Dans la mesure où l’éthique naît du désir de dire quelque chose de la signification ultime de la vie, (…),
de ce qui a une valeur absolue, l’éthique ne peut pas être une science.
– Ludwig Wittgenstein
Nous l’avons dit et redit, écrit et publié sur plusieurs tribunes : l’éthique est une composante de la culture; elle représente le volet culturel du « vivre-ensemble ». Les Grecs disaient que l’éthique avait comme objectif la vie bonne, l’harmonie entre les citoyens.
Qu’en est-il de l’éthique en 2013 où les seuls discours entendus à son sujet sont souvent ceux de la catastrophe, ceux qui disent le manque d’éthique ou encore ceux qui répètent les manquements à l’éthique? Comment se fait-il que l’éthique soit passée d’un élément aussi noble à un « problème » ou à un « risque »? Qu’est-il arrivé pour qu’une composante de la culture ait été réduite à un incident qui doit être géré? Le parcours n’est pas simple.
Pour y voir plus clair, convenons dès le début que le « vivre-ensemble » et les concepts de « risque » ou de « problème » relèvent de lexiques différents. Le premier est, dans son essence, social et interrogatif tandis que les deux autres appartiennent aux lexiques de l’entreprise ou du commerce.
Le lexique de l’entreprise est fondamentalement celui du « comment ». L’entreprise déteste l’imprévisibilité et a ainsi tendance à instrumentaliser son quotidien afin de le rendre prévisible.
Or, de son côté, l’éthique a comme visée de « Bien faire »; ce « Bien faire » étant sujet à de multiples interprétations, l’entreprise a donc décidé qu’en raison de son « imprévisibilité » celui-ci constituait un « risque » et pouvait même devenir un « problème », on tente donc de le « gérer »…
Contrairement à ce que l’on pourrait penser à première vue, le vice de ce raisonnement ne réside pas chez l’entreprise. Celle-ci fonctionne selon sa logique propre de minimisation des risques et de maximisation des profits. Le défaut de ce raisonnement est plutôt que l’ensemble de la société, incluant les gouvernements, a dorénavant choisi d’être évalué selon les seuls critères de l’entreprise. De nos jours, on « gère » sa vie, on « gère » le gouvernement, on « gère » nos relations…
D’une collectivité d’idées, la société est lentement devenue une entité à risque, un problème qu’il convient de résoudre… Tous devraient pourtant savoir que le lexique de l’entreprise, celui du « comment », est insuffisant lorsqu’utilisé hors du champ de l’entreprise; il ne saurait répondre aux questionnements éthiques qui sont le propre de la société, de la culture et du « vivre-ensemble ». C’est au fil du temps, lorsque l’on a décidé que « gérer » était un idéal, confondant ainsi le « comment » avec le « pourquoi » que l’éthique est devenue un « risque » ou un « problème »…
Le lexique social est dorénavant calqué sur celui de l’entreprise. Le lexique social est, dorénavant, celui de l’entreprise. En conséquence le lexique social se vide de sa culture propre, se réduit lentement à un banal « comment » sans idéal, vide de sens et de culture.
Sachant que « nommer, c’est dire avec du sens » l’impact de ce changement de lexique n’est pas seulement celui du choix des mots; il s’agit d’un changement sans précédent dans la manière de voir et d’appréhender la vie et la société.
Alors que le « vivre-ensemble » cherchait à définir un idéal d’harmonie entre tous, le concept de risque engendre la méfiance. Conséquemment, en instrumentalisant et institutionnalisant la méfiance plutôt que le « vivre-ensemble », la méfiance devient l’avenir… et cet avenir, risqué, est perçu comme étant constitué de « problèmes »… Ce qui n’est pas très joli…
De plus, on réduit la nécessaire réflexion autour de l’éthique à un banal choix de moyens (lignes de dénonciation, codes, conformité). Rien, ou si peu, pour soutenir, émanciper ou faire vivre une culture…
Une culture, comme une œuvre d’art, appartient à une époque, à un peuple ; une œuvre d’art est toujours une présentation de l’artiste qui la conçoit. Faisons en sorte que notre culture puisse être vivante, que nous puissions nous présenter comme des citoyens préoccupés du « vivre-ensemble » plutôt que de simples gestionnaires de nos vies cherchant à gérer des risques et des problèmes.
Cessons de faire de mauvais emprunts lexicaux et de mauvais choix de lexiques.
Tous s’en porteront un peu mieux.
Comme on désire le bonheur, on devrait désirer l’éthique
R-G Laporte
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