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Comité Balladur et la culture

comité-balladurJean-Michel Lucas nous fait l’honneur de nous autoriser à publier sur C.E.G. une de ses récentes interventions sur la manière dont le comité Balladur aborde la culture.  Nous avions déjà signalé trois de ses parutions en janvier dernier et celle-ci est à notre connaissance et à notre grand étonnement la première sur le sujet (n’hésitez pas à renseigner ce point).

Il s’agit d’une contribution critique de fond, à l’heure où la culture et son ministère se situent dans un moment charnière. Nous suivons depuis le début et de près les travaux du comité Balladur sous cet angle et nous lancions un débat en février dernier suite à la réunion du Forum de gestion des villes afin de rétablir un certain nombre de vérités. Le texte de Jean-Michel Lucas porte ici un regard critique et essentiel. Nous nous réjouisons de pouvoir vous le proposer sur C.E.G.

Président de Trempolino, docteur d’Etat ès sciences économiques et maître de conférences à l’université Rennes 2 Haute-Bretagne dont il fut le vice-président de 1982 à 1986, Jean-Michel Lucas fut également conseiller technique au cabinet du ministre de la Culture Jack Lang de 1990 à 1992, où il y impulsa notamment le programme « Cafés Musiques ». Nommé Directeur régional des affaires culturelles d’Aquitaine en 1992, il mit en place une politique culturelle d’État en étroit partenariat avec les collectivités locales, et avec comme préoccupation de valoriser la place de la culture dans les politiques de la ville et des territoires ruraux. Ce « militant de l’action culturelle », connu sous le pseudonyme de Doc Kasimir Bisou, a participé à plusieurs projets sur le devenir des politiques culturelles et sur les légitimités dans lesquelles elles s’inscrivent. En Bretagne comme en Aquitaine, il fut par ailleurs à l’origine de nombreuses réalisations concernant les musiques amplifiées (RAMA, festival d’Uzeste, Rencontres Trans Musicales de Rennes…).

Vous pouvez retrouver toutes ses contributions en cliquant ici et n’hésitez pas à réagir et à contribuer au débat !

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PREMIER REGARD INTERROGATIF ET CRITIQUE SUR LE RAPPORT BALLADUR

ET SA CONCEPTION DE LA POLITIQUE PUBLIQUE DE LA CULTURE

Le Comité pour la réforme des collectivités locales, présidé par Monsieur Balladur, a rendu son rapport au Président de la République en date du 5 mars 2009 [1].

Les propositions de ce Comité ont été largement commentées, surtout à propos du « redécoupage » des régions, du « Grand Paris », des « métropoles » ou de la suppression de la compétence générale de certaines collectivités.

Le milieu culturel, quant à lui, a accordé un regard distrait à ces propositions, à juste raison d’ailleurs puisque aucune formulation ne semble modifier profondément l’ordre acquis de la politique culturelle des collectivités.

Toutefois, l’interrogation ne manque pas de surgir lorsque le premier regard croise des mots dont le sens est curieusement erroné ou indéterminé. Il devient alors manifeste que pour le Comité Balladur, de haute compétence par ailleurs, la politique publique de la culture est « invisible » dans les enjeux qu’elle porte [2]. Le regard du lecteur devient nécessairement critique et oblige l’ensemble des acteurs culturels à s’interroger sur la part qu’ils doivent prendre pour que la République décentralisée ré-écrive [3]  autrement cette mauvaise copie sur les compétences publiques en matière d’arts et de cultures.

I- Lecture des apparences « culturelles » dans le rapport Balladur

Quelles sont les compétences culturelles que les collectivités et l’Etat seraient appelés à exercer si le rapport s’appliquait intégralement ? La réponse est lisible dans un tableau ➊ et dans un paragraphe ➋.

➊ Commençons par le tableau où figurent des mots dont la compréhension est posée comme évidente puisque aucune note ou lexique n’en précise le sens. Lisons :

  • Les régions détiendront la compétence : « culture (patrimoine, éducation, création, bibliothèques, musées) ».
  • Les départements détiendront aussi la compétence culture, mais le contenu de la parenthèse est différent : « (éducation, création, bibliothèques, musées, archives) ». Le lecteur attentif aura compris que les régions n’ont pas la compétence « archives » qui revient aux départements ; l’inverse se jouant pour le « patrimoine ».
  • Pour le « secteur communal », on retrouve aussi la compétence culture, avec les précisions entre parenthèses : « (éducation, création, bibliothèques, musées) ».
  • L’Etat, quant à lui ne perd rien de sa compétence globale « culture (patrimoine, éducation, création, bibliothèques, musées, archives) ».

On pourrait conclure de ce premier regard qu’il n’y a pas là de quoi fouetter un chat et que la culture est une affaire bonne pour toutes les collectivités, hormis le dosage territorial entre « archives » et « patrimoine ». Le Comité s’est montré raisonnable et équilibré, vertu première de la démocratie institutionnalisée.

Pour être complet, on évoquera aussi les « métropoles » [4] pour lesquelles la compétence « culture » recouvre « le patrimoine, l’éducation, la création, les bibliothèques, les musées et archives ». Les « métropoles » sont ainsi privilégiées puisqu’elles obtiennent les compétences des départements avec, en plus, la responsabilité du patrimoine. Dans cette nouvelle configuration, les communes concernées se verront déléguer, si nécessaires, des compétences de la métropole.

On peut aussi mentionner la collectivité nouvelle « Grand Paris » qui se voit doter des « compétences d’attribution des départements et des intercommunalités les plus importantes ». Le Grand Paris aurait en charge « la coordination » de nombreuses politiques publiques (aménagement de l’espace, réserves foncières, transports urbains, plan d’urbanisme, habitat…) et les communes disposeraient de « compétences suffisamment précises ». En particulier, le rapport indique que seraient « transférées ou confirmées » aux communes, « en raison de leur intérêt local », certaines compétences « exercées par les départements absorbés par le Grand Paris ». « Ce serait le cas en matière culturelle (1 % culturel, protection du patrimoine, enseignement artistique, bibliothèques, archives), en matière d’environnement et de protection du patrimoine, avec les inventaires locaux, en matière d’eau et d’assainissement, par exemple. »

Devant si peu de mouvements significatifs par rapport au passé, on s’ennuierait presque !

➋ On commence toutefois à sentir la brise du doute en lisant le paragraphe consacré aux « compétences partagées ». En effet, le rapport formule explicitement sa conception des compétences culturelles. Au-delà de la liste que nous venons de rappeler, le rapport affirme : « Pour ce qui concerne la culture, la diversité des missions en cause rend particulièrement délicat l’attribution de cette compétence à un seul niveau d’administration ». Conséquence : au nom de l’intérêt général, toutes les collectivités peuvent agir pour le bien de la « culture » !

Je suis certain que la plupart des acteurs concernés par la politique culturelle percevront la dimension positive de cette phrase. Ils approuveront la liberté accordée aux collectivités qui seront dorénavant maîtresses des valeurs culturelles à promouvoir sur leur territoire. Liberté aussi pour les professionnels de la culture qui, recalés auprès des élus d’ici, pourront trouver du soutien ailleurs pour leur projet artistique. Sans compter qu’il ne manquera pas une voix pour apprécier la possibilité de mobiliser, sans contrainte de compétences, des financements croisés pour partager la charge des gros équipements ou compléter le financement d’un festival.

Mais le doute vient vite car cette large liberté est par définition fort paradoxale ! Faut-il rappeler que le rapport Balladur a pour seule ambition de simplifier l’organisation administrative de la France. Sa priorité politique est de « définir clairement comme exclusives les attributions de compétence faites au profit de telle ou telle collectivité locale ». Le rapport insiste ainsi pour nous convaincre que « l’empilement des structures et l’enchevêtrement des compétences de chaque niveau d’administration sont, par eux-mêmes, générateurs d’excès de dépenses, et favorisent des investissements sur l’utilité desquelles les électeurs peuvent, parfois, ne pas manquer de s’interroger ».

Or, l’expression la plus pure de cet « enchevêtrement » est bien la politique de la culture ! Malgré ce constat, le Comité laisse toute liberté aux collectivités de prendre les initiatives culturelles qu’elles souhaitent. La « culture » échappe aux objectifs politiques pourtant solidement affirmés par le Comité Balladur. Privilège ou piège ? On commence à douter des avantages d’une liberté si antinomique avec l’objet même du rapport ! La vigilance s’impose et le premier regard doit laisser place à l’investigation critique. Regardons de plus près les enjeux de politique publique que le Comité Balladur accorde à la « culture ».

