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Pour repenser les enjeux culturels publics

Jjean-michel_lucas_opinionean-Michel Lucas s’est livré à un exercice de synthèse de l’ossature de l’argumentaire qu’il défend pour repenser les enjeux des politiques culturelles publiques, loin des approches actuelles repliées sur les enjeux particuliers du secteur comme des territoires.

Il en rappelle ici les balises universelles de la responsabilité culturelle publique dans une société soucieuse du développement des droits  humains.

 

A – Une éthique culturelle à quatre balises

Pour repenser les enjeux culturels publics, l’argumentaire développé ici repose sur le lien indissociable entre « culture » et « humanité ».

1 – Son point de départ est la Déclaration Universelle des droits de l’homme de 1948 pour laquelle l’idée même d’humanité impose que les êtres humains soient libres et égaux, en dignité et en droits, dotés de raison et faisant preuve de solidarité. Cette éthique publique universelle est la première balise indépassable : elle considère que pour faire humanité ensemble les personnes doivent être reconnues dans leurs droits fondamentaux à la liberté, à la dignité.

2 – La deuxième balise éthique s’en déduit : chaque être humain porte ses convictions, ses valeurs, ses croyances, sa manière de saisir le monde à travers son identité culturelle singulière. Nul ne peut lui dénier sa « culture » sans porter atteinte à sa liberté et à sa dignité, sans l’exclure de l’horizon commun de l’humanité. Chaque personne étant libre, elle échafaude son identité culturelle à sa façon, laquelle évolue au gré des relations avec les autres. Cela signifie que la personne n’est pas astreinte à une identité figée une fois pour toutes [1].

3 – La troisième balise impose que s’organise le maximum d’interactions entre toutes ces identités culturelles.

La légitimité accordée aux identités culturelles ne vaut que si les relations entre les personnes conduisent à la reconnaissance réciproque des unes par les autres. C’est la condition du vivre ensemble qui nécessite que la personne ajuste sa liberté et sa dignité culturelles à la liberté et la dignité culturelles des autres personnes. C’est en ce sens que la politique culturelle publique doit inévitablement considérer que « faire culture », c’est faire humanité ensemble, selon la définition de la culture de la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels [2] : la première responsabilité culturelle publique est de favoriser ces interactions réciproques entre les identités culturelles des personnes pour progresser vers une meilleure humanité [3]. Les politiques culturelles de l’Etat comme des collectivités devraient donc résister à leur enfermement dans une approche sectorielle des offres et des besoins de produits fabriqués par les professionnels des disciplines artistiques !

4 – La quatrième balise est celle de l’accès à plus d’autonomie. Certes, chaque identité culturelle singulière puise dans les références des groupes qui ont vu naître et grandir la personne ; mais l’espace public, par les interactions de reconnaissance qu’il suscite entre les identités culturelles, doit permettre à chacun de devenir un peu plus autonome dans ses choix culturels. L’enjeu public universel est de préserver « l’attachement » des personnes à leurs cultures d’origine pour mieux favoriser leurs « arrachements » nécessaires pour qu’elle s’affirment comme des personnes singulières [4]. La finalité est l’émancipation de la personne en humanité, au delà de son épanouissement individuel. Cet argumentaire conduit à affirmer que la politique publique doit renoncer à penser en terme d’identités culturelles collectives (identité du territoire, du groupe ethnique, de la religion..) comme si la personne était condamnée à subir le référentiel culturel des collectifs qui l’ont vu naître. Au mieux, on parlera « d’identifications » multiples de la personne aux collectifs qui nourrissent son identité, en veillant que soit respectée la balise de la liberté.

B – Ces balises de l’éthique publique de la culture étant posées, quelle est leur portée dans la pratique politique ?

1- Aucune réalité pratique ne pouvant être conforme aux principes, il y a TOUJOURS à discuter. Toujours à débattre sur ce qui est « bien » pour une identité culturelle et « mauvais » pour l’autre ! Les quatre balises doivent être considérées comme des points d’appui partagés (universels) pour guider les discussions publiques vers une décision qui permettra de faire un peu mieux humanité ensemble. Il s’agit d’organiser la « palabre » en confrontant les identités culturelles des personnes. La palabre est impérative pour accéder aux nécessaires interactions réciproques, bien au delà des formules simplistes de la participation citoyenne au bien commun. Les 4 balises sont les points de repère qui permettent d’apprécier si les compromis partiels issus de la discussion collective permettent le développement des droits humains. En ce sens un bon compromis devra être porteur de plus de droits humains conduisant les personnes à accéder à plus de liberté, plus de dignité, plus de relations de reconnaissance réciproque avec les autres, plus de capacités à agir et réagir pour plus d’humanité ensemble. Cette vision de l’humanité (approche ABDH [5]) a des conséquences immédiates sur la conception du développement de la planète. Elle met la personne et ses libertés au premier rang pour bâtir l’avenir et ne se contente pas de penser le développement en terme de réponses à de simples besoins. Comme le dit SEN : « si l’importance des vies humaines tient aussi à la liberté dont nous jouissons, l’idée de développement durable est à reformuler en conséquence » [6]. En ce sens, le respect des 4 balises impose de concevoir le développement durable comme un développement humain durable. [7]

