Lyon ou les départements de la région Midi-Pyrénées. La Ville de Nantes a aussi fusionné, début 2011, ses deux Services « Culture et Tourisme », en créant le Voyage à Nantes, à la fois dédié aux nantais et aux habitants du monde entier.
- Les pratiques collaboratives et participatives – retours d’expériences ; avis sur les réseaux sociaux, intelligence collective pour la Recherche…- mettent à mal les hiérarchies pyramidales de la décision, au profit de regards pluridisciplinaires ; la Culture, dans cet échange de compétences, accorde moins d’importance au clivage historique » secteur public/secteur privé et celui des entreprises ».
Notre pays est donc sur la bonne route, celle qui rejoindra le concert des pays du monde entier, pour répondre à cette passionnante question que se pose tout visiteur, français mais aussi étranger, au seuil de sa visite d’un site culturel « Que dois-je comprendre ? ».
Evelyne Lehalle*
Article publié pour le Forum d’Avignon 2012, cliquez ici.
*Evelyne Lehalle est membre historique de Cultural Engineering Group. Consultante senior spécialisée dans les instituions muséales, les stratégies culturelles et touristiques, dont le parcours est particulièrement riche, Evelyne Lehalle a notamment été responsable culture d’Odit France (aujourd’hui Atout France), responsable à la direction des musées de France et au ministère de la culture, responsable à la direction des musées de la Ville de Marseille. Elle dirige depuis 2009 Nouveau Tourisme Culturel, dont le blog est également partenaire de Cultural Engineering Group.
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Retrouvez également toutes les contributions d’Evelyne Lehalle sur son blog Nouveau Tourisme Culturel.
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