II- De détails secondaires à une totale invisibilité

Quand on examine la liste des membres du Comité Balladur, on est impressionné par les titres et les expériences de chacun des sages appelés à dire l’avenir de la république décentralisée. Une telle compétence collective ne peut commettre ni erreur, ni confusion et le lecteur n’ose qu’avec peine imaginer des imprécisions. Pourtant, si l’on veut prendre la question culturelle au sérieux, il faut oser interroger le texte. On découvre, alors, de questions en questions, l’ampleur du vide que cachent les mots. Prenons le soin de nous arrêter sur la référence au « Patrimoine » ➊, sur ce qui fait sens pour la politique culturelle ➋ puis sur l’idée même de « soutien à la création artistique » ➌.

Commençons par un détail secondaire, mais cruel :

➊ Le rapport évoque ainsi « le patrimoine », sans donner de définition précise du terme. Il différencie le « patrimoine » des « archives », des « musées », des « bibliothèques ». Les membres du Comité séparent toutes ces catégories, ne doutant pas un instant de la pertinence d’un tel découpage. Pourtant, ce dernier est obsolète et n’a plus de référence formelle dans la politique culturelle de l’Etat. N’importe quel stagiaire de sous préfecture aurait pu le vérifier en regardant le seul document de référence incontournable pour l’Etat, celui que le ministère de la culture présente et fait adopter par le Parlement à l’occasion du vote de la loi de finances : le PAP (projet annuel de performances) de la mission culture. Dans ce document qui autorise formellement le ministère à agir, le « patrimoine » n’est jamais au singulier. Il est uniquement question de « patrimoines » au pluriel et le mot est défini ainsi : « Le champ du patrimoine comprend les monuments historiques, les espaces protégés, l’archéologie, les musées ou les archives mais aussi l’architecture, le livre, le cinéma et la langue française. »

La différence de définition est telle avec les mots du Comité que l’interrogation s’impose : pourquoi le rapport Balladur, si soucieux du formalisme républicain, n’a-t-il pas respecté les définitions données par l’Etat ; pourquoi s’est-il contenté de donner son point de vue à partir des vagues souvenirs de ses membres !

Cette observation paraîtra, sans doute, bien anecdotique au regard des enjeux fondamentaux du rapport Balladur. On peut en convenir ! Mais l’erreur suffit à éveiller la vigilance critique sur ce qui est dit, mais aussi sur ce qui est oublié.

➋ De ce point de vue, un retour à la liste des compétences est salutaire : quel sens faut-il donner à l’expression « politique culturelle », plus précisément, quelle est la finalité d’intérêt général de la compétence culturelle ? Uniquement celle d’équipements en dur – musées, archives, bibliothèques – désignés par leur seule qualité disciplinaire. Aucune unité de sens dans la définition de la culture publique. Là encore, on reste étonné que le rapport Balladur nous resserve des catégories anciennes qui fleurent bon le siècle passé : il nous parle de « bibliothèques », équipements lourds et coûteux mais il oublie de les resituer dans la cadre de la « politique de la lecture publique » qui seule les légitime. De même, l’action culturelle, la médiation culturelle pour ne rien dire de la coopération culturelle ou de l’activité culturelle associative qui nourrit les dialogues et échanges des arts et cultures sur le territoire, sont totalement ignorées.

Cette observation est d’autant plus problématique que l’annexe du rapport Balladur fait figurer les positions alternatives de Monsieur Mauroy, dont on connaît le parcours politique. Que lit-on dans sa formulation des compétences culturelles : Monsieur Mauroy propose que les régions aient compétence sur les « Grands équipements (opéras) » ; les départements sur les « bibliothèques, les musées, les archives, le patrimoine » ; le bloc communal sur « l’éducation, la création, les musées, les bibliothèques » ; l’Etat conservant la « création et les grandes structures nationales ». Pas plus d’unité de sens dans la définition des finalités spécifiques de la politique de la culture, et la même obsession, répartie différemment, pour les « structures » et les « grands équipements ».

L’anecdote des mots présents ou omis n’est plus si bénigne : le seul enjeu d’intérêt général énoncé pour la culture est pour l’ensemble des membres du Comité, la gestion des locaux et des personnels qui y travaillent ! On espérait une pensée sur la valeur des interventions culturelles publiques sur les territoires : on ne trouve qu’un trop plein de préoccupations gestionnaires.

➌ On pourrait douter de la pertinence de ce jugement sévère en observant que le rapport retient la compétence de « soutien à la création artistique » pour toutes les collectivités. Beaucoup de porteurs de projets verront là une reconnaissance de leur activité de création artistique et se féliciteront de pouvoir, ainsi, être largement financés par plusieurs sources publiques (on devrait plutôt dire plusieurs « guichets »).

Le regard critique s’impose pourtant car, dès la première lecture, on repère une grossière erreur que l’on ne pardonnerait pas à un rédacteur ordinaire : le rapport considère que les collectivités ont déjà la compétence de « soutien à la création artistique ». Or ce constat est faux. Le Code général des collectivités territoriales ne mentionne nullement cette compétence, même pour les Établissements publics de coopération culturelle (EPCC – Article L1431-4) ; seule la Collectivité de Corse détient le privilège de s’occuper légalement de « création artistique » (Article L4424-7) !

L’erreur n’est pas seulement formelle puisque l’histoire de la décentralisation nous rappelle que le milieu artistique, dans ses composantes les plus influentes, a combattu pour éviter que les collectivités puissent s’emparer d’une compétence autonome de « création artistique ».

En revanche, si le constat est faux en droit, il est juste dans les faits : les collectivités apportent un soutien très important aux spectacles vivants. Le rapport Balladur aurait pu nous dire qu’il était temps de mettre le droit en adéquation avec les pratiques, il aurait ainsi exercé pleinement sa mission. Mais il oublie son rôle, il prend le « fait » pour une compétence juridique spécifique. Cette méprise ne manque pas d’intérêt. Elle révèle une faute d’appréciation que d’autres pouvaient commettre mais pas le Comité chargé de mettre de l’ordre dans la formulation des compétences des collectivités ! Comment comprendre qu’un Comité aussi expérimenté ait pu faire preuve d’autant d’approximations sur les mots, d’autant d’imprécisions sur leur sens, d’autant de négligences dans l’approche de la politique culturelle ? Par une seule raison qui saute maintenant aux yeux et qui avait pourtant échappé au premier regard : le Comité Balladur n’accorde aucune importance à la politique culturelle. C’est une affaire dont il faut bien parler car elle intéresse quelques intellectuels influents et coûte cher aux collectivités territoriales. Mais guère plus ! On doit donc conclure que le Comité estime que les enjeux de la politique culturelle sont à ce point négligeables, mal cernés, « indéfinis » dira même Monsieur Jean-Claude Casanova, membre du Comité, qu’il est inutile de chercher à les expliciter.

Cette conclusion éclaire d’un jour nouveau la liberté accordée à toutes les collectivités de s’occuper de culture : dans la république décentralisée dessinée par le rapport Balladur, l’enjeu culturel est sans importance ! La politique culturelle est certes « connue » pour ses bâtiments et structures, mais pas « reconnue » pour ses valeurs d’intérêt général. Elle fait partie du paysage de l’action publique, mais elle est « invisible » dans les finalités propres qu’elle revendique. Sa liberté est la contrepartie de l’indifférence qu’elle inspire.

III- De l’invisibilité à la reconstruction de la politique de la culture

Pour bien mesurer la force de l’invisibilité, il faut quitter l’apparence des mots et se concentrer sur la question des valeurs.

Le mieux est de revenir sur la compétence de « soutien à la création artistique ». À première vue, notre jugement critique semble contredit puisque la république décentralisée reconnaît, enfin, l’enjeu public de l’art. Mais les porteurs de projets ne doivent pas se réjouir trop vite, car le rapport Balladur fait subir à la « création artistique » une forte mutation génétique.

Rappelons d’abord que pour soutenir la création artistique de qualité, la politique culturelle de l’Etat prend appui, depuis cinquante ans, sur une compétence nommément désignée consistant à sélectionner, parmi toutes les productions culturelles, celles qui méritent d’être reconnues comme « œuvres de l’art et de l’esprit ». La compétence publique vise à sélectionner les œuvres pouvant détenir une place « capitale pour l’Humanité ». Il s’agit là d’une compétence spécifique au Ministère de la culture qui n’est partagée avec aucun autre ministère. Son énoncé, à travers le PAP, est formellement validé par le Parlement qui, pour l’année budgétaire 2009, rappelle que : « Depuis sa création en 1959, le Ministère chargé de la culture a pour mission de rendre accessibles au plus grand nombre les œuvres capitales de l’humanité, de favoriser la création des œuvres de l’art et de l’esprit […] ». Cette finalité d’intérêt général de la politique culturelle est fondamentale pour la République : elle consiste à promouvoir pour le plus grand nombre la belle utopie malraucienne de la culture universelle qui émancipe les êtres humains et les sauve de l’emprise des « usines de rêves »[5], dans la solide tradition française d’une politique culturelle poursuivant le mandat des Lumières.