C’est une quête éthique à ré-affirmer chaque jour et partout, puisque l’idéal des Droits Humains restera toujours un horizon à conquérir. D’où l’importance stratégique de la politique culturelle en démocratie.

2 – La palabre doit être correctement organisée. Elle doit être acceptée comme forme de négociation fondée sur la discussion « libre, ouverte et documentée » [8] sur la base d’arguments aussi rationalisés que possible. Chacun doit pouvoir disposer des outils permettant l’expression de ses « bonnes raisons » d’affirmer sa liberté, sa dignité et ses intérêts ! La polémique entre les identités et les différentes formes d’expression des conflits doit laisser place à la discussion démocratique et raisonnée entre les personnes (seules ou en groupes). Loin d’être une perte de temps pour l’action, cette démocratie, comme gouvernement par la discussion, est la condition d’une meilleure reconnaissance réciproque des identités culturelles, donc, du Mieux Vivre ensemble dans une société aspirant à devenir plus juste. Même s’il restera toujours de situations de conflits qui devront se résoudre autrement.

3 – Dans cette approche, les personnes sont alors « parties prenantes » des multiples délibérations de compromis qui forgent les règles de vie, formelles et informelles, de nos quotidiens. La société civile – notamment la vie associative – devient essentielle pour élaborer ensemble les standards du Vivre ensemble entre les identités culturelles des personnes – du pas de sa porte à son quartier, de sa ville à l’Europe ou au monde. Le plus d’humanité n’est pas seulement une affaire d’Etat car aucune personne n’est dispensée d’être un acteur du Vivre ensemble comme enjeu du développement des droits humains de chacun.

4 – Dans cette dynamique collective de relations entre les personnes, seules ou en groupes, la politique culturelle devra se préoccuper au premier chef des processus qui conduisent les uns et les autres à accéder à plus de reconnaissance de leur identité culturelle. Sa responsabilité sera de favoriser les trois formes concrètes de la reconnaissance : les gains de confiance en soi, liés aux relations d’empathie entre les personnes; les gains de respect de soi, liés au renforcement de droits à égalité de tous les autres ; les gains d’estime de soi, liés à la valeur particulière que les autres accordent aux activités de la personne.

5 – Une politique publique qui ignorerait les trois volets de la reconnaissance de la personne ouvrirait la voie à la société du mépris avec son cortège de « luttes pour la reconnaissance » par lesquelles les personnes s’affirment dans leurs identités culturelles à travers leur puissance d’agir ensemble. Cette dynamique des luttes pour la reconnaissance impose souvent des terrains de négociations inédits que la politique publique soucieuse du développement des droits humains doit savoir prendre en compte pour accéder à des compromis partiels, …. jusqu’aux prochaines tensions de reconnaissance.

 6 – Cette approche des enjeux culturels pour l’humanité accorde un rôle fondamental aux professionnels des arts.

a ) D’abord en application de la balise universelle de la liberté.

Les balises de la bonne humanité évoquée plus haut fixent les règles de réciprocité auxquelles chacun doit se conformer pour vivre ensemble. Mais par définition, ce compromis est inhumain car il fige l’expression de la liberté : s’il fallait que ces règles d’humanité demeurent inchangées, l’humanité ne le serait plus car elle poserait des interdits définitifs à l’expression des imaginaires. Or, la balise de la liberté d’appréhender le monde est universelle alors que les règles de la vie collective sont relatives aux circonstances.