Ces exigences associées aux œuvres de l’art et de l’esprit se retrouvent-elles dans le rapport Balladur quand il accorde la compétence de « soutien à la création artistique » à toutes les collectivités ? La réponse est évidemment négative : le rapport n’associe aucune finalité républicaine et émancipatrice à la notion de « création artistique ». Il n’indique pas que les collectivités devront, comme l’Etat, sélectionner les seules « œuvres de l’art et de l’esprit » qui méritent de l’être pour recevoir le titre « d’œuvres capitales de l’Humanité ». Il ne dit pas non plus que la liberté de choix des collectivités sera encadrée par une loi fixant les modalités de sélection des productions culturelles pouvant justifier le soutien public pour leur valeur artistique.

À aucun moment, le rapport Balladur ne se place sur ce registre de la « culture universelle ». Chaque collectivité fera donc ses choix selon son appréciation de l’art. Chacune sélectionnera la qualité à sa façon, selon ses propres règles, selon son goût, le bon comme le mauvais. La conséquence de cette liberté est que l’idée même de création artistique sera très différente, sinon même antagonique, de Dunkerque à Marseille, de Strasbourg à Louhossoa… Chacun pourra prétendre avoir fait le bon choix des « œuvres d’art et de l’esprit » au nom de l’intérêt général, mais qui pourra le croire ? L’idée même de culture universelle est totalement enterrée par la république décentralisée imaginée par le rapport Balladur. L’utopie de l’Etat est abandonnée ! Plus grave encore, le rapport n’envisage aucune approche alternative. Il reste silencieux sur les missions spécifiques que la république décentralisée confie aux créateurs, et plus largement, aux acteurs culturels.

Il reste donc à conclure que les compétences culturelles n’ont aucune vertu particulière ; la « culture » comme les autres, devra s’inscrire dans les missions générales confiées aux collectivités : d’une part, la réponse aux besoins de proximité des habitants et d’autre part, les enjeux de développement du territoire. Les compétences culturelles n’auront pas d’autres légitimités. L’invisibilité de la politique culturelle s’explique donc aisément : la république a mieux à faire qu’à reconnaître les valeurs propres aux arts et aux cultures.

Il faut s’attarder sur un passage fondamental du rapport, qui ne parle pas de compétences culturelles, mais en conditionne fortement le rôle :

« Le Comité a relevé que les dynamiques démographiques et sociales en cours se traduisaient par un déséquilibre croissant dans la répartition de la population et l’émergence de modes de vie inédits qui ont pour conséquence des besoins accrus de services de proximité. Il en a déduit que ces évolutions rendaient nécessaire que l’action publique des collectivités locales, en symbiose avec celle de l’Etat, s’articule, à terme, autour de deux niveaux principaux d’administration exerçant deux catégories de compétences distinctes. Le premier, à l’échelle régionale, aurait la charge de la mise en œuvre des politiques publiques de soutien à l’activité et à la compétitivité ; le second, à l’échelon intercommunal, aurait pour mission, en complément du rôle joué par le département, surtout en milieu rural, d’assumer l’action de proximité à destination des habitants. »

Dans ce cadre, les acteurs culturels n’ont plus à être surpris : ils sont là comme outils du développement territorial et comme services de proximité aux usagers et donc aux électeurs :

« La société française a changé, elle éprouve des besoins nouveaux, des aspirations inédites, sa soif de proximité et de sécurité, son goût pour la démocratie locale sont justifiés par la globalisation du monde. Aussi est-il indispensable qu’un changement fondamental soit apporté au mode d’administration du territoire. C’est la condition d’un approfondissement de la démocratie locale et de l’amélioration des services rendus aux usagers des services publics, qui sont aussi des contribuables et, d’abord, des électeurs. »

D’ailleurs, le principe qui commande l’attribution des compétences ne laisse aucun doute : « Le principe selon lequel l’impôt local est une contrepartie des biens et services produits ou rendus par la collectivité qui les vote est de plus en plus méconnu, alors que ce principe est constitutif du consentement à l’impôt, socle de la démocratie. »

Ainsi, ne relevant pas de finalités spécifiques, le soutien à la création artistique et plus largement l’aide aux équipements culturels ne peuvent échapper à cette exigence de la « contrepartie » : les contribuables en voudront pour leur argent, pour les services culturels comme pour les autres. Votre création artistique, pour relever de l’intérêt général, devra être « utile » et rien d’autre qu’utile. Et si elle est sélectionnée pour sa qualité, c’est uniquement parce que les usagers du service, habitants ou touristes, auront besoin d’un service de bonne tenue et du « meilleur goût ».

Cette situation de « service utile » ou « d’acteurs du développement », (on dira sans doute bientôt « acteurs de l’économie créative » !) ne serait pas gênante si elle résultait d’un compromis transparent équilibrant la reconnaissance des valeurs culturelles spécifiques, d’un côté, et les enjeux territoriaux de l’autre. On se rappelle à cet égard que les monuments historiques ont une valeur d’intérêt général spécifique définie par la loi de 1913. Ils doivent avoir un « intérêt d’histoire ou d’art suffisant pour en rendre désirable la préservation ». Mais cette qualification propre aux enjeux culturels n’interdit pas les compromis conduisant le monument historique à contribuer activement à l’attractivité du territoire et à participer à l’identité culturelle du pays. Dans le rapport Balladur, cette perspective de compromis est invisible puisqu’il n’y a aucune légitimité à promouvoir une politique spécifique de soutien aux arts et aux cultures. Soyons direct dans la critique : le mythe de la « culture universelle » n’a pas résisté au réalisme des enjeux territoriaux et l’on doit se résoudre à penser que le soutien à la création artistique correspond à une simple autorisation offerte aux collectivités de dépenser de l’argent public pour proposer aux consommateurs, habitants ou touristes, des spectacles vivants à prix cassés par rapport au prix du marché…, du moins tant que la « concurrence loyale » n’est pas menacée [6]. Toujours et encore une affaire de gestion des ressources publiques !

Le Comité Balladur pouvait-il éviter cette invisibilité de la politique culturelle ?

À notre sens, il aurait été décent que ce Comité des sages rappelle, a minima, les efforts faits par la France depuis 50 ans au bénéfice de la décentralisation théâtrale et de l’aménagement culturel du territoire. Le Comité Balladur aurait pu indiquer par exemple son désaccord avec cette politique culturelle traditionnelle de l’Etat. Il aurait dû expliquer pourquoi il ne retenait pas cette voie dont on sait qu’elle opère des sélections artistiques draconiennes, dans une confidentialité des choix artistiques d’experts qui ne convient guère à la démocratie. Il a préféré l’oubli du sens des mots, forme suprême de mépris pour cette histoire culturelle française.

De plus, on doit souligner que le Comité Balladur disposait d’une autre voie pour donner une valeur d’intérêt général spécifique à la politique culturelle : la république française s’est, en effet, engagée, sur le plan international, à donner à la culture une place prioritaire dans la construction de la démocratie. La France s’est jointe activement à l’Unesco pour défendre une politique publique qui fait de la culture et de sa diversité une condition nécessaire du « Vivre ensemble » dans une société d’harmonie et de paix. Je n’invente rien : la gauche a approuvé en 2001 la Déclaration de l’Unesco sur la diversité culturelle et la droite a prolongé les négociations internationales sur le même terrain. Le Parlement français, unanime, a même autorisé la ratification des conventions de 2003 et 2005 qui prolongent les propos de la Déclaration de 2001 [7]. On doit donc considérer que ces documents sont pour la république décentralisée des références indiscutables. La définition des compétences culturelles des collectivités devrait donc directement s’en inspirer.

Il s’agirait alors de confier aux collectivités la mission de contribuer activement à la « reconnaissance de la dignité culturelle » des personnes vivant sur leurs territoires. La politique culturelle aurait ainsi pour mission d’agir concrètement pour favoriser l’expression des « droits culturels », considérés comme « partie intégrante des droits de l’homme, qui sont universels, indissociables et interdépendants », ainsi que l’affirme la Déclaration de 2001 que la France a largement approuvée. Dans ce cadre légitime pour notre pays, le Comité Balladur aurait dû affirmer la nécessité d’une compétence culturelle spécifiquement attachée à la « diversité culturelle » au sens de l’article 3 de la Déclaration de 2001 : « La diversité culturelle élargit les possibilités de choix offertes à chacun : elle est l’une des sources du développement, entendu non seulement en termes de croissance économique, mais aussi comme moyen d’accéder à une existence intellectuelle, affective, morale et spirituelle satisfaisante. » Les collectivités ne se seraient pas plaintes, pas plus que les acteurs culturels, de détenir une telle mission contribuant à donner plus de place aux valeurs émancipatrices de « dignité culturelle » des personnes dans une société plus que jamais en quête de sens.

Il aurait fallu de surcroît que le Comité affirme la nécessité pour les collectivités de soutenir les expérimentations artistiques. Il lui suffisait d’affirmer cette compétence en recopiant l’article 8 de la Déclaration de 2001 : « Face aux mutations économiques et technologiques actuelles, qui ouvrent de vastes perspectives pour la création et l’innovation, une attention particulière doit être accordée à la diversité de l’offre créatrice » ! Au moins les artistes auraient eu une raison « spécifique » de bénéficier du soutien public en tant que proposant signes, symboles, formes et récits du sensible, propres à interagir avec les identités culturelles des personnes et à forger des références culturelles communes à toutes les échelles de territoire.

Ainsi, la décentralisation se serait ouverte sur une politique active d’interactions entre les cultures, nourries de l’activité artistique, permettant à la démocratie de progresser vers un mieux « Vivre ensemble ».

Mais le Comité Balladur n’a même pas eu l’idée de penser que la « dignité culturelle des personnes » était une finalité première de la vie collective à construire, jour après jour, aux différentes échelles du territoire de la République. Il a dédaigné les enjeux politiques de la culture : ni « culture universelle » à la Malraux, ni « droits culturels des personnes » ou « expérimentions artistiques ». Il est même probable que le Comité ignore que, dans un contexte où les élus locaux s’enthousiasment pour le développement durable et mettent en place des « Agenda 21 », il avait la possibilité de suggérer que les collectivités se réfèrent à « l’Agenda 21 de la culture » ! [8]

Le Comité s’est contenté d’enfermer la culture dans des murs à gérer et des services utiles à rendre.

Pour autant, on ne lui reprochera pas totalement cette insuffisance de souffle politique.

Les partis autant que le milieu culturel professionnel doivent aussi prendre leur part à cette invisibilité des valeurs spécifiques de la politique culturelle. Les récents Entretiens de Valois ont bien montré la prégnance du corporatisme dans les débats internes entre les acteurs culturels ainsi que la difficulté pour eux de dire que les arts et la culture participent pleinement à la construction de l’Humanité, au-delà de la rentabilité du secteur économique de la culture. Il faut maintenant tirer les leçons de cet imparfait que nous livre le rapport Balladur. Si la prochaine échéance est celle de l’été 2009, date évoquée pour l’élaboration d’une loi sur la décentralisation, il est urgent d’œuvrer collectivement pour que la politique publique des arts et des cultures bénéficie d’une visibilité plus décente et d’une reconnaissance plus conforme aux enjeux humains, trop humains, qu’elle porte.

Le Doc Kasimir Bisou et Jean-Michel Lucas

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[1] Le rapport figure au Journal Officiel de la République Française n° 0055 du 6 mars 2009 page 4161, disponible sur www.legifrance.gouv.fr

[2] « Invisible » au sens d’Axel Honneth : le rapport connaît la politique culturelle, mais ne la reconnaît pas dans ses spécificités. Cf.« Invisiblité : sur l’épistémologie de la reconnaissance », in La société du mépris, éditions La découverte, 2006.

[3] Suite à la remise de ce rapport, le Président de la République a demandé au Premier ministre de procéder, sous quatre mois, à l’élaboration d’un texte législatif reprenant les propositions du Comité en poursuivant la concertation.

[4] Extrait du rapport Balladur : « Pour donner une impulsion nouvelle aux intercommunalités les plus peuplées et les plus importantes de notre pays, le Comité recommande que soit créée une catégorie de collectivités locales à statut particulier au sens de l’article 72 de la Constitution, les “métropoles”. […] Cette liste inclurait les actuelles communautés urbaines de Lyon, Lille, Marseille, Bordeaux, Toulouse, Nantes, Nice, Strasbourg, ainsi que les communautés d’agglomération de Rouen, Toulon et Rennes, dont les périmètres géographiques pourraient, à cette occasion, être revus de manière à permettre, dans le cadre de l’achèvement de la carte des intercommunalités, leur extension future. »

[5] Il faut toujours rappeler la finalité que Malraux assignait à la politique publique de la culture : résister à ces usines de rêves, « Ces usines si puissantes apportent les moyens du rêve les pires qui existent, parce que les usines de rêves ne sont pas là pour grandir les hommes, elles sont là très simplement pour gagner de l’argent. Or, le rêve le plus efficace pour les billets de théâtre et de cinéma, c’est naturellement celui qui fait appel aux éléments les plus profonds, les plus organiques et, pour tout dire, les plus terribles de l’être humain et avant tout, bien entendu, le sexe, l’argent, la mort. » (Discours prononcé par André Malraux à l’occasion de l’inauguration de la Maison de la Culture d’Amiens le 19 mars 1966) ou « Supposons que la culture n’existe pas. Il y aurait les yé-yé, mais pas Beethoven ; la publicité, mais ni Piero della Francesca ni Michel-Ange ; les journaux, mais pas Shakespeare ; James Bond, mais pas le Cuirassé Potemkine ni la Ruée vers l’or. » (Discours prononcé par André Malraux à l’occasion de l’inauguration de la Maison de la Culture de Grenoble le 13 février 1968)

[6] On ne rappellera jamais assez la principe européen qui place l’intervention culturelle publique sous la couperet de la concurrence : Article 107 du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne. Article 107 : Sauf dérogations prévues par les traités, sont incompatibles avec le marché intérieur, dans la mesure où elles affectent les échanges entre États membres, les aides accordées par les États ou au moyen de ressources d’État sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions. […] 3. Peuvent être considérées comme compatibles avec le marché intérieur : […] d) les aides destinées à promouvoir la culture et la conservation du patrimoine, quand elles n’altèrent pas les conditions des échanges et de la concurrence dans l’Union dans une mesure contraire à l’intérêt commun…

[7] Pour ceux qui l’ignorent encore il s’agit en 2003 de la « Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel » et en 2005 de la « Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles ».

[8] Voir le site de l’Agenda 21 de la culture : www.agenda21culture.net

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Comité Balladur en ligne

Le comité Balladur, chargé de la réforme des collectivités locales, vient d’ouvrir un site sur lequel vous pouvez donner votre opinion et déposer des propositions.

En attendant le rapport final prévu pour fin février – début mars 2009, ce site constitue une première initiative pour donner un meilleur accès aux travaux en cours de la commission. Si les internautes peuvent y faire des propositions, la dimension participative du site demeure toutefois limitée. L’importance des réformes déjà entreprises (45 articles de la Constitution ont déjà été modifiés tout de même) mérite que le dialogue avec les citoyens soit rendu possible et que le contrôle du pouvoir puisse s’exercer.

Le site Internet du comité Balladur a au moins le mérite de rendre lisibles les travaux d’une commission qui traditionnellement n’est pas accessible aux citoyens. Les débats d’experts devraient être toujours plus ouverts.

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A propos du Comité Balladur

Faut-il s’inquiéter du grand brassage d’idées et de propositions dont fait preuve le Comité pour la réforme des collectivités locales ? Les onze membres chargés de réfléchir depuis le 22 octobre dernier à une nouvelle organisation territoriale de la France sont face à un des chantiers les plus difficiles et dont les enjeux sont considérables.

Le Comité s’est vu assigné trois grands objectifs :  simplification des structures, clarification des compétences et maîtrise des dépenses locales. Trois préoccupations largement partagées depuis longtemps, quelles que soient les alternances politiques, mais qui constituent surtout (après voir été un jouet de politique politicienne) une difficulté récurrente dont l’issue a toujours été lourde de conséquences pour les citoyens, le monde associatif, les acteurs culturels et sociaux et enfin les opérateurs économiques.

Avec l’annonce du Comité il y a quelques mois, tout le monde faisait mine d’être rassuré. Un comité ou une commission dans la grande tradition républicaine, cela rassure c’est sûr. Mais cela exaspère aussi parfois, et vu la récurrence et l’urgence du sujet, il eut été risqué d’entreprendre une réflexion dans le plus pur style hypnotique du « comité au long cours», style auquel nous avons été trop habitués.

Heureusement, celui-ci a trois mois pour aboutir, pas de risque de s’ankyloser d’autant que la problématique est particulièrement vaste. Mais la mission est-elle faisable en trois mois ?