Ainsi, la liberté d’expression artistique est là pour déplacer les bornes des compromis que la société humaine se donne à chaque moment, sur chaque territoire. C’est une responsabilité politique fondatrice des droits humains que de la garantir sous peine de sclérose de l’humanité.

b) En second lieu, l’enjeu de l’action collective est le développement des capabilités pour progresser vers une société plus juste où chaque personne peut, librement, mieux choisir « ce qu’elle a de bonnes raisons de valoriser ». (SEN) Si la personne se réfère toujours aux mêmes ressources culturelles, ses choix seront figés et réduits à la reproduction de l’identité culturelle stéréotypé des groupes auxquels elle se rattache. Pour faire toujours un peu mieux humanité ensemble, il est d’enjeu universel que les personnes puissent accéder à d’autres références, multiplier les interactions pour ouvrir de nouveaux parcours aux imaginaires et favoriser une plus grande puissance d’agir pour une meilleure reconnaissance. Pour pouvoir emprunter ces parcours d’émancipation, l’espace public (marchand ou non marchand) doit offrir aux personnes des opportunités de reconnaître le meilleur des disciplines artistiques. Il ne faut pourtant pas se tromper : si les professionnels du secteur artistique sont indispensables, seule la personne est légitime à débattre de ce qui accroît sa liberté et sa dignité de personne humaine SINGULIERE, sous peine de voir la politique culturelle « réifier » la personne en objet de marketing, en « public fidèle », en « habitant » ou « population éloignée de la culture.

c) Enfin, les responsables culturels publics devraient nécessairement s’assurer que les échanges marchands de produits culturels sont bien conformes aux enjeux de développement des droits humains des personnes. Ils ne devraient pas se contenter d’agir pour le développement des fréquentations des publics et des chiffres d’affaires des industries du secteur. En conséquence, ils devraient privilégier les organisations culturelles de l’économie solidaire qui garantissent le respect des quatre balises dans leurs relations aux personnes, en interne et en externe. Le développement des droits humains ne peut se contenter de la rentabilité marchande, même lorsqu’elle est répartie de manière plus juste.

Ainsi, l’enjeu culturel public ne relève pas d’une « exception » à la vie normale des êtres humains : il consiste à se mettre au service d’une humanité qui trouve plus juste que les personnes disposent de plus de libertés, de plus de dignité, de plus de capabilités, de plus de responsabilités pour faire un peu mieux « humanité ensemble ».

Jean-Michel LUCAS / Doc Kasimir Bisou* le 15/10/2013

Président de Trempolino, docteur d’Etat ès sciences économiques et maître de conférences à l’université Rennes 2 Haute-Bretagne dont il fut le vice-président de 1982 à 1986, Jean-Michel Lucas fut également conseiller technique au cabinet du ministre de la Culture Jack Lang de 1990 à 1992, où il y impulsa notamment le programme « Cafés Musiques ». Nommé Directeur régional des affaires culturelles d’Aquitaine en 1992, il mit en place une politique culturelle d’État en étroit partenariat avec les collectivités locales, et avec comme préoccupation de valoriser la place de la culture dans les politiques de la ville et des territoires ruraux. Ce « militant de l’action culturelle », connu sous le pseudonyme de Doc Kasimir Bisou, a participé à plusieurs projets sur le devenir des politiques culturelles et sur les légitimités dans lesquelles elles s’inscrivent. En Bretagne comme en Aquitaine, il fut par ailleurs à l’origine de nombreuses réalisations concernant les musiques amplifiées (RAMA, festival d’Uzeste, Rencontres Trans Musicales de Rennes…).

 

___________

Notes

[1] On doit considérer que les identités des personnes sont « variées, plurielles et dynamiques », comme le dit la Déclaration universelle sur la diversité culturelle de 2001.

Voir site Unesco :

http://portal.unesco.org/fr/ev.php- URL_ID=13179&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html

[2] Voir la déclaration sur le site http://www.unifr.ch/iiedh/fr/publications/declaration

[3] Ce qui est étonnant c’est que le législateur français continue en 2013 à réduire la culture à des offres de produits sur les territoires (voir par exemple la commission des affaires culturelles sur la loi de décentralisation :

http://www.assemblee-nationale.fr/14/rapports/r1207.asp)

[4] Voir le précieux enseignement d’Alain Renaut dans « l’Humanisme de la diversité » éditions Flammarion.

[5] Voir l’Approche Basée sur les Droits de l’Homme en développement, http://unifribourg.ch/iiedh/assets/files/DS/DS19- ABDH-3.pdf

[6] Amartya SEN « L’idée de justice » Flammarion, page 306.

[7] Pour une démonstration détaillé voir JM Lucas et Doc Kasimir Bisou « Culture et développement durable » éditions IRma 2012

[8] Selon l’expression d’Amartya Sen dans « L’idée de justice » , (disponible en collection poche Champs).

Du même auteur sur cultural-engineering.com :

Vous pouvez retrouver toutes ses contributions en cliquant ici et n’hésitez pas à réagir et à contribuer au débat !

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