Placé sous la présidence d’Edouard Balladur, le Comité se compose de quatre élus (Gérard Longuet, sénateur UMP de la Meuse, Dominique Perben, député UMP du Rhône, Pierre Mauroy, sénateur PS du Nord, et André Vallini, député PS et président du conseil général de l’Isère) et de six personnalités qualifiées (Daniel Canepa, préfet de la région Ile-de-France et président de l’Association du corps préfectoral ; Jacques Julliard, journaliste et historien ; Elisabeth Lulin, inspectrice des finances, directrice générale de Paradigmes, société de conseil sur les politiques publiques ; Jean-Ludovic Silicani, conseiller d’Etat ; Michel Verpeaux, professeur de droit à l’université Paris-I).

Depuis que l’initiative de créer ce Comité a été prise, chacun y est allé de sa petite phrase et c’est une danse bien curieuse qui s’opère entre l’Elysée, Matignon, l’Assemblée Nationale et le Sénat.

Si les dogmes et les doctrines politiques semblent s’être effacés (du moins en apparence) entre les premiers « coups » de la politique d’ouverture (qui est loin d’être finie vue la liste des prétendants) et la conjoncture qui nécessite chaque jour un peu plus d’ « union nationale », le Comité doit conserver sa sérénité tant la pression autour de lui est importante.

Les grandes manœuvres ont effet débuté et l’article du monde d’aujourd’hui dresse déjà une liste bien conséquente de prises de position plus ou moins heureuses sur les trois grands objectifs du Comité.

Si dans un premier temps on peut s’étonner que cette question de la réforme des collectivités locales ne fasse pas l’objet d’un « Grenelle » (le Président de la République justifie lui-même l’ouverture de ce « chantier d’une grande difficulté » par l’intérêt que les Français, selon lui, y porteraient), il y a fort à penser que ce soit justement la difficulté du chantier qui oblige à une très grande prudence avant de réellement entamer le débat. Car il s’agit d’un sujet susceptible de générer de nombreux conflits. Depuis 2000 en particulier, les Présidents des Conseils Régionaux et Généraux se sont toujours fortement mobilisés et ont même court-circuité le gouvernement à de nombreuses reprises en exerçant une pression saine pour la démocratie.

Face au tôlé qu’avait déclenché il y a quelques mois le rapport Attali en préconisant notamment la suppression des Départements (reprenant ainsi un des fers de lance de Jean-Pierre Raffarin lors de son arrivée à Matignon), il eut été de bon ton de ne pas répéter les même erreurs de communication. Cette fois-ci, c’est le débat des élus qui occupe le terrain de la communication et pendant ce temps, le Comité travaille. C’est habile, il faut bien l’admettre. Le Comité n’a pas encore rendu ses travaux, aucun projet de loi n’est esquissé mais les élus s’approprient déjà la chose et donnent l’impression subtile de faire des propositions utiles en se faisant l’écho des préoccupations des citoyens.

Où en sommes-nous sur le plan des politiques culturelles et vers où allons-nous ? Les professionnels de la culture et des arts ont une idée très claire de la situation sectorielle mais sur le plan structurel, c’est-à-dire celui qui est tributaire de l’organisation des collectivités, ils sont beaucoup plus perplexes voire démunis. Ils relaient cette impression décidément très partagée ces jours-ci qui ne sait pas trop de quoi demain sera fait. Il faut dire qu’ils y sont préparés à leurs dépends depuis qu’est amorcée la fin de l’ère des subventions. Il n’y a qu’à voir les chiffres de la participation de l’Etat aux dépenses culturelles des Conseils Régionaux pour comprendre qu’il est plus que temps de trouver des solutions nouvelles pour financer la culture et les arts.

Le premier réflexe a été de se tourner vers les collectivités et dans ces conditions il est difficile d’avoir une vision de moyen terme. L’Etat jouait un rôle d’input, d’arbitre, d’expert, de pilote, de partenaire et d’accompagnateur. Ce ne sera plus le cas sur l’ensemble des ressorts de la politique culturelle et si les DRAC devraient survivre aux travaux de la rue de Valois dans le cadre de la RGPP, cela ne sera pas à n’importe quel prix sans que l’on sache non plus pour combien de temps. Une loi sur la réforme de l’organisation des collectivités arriverait à point nommé dans quelques mois pour mettre tout le monde au pied du mur des doublons de compétences que l’on rencontre en matière culturelle (et dans d’autres domaines) sur les différents échelons territoriaux de l’organisation des collectivités. La rationalisation des dépenses viendrait alors tout nettoyer de son panache blanc.

La réalité aujourd’hui se pose à travers un double problème : il faut d’abord mettre fin au double régime de décentralisation culturelle qui est fondé sur les prises de compétence (lois de 1982 et de 2004), où l’Etat considère que des compétences peuvent être attribuées à d’autres acteurs tout en mettant par ailleurs en place une décentralisation culturelle de coopération. Que dire des fameuses agences régionales par exemple ? Il faut ensuite assumer le fait que nous ne savons plus aujourd’hui où nous en sommes réellement des responsabilités de chacun. Cette cacophonie était pourtant prévisible.

Il est donc urgent, maintenant que le Comité pour la réforme de l’organisation des collectivités est en place, de faire émerger des réflexions qui puissent servir de support et de levier pour préserver l’avenir des politiques culturelles.

Nous sommes confrontés pour cela à deux principaux modèles de recomposition. Le premier dédoublonne les deux décentralisations avec leurs deux réseaux administratifs et rationalise leur coopération par des pilotages et des coordinations contractualisées. Le second s’inspire de l’approche anglo-saxonne, considérant que la culture n’a pas à faire l’objet d’une politique culturelle, elle est une dimension de la vie et à ce titre elle est un volet de chaque politique (sociale, internationale, économique, urbaine, etc.). Une approche transversale et globale de la politique en somme. C’est le modèle que l’on connaît déjà avec l’Europe et c’est celui que certaines régions ont commencé à mettre en place.

Nous sommes passés de l’exception culturelle à la diversité culturelle dans un moment où règne sans partage la subjectivité, où le concept de civilisation a été transformé d’abord en objet de communication avant d’être un rite de passage. Il faut espérer que le Comité pour la réforme de l’organisation des collectivités n’entende pas le même chant des sirènes.

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Culture, Front national et droits culturels

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Jean-Michel Lucas* nous offre une fois de plus une contribution majeure. Une réflexion sur la culture, les droits culturels et la politique culturelle qui passe au révélateur ce qui se trame dans le programme culturel du Front National.

  • à toutes celles et ceux qui auraient été tenté(e)s de croire, ne serait-ce qu’un instant, en la duperie profonde et dangereuse que constitue le Front National pour la démocratie et pour notre république, il est encore temps de retrouver la raison ;
  • à toutes celles et ceux qui combattent cette colonisation des esprits entreprise par le Front National depuis trop longtemps, il n’est pas trop tard ;
  • à toutes celles et ceux qui croient encore que la culture est le rempart ultime de ce qui fait humanité et civilisation contre l’ignorance, la barbarie et la terreur, il ne faut ni se résigner ni se réfugier dans le confort des certitudes et des petits salons ;

ce texte vient s’ajouter à la longue liste des raisons pour lesquelles il n’y a aucune excuse pour dire qu’« on ne savait pas ».

En voici l’introduction :

« La loi NOTRe (Juillet 2015) a rappelé que la politique culturelle devait faire référence aux droits culturels des personnes ( article 103).

Pourtant, on m’a rapporté qu’à plusieurs reprises des acteurs professionnels des arts avaient marqué leur opposition franche à cette perspective, sous prétexte que les droits culturels feraient le jeu du Front National.

Cet argument m’a troublé, d’autant que je ne l’ai jamais entendu lors des interventions publiques que je fais pour promouvoir les droits culturels.

De plus, nul ne l’a, pour l’instant, revendiqué par écrit. J’ai pris au départ cet argument pour une basse manœuvre de dénigrement, sans grand intérêt.

Mais il est arrivé que le Front National recueille les voix de près de 7 millions d’électeurs. Le FN occupe des positions fortes dans plusieurs régions et communes. Il fallait donc prendre au sérieux cette question de la relation possible entre le Front National et les droits culturels. »

Pour lire la suite, cliquez ici.

*Président de Trempolino, docteur d’Etat ès sciences économiques et maître de conférences à l’université Rennes 2 Haute-Bretagne dont il fut le vice-président de 1982 à 1986, Jean-Michel Lucas fut également conseiller technique au cabinet du ministre de la Culture Jack Lang de 1990 à 1992, où il y impulsa notamment le programme « Cafés Musiques ». Nommé Directeur régional des affaires culturelles d’Aquitaine en 1992, il mit en place une politique culturelle d’État en étroit partenariat avec les collectivités locales, et avec comme préoccupation de valoriser la place de la culture dans les politiques de la ville et des territoires ruraux. Ce « militant de l’action culturelle », connu sous le pseudonyme de Doc Kasimir Bisou, a participé à plusieurs projets sur le devenir des politiques culturelles et sur les légitimités dans lesquelles elles s’inscrivent. En Bretagne comme en Aquitaine, il fut par ailleurs à l’origine de nombreuses réalisations concernant les musiques amplifiées (RAMA, festival d’Uzeste, Rencontres Trans Musicales de Rennes…).

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La réponse de Jean-Michel Lucas à l’article de Michel Guerrin « On ne cultive que les riches »

Cher Monsieur Guerrin,

Vous m’avez écrit récemment qu’il était difficile de parler des droits culturels dans un quotidien comme « Le Monde ». Pourtant vous n’êtes pas passé loin dans votre article « On ne cultive que les riches » !

Car j’ai cru un moment que votre critique de la politique de « l’accès à la culture pour tous » vous amènerait à conclure qu’une question aussi mal résolue devait certainement être mal posée !

Pourtant, vous avez maintenu le dogme et seulement imaginé qu’il fallait changer la méthode de répartition des moyens publics, pour une plus grande « proximité ». Je dois avouer que ce fut longtemps ma conviction quand j’étais au cabinet de Lang en lançant les « cafés musiques » puis comme Drac à Bordeaux en sillonnant la campagne et les banlieues. Mais, c’était il y a plus de vingt ans ! Et il a bien fallu que je me rende compte de l’épaisseur du plafond de verre qui anéantit les meilleurs volontés de faire don de sa culture aux autres, au nom du service public culturel. Il a bien fallu, inévitablement, revenir à la question de départ : pourquoi penser que nos références culturelles font « œuvres capitales de l’humanité » comme on dit dans le décret Malraux constituant, encore et toujours, le ministère de la culture ? Pourquoi nos cultures devraient-elles être « bonnes » pour tout le reste de la Terre ? L’accès des « pauvres » à la culture des « riches » est -il un impératif pour les sauver de la barbarie et humaniser la planète ?

La réponse est évidemment négative : cette culture cultivée ne fait pas le bonheur ! Elle ne garantit ni le Bien -être des riches, ni celui des pauvres. Elle n’est pas une assurance vie qui apporterait, à coup sûr, liberté et dignité. « La culture », nommée par ceux qui ont le privilège d’en dire le nom, ne peut faire croire qu’elle est progrès vers une humanité plus juste !

Jean Vilar savait déjà que la culture nageait dans l’ambiguïté des sens :

La culture c’est d’abord une entraide, non pas une aumône. Nous savons aussi – du moins je vous en propose l’idée – que la culture n’est pas obligatoirement signe d’intelligence pas plus qu’elle n’est le blanc-seing de la fraternité ou des bons sentiments. Nous savons bien que culture n’est pas la meilleure médecine du bonheur, que la recherche et la connaissance ont été souvent, trop souvent, à l’origine des crimes collectifs ou du moins des inventions finalement meurtrières et qui, d’un coup désormais peuvent effacer les hommes et donc rendre dérisoire l’objet de nos débats. (Avignon///1964 )

Georges Steiner nous a d’ailleurs interdit toute illusion : « Façonner la sensibilité et l’intellect entraîne naturellement l’individu et, par conséquent, la société dans laquelle il s’insère, à adopter une conduite rationnelle et bénéfique. Qu’il revienne à l’éducation d’assurer le progrès moral et politique, tel était bien le dogme laïc : l’instruction publique par l’entremise des lycées, bibliothèques municipales et cours du soir se substituait aux illuminations intérieures, aux élans vers la perfection morale, jusque là sanctionnés, pour une poignée d’élus, par la religion. …. Là ou florissait la culture, la barbarie était par définition un cauchemar du passé »…. Mais,  » nous savons maintenant qu’il n’en était pas ainsi… Nous comprenons maintenant que les sommets de l’hystérie collective et de la sauvagerie peuvent aller de pair avec le maintien et même le renforcement des institutions, de l’appareil et de l’éthique de la haute culture. En d’autres termes, les bibliothèques, musées, théâtres universités et centres de recherche, qui perpétuent la vie des humanités et de la science, peuvent très bien prospérer à l’ombre des camps de concentration …. Nous savons aussi – et cette fois-ci les preuves sont solides, bien que la raison s’obstine à les ignorer – que des qualités évidentes de finesse littéraire et de sens esthétique peuvent voisiner chez le même individu, avec des attitudes barbares, délibérément sadiques. Des hommes comme Hans Franck, qui avait la haute main sur la « solution finale » en Europe de l’Est, étaient des connaisseurs exigeants, et parfois même de bons interprètes, de Bach et Mozart. On compte parmi les ronds de cuir de la torture ou de la chambre à gaz des admirateurs de Goethe ou des amoureux de Rilke./ »(Dans le Château de Barbe bleue » page 90). Le constat est sans appel. Le dogme de l’épanouissement des hommes par la rencontre avec les arts est une « fiction nécessaire » et ne saurait passer pour une vérité universelle, qui s’imposerait, partout et pour tous.

Et les luttes de décolonisation nous ont montré que la bonne culture était aussi une force à haut potentiel destructeur, comme l’ont rappelé les débats à l’Unesco sur la diversité culturelle ! Personne au « Monde » n’aurait donc lu depuis 1995 « Notre diversité créatrice  » de Peres de Cuellar ?

Et je ne cite même pas Bourdieu et la lame de fond de la Distinction !

En clair : vouloir que tous les êtres humains de tous les lieux et tous les temps accèdent, universellement, aux quelques références culturelles de quelques spécialistes de quelques disciplines de l’imaginaire est indécent. Les lecteurs du « Musée Imaginaire » de Malraux ne devraient jamais l’oublier. L’œuvre ne l’est pas en soi, elle est reconquête incertaine de chaque génération : « Le chef d’œuvre ne maintient pas un monologue souverain mais un invincible dialogue » (page 67).

Ainsi, affirmer la permanence de l’œuvre est un dogme dont vous auriez dû vous moquer. Comme Rabelais se riait des papistes de l’île des Papimanes réunis en banquet (délicieusement servi par des « jeunes filles de l’endroit » , « belles à croquer »,) faisant l’éloge des « saintes écritures » comme aujourd’hui on fait prière à « la culture » : « Extravagantes « angéliques », comme les pauvres âmes périraient sans vous, elles qui, ici-bas, errent dans les corps mortels en cette vallée de misère ! Hélas ! quand accordera-t-on aux humains ce don de grâce particulière qui leur ferait abandonner toutes les autres études et affaires, pour vous lire, vous entendre, vous connaître, vous mettre en œuvre et en pratique, vous incorporer, transformer en sang, et vous faire pénétrer au plus profond des ventricules de leurs cerveaux, dans les moelles internes de leurs os, dans les labyrinthes compliqués de leurs artères ? Oh, c’est alors que le monde sera heureux, ni plus tôt, ni autrement ! »

Il faudrait être plus modeste et accepter que le seul » accès » que la politique publique devrait défendre est celui de l’accès des personnes à plus d’autonomie, plus de liberté reconnue par les autres, pour plus de dignité dans la relation de leur identité culturelle avec la diversité des êtres du monde des vivants. Cette route vers plus d’autonomie (de liberté sociale dirait Axel Honneth) passera certainement par la rencontre avec les multiples œuvres des multiples artistes, mais ce parcours sera celui de la « personne » dans la singularité de sa sensibilité et de sa raison.

C’est peut -être ce que vous appelez « proximité » , mais, pour être valide, la proximité ne consiste pas à s’adresser à l’autre en niant sa culture, avec cette dose de mépris que la commisération pour les innocents laisse si souvent percevoir dans la démocratisation de la culture. Elle ne passe pas non plus par la multiplication des « épiceries culturelles » répondant aux besoins de ce que vous appelez « les populations » ( de consommateurs individuels, sans doute !) .

Il faut d’abord accepter la « personne » comme telle, comme être de liberté et de dignité, auquel nul ne peut voler le droit de dire sa valeur au monde ! Les droits humains fondamentaux – le droit culturel en est un – interdisent à quiconque de dire « nous » à la place du « je ». En revanche, le « nous » s’élabore en faisant « humanité ensemble », c’est à dire en ouvrant à chaque personne un maximum d’opportunités pour entrer en interaction avec les autres cultures et forger ainsi son autonomie. C’est l’antidote au repli identitaire, la réponse par la diversité culturelle que déteste tant le FN. C’est la fameuse sentence d’Edouard Glissant : « Je change par échanger avec l’autre, sans me perdre pourtant, ni me dénaturer ».(Philosophie de la relation , page 66/ voir aussi page 37 sur l’illusion de l’universalité des littératures).

Et que l’on ne dise pas que c’est trop abstrait, populiste ou difficile à pratiquer car c’est, par exemple la mission publique que les élus ont confié aux professionnels des musées de Newcastle : non pas délecter les consommateurs de bonnes œuvres, mais « permettre aux personnes de mieux se situer au monde, de renforcer leur identité propre, pour plus de respect pour elles-mêmes, plus de respect pour les autres « . Une proximité partant de la personne pour mieux répondre aux enjeux du développement des droits humains. Pas seulement un jeu de boutiquiers de la subvention !

Ce monde de la culture de la personne serait-il étranger au  » Monde » ? Quinze ans après la Déclaration universelle sur la diversité culturelle ? Je crains de devoir être affirmatif : aucun article, aucun débat ouvert sur la Déclaration (toujours confondue avec la Convention sur la diversité des expressions culturelles de 2005). Peut- être une forme de repli identitaire à la française, comme si c’était le moment pour un quotidien qui veut résister à la pensée clôturée sur elle-même et répondre à « l’insécurité culturelle » que le Figaro aime tant scénariser !!!.

Bien respectueusement à vous …

Jean Michel Lucas*

kasimir bisou sur facebook.

*Président de Trempolino, docteur d’Etat ès sciences économiques et maître de conférences à l’université Rennes 2 Haute-Bretagne dont il fut le vice-président de 1982 à 1986, Jean-Michel Lucas fut également conseiller technique au cabinet du ministre de la Culture Jack Lang de 1990 à 1992, où il y impulsa notamment le programme « Cafés Musiques ». Nommé Directeur régional des affaires culturelles d’Aquitaine en 1992, il mit en place une politique culturelle d’État en étroit partenariat avec les collectivités locales, et avec comme préoccupation de valoriser la place de la culture dans les politiques de la ville et des territoires ruraux. Ce « militant de l’action culturelle », connu sous le pseudonyme de Doc Kasimir Bisou, a participé à plusieurs projets sur le devenir des politiques culturelles et sur les légitimités dans lesquelles elles s’inscrivent. En Bretagne comme en Aquitaine, il fut par ailleurs à l’origine de nombreuses réalisations concernant les musiques amplifiées (RAMA, festival d’Uzeste, Rencontres Trans Musicales de Rennes…).

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Résister au corporatisme pour moderniser l’action publique culturelle

A propos de l’article 2 de la loi de modernisation de l’action publique et de l’affirmation des métropoles et de l’amendement « d’exception culturelle »

La loi sur la modernisation de l’action publique et l’affirmation des métropoles comporte un article 2 qui rend possible la délégation de certains services de l’Etat aux collectivités  territoriales. Dans une République décentralisée, (article 1 de la Constitution) cette possibilité de délégation n’a rien pour scandaliser, d’autant que la délégation n’adviendra qu’après négociations entre l’Etat et la collectivité. Sauf à être nostalgique de la centralisation,  étatique et parisienne, il n’y a pas de quoi perdre les pédales.

Pourtant, on a vu, le 11 décembre dernier à l’Assemblée Nationale, certains députés de la majorité monter sur leurs grands chevaux contre cette possibilité de délégation dès lors qu’elle s’appliquerait à la « culture » et, plus précisément, aux services de l’Etat chargés du spectacle vivant !

D’où la question : pourquoi ces députés ont-ils tenu à refuser cette possibilité d’innover dans la gestion des affaires culturelles de l’Etat, alors qu’ils ont fort bien accepté le principe de la délégation pour tous les autres domaines prévus par la loi ?

La réponse est sans ambiguïté. Les amendements 35 et 65 déposés par ces députés de la majorité n’avaient qu’un objectif : faire passer l’intérêt sectoriel de certaines organisations professionnelles du secteur culturel pour l’intérêt général de la Nation. Les députés Bloche et Grandguillaume –  comme le député Travert un peu plus tôt –  se sont déplacés en séance pour faire droit à ces organisations culturelles unies (par courriers) contre l’article 2. En somme pour faire la courte échelle aux intérêts particuliers de ces offreurs de produits culturels subventionnés. ( particulièrement agités par le PROFEDIM 1 )

Je voudrais d’abord m’intéresser aux 5 arguments de fond développés par le député Grandguillaume.

J’aurais aimé les prendre au sérieux, surtout quand son plaidoyer dramatise les risques pour la démocratie locale. Selon le député Grandguillaume  :  » Si l’État délègue l’une de ses compétences à une collectivité, comment ne pas craindre que là où les services déconcentrés exerçaient une fonction de régulation, la collectivité délégataire ne tente d’imposer ses orientations à d’autres collectivités ? »

Mais j’ai rapidement observé que l’argument avait été formulé exactement dans les mêmes termes par les organisations culturelles professionnelles ! Dans leur lettre aux députés, il est écrit : « si l’Etat  délègue l’une de ses compétences à une collectivité, comment ne pas craindre que, là  où les  services déconcentrés avaient une fonction de régulation, la collectivité délégataire ne tente d’imposer ses orientations à d’autres collectivités. « 

Fascinant : le député Grandguillaume n’a fait que du copier coller !  Pour lui, défendre l’intérêt général de la Nation revient à faire le perroquet en reprenant, mot pour mot, le texte que lui a dicté le secteur culturel professionnel organisé en groupe de pression. Je dis bien le « secteur culturel » car aucun député ne s’est autorisé à douter que  les organisations signataires – dont je rappelle la longue liste en annexe – représentent l’ensemble des activités artistiques et culturelles de notre pays ! Aucune hésitation puisque dans cette liste se rassemblent des organisations de salariés mais aussi de  patrons, des défenseurs du lyrique ou du théâtre comme des musiques actuelles et de l’art contemporain, tous unis contre l’article 2 dans un mouvement œcuménique qui en a oublié toutes ses divergences ! Comme les députés n’ont pas eu le moindre doute sur la représentativité de ces organisations, je dois évidemment en faire autant et considérer qu’il s’agit bien du discours du  « lobby des arts ».   En dehors duquel, il ne saurait y avoir la moindre légitimité  publique !

Dans cet esprit, j’ai regardé les 4 autres arguments et j’ai retrouvé exactement les mêmes formulations que celles du lobby : pour la question des moyens humains inadaptés,  pour celle du réseau des drac, celle des décrets d’application, celle de la place de l’article 2 dans le code général des collectivités. Copie conforme ! Mots identiques !  Même raisonnement ! L’amendement a donc été pensé dans les bureaux des organisations prétendant représenter démocratiquement tous les  professionnels. En langage ordinaire de la négociation publique on dira sans nuance que l’amendement a été rédigé par les « professionnels » !

Je  mets en note de bas de page la démonstration de ce psittacisme systématique qui pourrait laisser pantois sur l’inféodation du député aux intérêts de ce que je dois bien appeler maintenant le « lobby des arts » 2. A ce stade, les organisations professionnelles ont trouvé un déguisement de député  pour exprimer leur opposition au  principe politique de la délégation.

Cette situation parait pourtant étrange.  Il apparaît,  en effet, que le député Grandguillaume  fait  juste semblant de reprendre l’argumentaire du lobby. Il n’échappe à personne que ces 5 arguments re-copiés à l’identique ne sont pas du tout spécifiques au secteur culturel. S’ils avaient été pris en compte par l’Assemblée, ils auraient dû l’être pour tous les domaines de l’Etat concernés par les délégations prévues à l’article 2. En conséquence, si le député Grandguillaume avait cru sérieusement à ces arguments, il se serait retrouvé en situation d’opposition manifeste vis à vis du principe même de la délégation ! Il aurait dû logiquement manifester son opposition globale aux orientations fondamentales du gouvernement en faveur d’un peu plus de décentralisation. Il est clair que le député Grandguillaume n’a jamais eu l’intention de prendre ce risque politique anti gouvernemental pour les seuls beaux yeux des membres du lobby des arts.

Alors,  pourquoi évoque -t-il  ces arguments de principes anti-délégations puisqu’il y croit si peu ?

Je ne peux imaginer qu’une réponse : se dédouaner sans risque auprès de ces professionnels de la culture dont on redoute le pouvoir médiatique. En recopiant leurs arguments, on laisse penser que leur position était juste !  Autrement dit, le copier coller n’était qu’un marché de dupes, habile vis à vis du lobby des arts mais peu reluisant puisque le député n’a pas osé défendre la position  d’intérêt général du gouvernement face à ces intérêts particuliers du secteur culturel.

Devant une situation aussi absurde, pour ne pas dire ridicule, il faut appeler à plus de raison : les organisations, en tout cas leurs technocrates, ne peuvent décemment pas, comme elles viennent de le faire pour l’amendement, dicter la loi à la place de la représentation nationale  –  ce qui définit  au sens strict le corporatisme.

Pas plus que les députés ne doivent abandonner leurs prérogatives en se contentant de faire chauffer la machine à photocopier ; il leur revient de fixer,  à travers la loi, les finalités d’intérêt général,  notamment  pour  l’action culturelle publique.

Il revient maintenant à Madame la  ministre de la réforme de l’Etat de rattraper ce mauvais coup en indiquant que les négociations sur les « délégations » devront respecter les règles générales du Débat Public. Après tout, la loi l’exige depuis 1995 sur les questions d’environnement  ; étendons là au dispositif de négociation des délégations culturelles  et autres !

Nul doute que le projet de délégation prévu pour la Bretagne sera un excellent banc d’essai pour ces débats démocratiques, sur les finalités, les enjeux, les dispositifs, les moyens, les actions et l’évaluation des initiatives culturelles publiques. Dans ce cadre transparent, les interrogations des professionnels s’exprimeront comme celles de bien d’autres acteurs, sans la dramatisation excessive que le lobby des arts a orchestré autour de l’article 2.

Ce qui aura, au moins, pour avantage d’amener les organisations professionnelles à débattre en interne avant de signer des courriers intempestifs aux députés (et au Président de la République de surcroît) et à débattre avec leur base avant de définir leur position dans la négociation ! On mesurera mieux à cette occasion la part de fantasme et les doses de vérité des objections évoquées par le lobby des arts.

Reste maintenant  à entendre les arguments strictement liés aux particularités du secteur culturel.

C’est surtout le député Patrick  Bloche ( avec l’appui du député  Marc Dolez) qui s’est collé à la démonstration. Il a ouvertement plaidé pour que la République continue de prôner le corporatisme en matière de politique publique du spectacle vivant.

Je passe sur l’argument nostalgique de l’histoire glorieuse  de la politique culturelle française qui doit tant à l’Etat, ( de Malraux à Lang, en remontant à Louis XIV rappelle ironiquement M. Patrick Devedjan qui a certainement lu le bréviaire de madame de Saint Pulgent). On peut certes rendre hommage à l’histoire mais, en ces temps de crise mondialisée où les changements sont plus rapides que les erreurs de prévision, il ne s’impose pas que la République soit trop nostalgique d’un Etat culturel central et systématiquement parisien.

Doivent, alors, être appréciés trois arguments contenus dans un seul paragraphe du discours de Monsieur Bloche, (dont il est inutile que je redise qu’il reprend, lui aussi, le texte que lui ont envoyé les organisations professionnelles)   :  » La décentralisation culturelle, dans un pays comme la France, ne vaut que si l’État culturel existe, non seulement au nom de l’égalité des territoires, non seulement parce que la République est une et indivisible, mais aussi parce qu’il y a une nécessité pour l’État d’exercer son contrôle scientifique. »

Il y a donc :

EN 1 : la garantie de l’égalité des territoires qui disparaîtrait si les services culturels de l’Etat étaient délégués à des collectivités.

Pour ceux qui ont eu à gérer une DRAC  comme je l’ai fait, l’argument est presque risible. Depuis le temps que les crédits consacrés au spectacle vivant restent proportionnellement focalisés sur Paris, sans que rien ne change d’année en année, il ne faut pas trop essayer de faire croire que le ministère de la culture est, depuis cinquante ans, un modèle de lutte contre les inégalités territoriales.

Au mieux, dans les DRAC, de valeureux volontaires ont essayé de songer au milieu rural ou aux quartiers en difficulté, mais avec un militantisme dont la réussite tient moins à la volonté des services centraux qu’à la détermination de certaines collectivités (celles en tout cas qui ne voulaient pas devenir avant tout « capitales culturelles » dans leur territoire). Et d’ailleurs, cela n’a pas échappé au député socialiste Marcel Rogemont qui a dénoncé en 2009 devant la commission des finances de l’Assemblée la régression de la situation :  « S’agissant plus spécifiquement du programme « Création », le même constat s’impose : finançant aujourd’hui principalement les grandes institutions souvent parisiennes, les crédits centraux restent majoritaires puisqu’ils représentent 56 % du programme, contre 44 % des crédits gérés par les directions régionales des affaires culturelles (DRAC). Une fois encore, la situation ne s’est pas améliorée entre 2007 et 2010. » 

Ou, un peu plus loin :  » On ne peut donc pas dire, contrairement à ce qu’affirme le ministère dans son dossier de presse, qu’il y a « poursuite du rééquilibrage entamé en 2009 en faveur des territoires », du moins s’agissant du spectacle vivant. De même, indiquer que l’objectif du ministère est « de cibler l’effort sur les institutions en région » est un peu léger, lorsque l’on précise ensuite que « les crédits de fonctionnement courant gérés en centrale sont maintenus à 53 millions d’euros, hors subvention allouée à l’association de préfiguration de la Philharmonie de Paris », c’est-à-dire qu’en réalité les crédits gérés en central et à destination de Paris ne sont pas maintenus, mais augmentés, puisque la Philharmonie se situe sur le territoire de la capitale. « 

Je sais bien qu’en 2009 le député Rogemont était dans l’opposition et que depuis le changement a eu lieu. Mais je crains que le député Bloche ait du mal à faire valoir que le ministère parisien de la culture a été chamboulé au point d’apporter la garantie d’être devenu l’arme absolue  de  l’égalité  territoriale… surtout avec les investissements colossaux dans la Philharmonique.

Pour ne pas être plus ironique, j’aurais apprécié que monsieur Bloche dise à ses collègues : « Puisque le ministère (l’Etat culturel) n’a jamais réussi son rééquilibrage territorial, les délégations devront faire mieux et donc comporter une clause de soutien plus élevé aux collectivités qui sont en situation d’inégalités. » C’est l’esprit même de ces délégations prévues à l’article 2 de permettre des négociations adaptées à chaque territoire, dans le cadre de débats publics ouverts et documentés sur la répartition des moyens à affecter aux collectivités délégataires. Par expérience pratique, je dirai que ces débats publics préalables aux délégations seront de toute façon plus transparents que le dispositif actuel de répartition des crédits déconcentrés entre les Dracs, où là aussi, il vaut mieux être riche et bien doté en équipements culturels que l’inverse.

EN 2 , Monsieur le député Bloche s’alarme sur le risque que feront porter les  délégations culturelles à la République Une et Indivisible. L’argument est évidemment repris du catalogue « clés en main » du lobby des professionnels du spectacle vivant et des arts plastiques.  D’où mon étonnement : qu’est ce qui a bien pu germer dans la cervelle des technocrates de ce lobby pour imaginer sérieusement que les produits artistiques des scènes nationales et autres opéras  avaient un rapport avec l’Unité de la République ?

On peut toujours croire à la magie de la relation entre l’artiste et son public, mais elle n’est que l’illusion du « faire  ensemble » et engage rarement au delà de l’émotion personnelle. C’est bien le drame de la politique culturelle qui espère l’émancipation par l’art mais qui, dans son rapport docile à l’économie du quotidien, ne sait plus organiser que la pratique de la consommation individuelle. Je dirais plus durement que, dans notre  vie commune, ces offres de spectacles ou d’expositions ( en tout cas, les offres de ce lobby actif auprès des députés) sont devenues au fil de notre temps des produits destinés à  des consommateurs qui les apprécient comme ils apprécient leur voiture ou leur repas au restaurant. En plus,  ces clients sont en grande majorité  des consommateurs urbains et bardés de diplômes !  Par quelle prouesse intellectuelle, ces produits culturels sur les étals, mêmes subventionnés,  poseraient -ils plus de problèmes à l’unité de la république que la consommation de chemises ou de meubles ?

Pour être plus direct encore, l’argument de  l’unité et de l’indivisibilité de la république me semble malhonnête car les signataires, du Syndeac jusqu’aux directeurs d’opéra, savent très bien que leurs activités ne concernent qu’une petite minorité de la population de notre vaste république ! Où se niche l’enjeu de l’unité de la république  dans les spectacles d’opéra auxquelles ne sont jamais allés  96 % des français ( 81 %  pour le théâtre!). De surcroît, il faut aussi rappeler que plus le temps passe, plus les écarts se creusent entre les catégories sociales consommant ces produits  de spectacles vivants !  3

Le moins que l’on puisse  dire est qu’il faudrait faire autrement. L’idée de délégation doit répondre à la nécessité de rénover les missions publiques confiées aux professionnels des arts. Avec une « bonne » délégation, les professionnels des arts devraient pouvoir s’intéresser un peu mieux aux  parcours culturels d’émancipation des personnes, pour contribuer au développement de leurs capabilités, en interaction avec les autres. Autrement dit, dans une « bonne » délégation, le consommateur individuel de produits culturels ne peut pas être l’alpha et l’oméga de l’action culturelle publique, pas plus pour les collectivités que pour l’Etat. La République, une et indivisible, a surtout « besoin » que les personnes qui vivent sur son sol fassent culture ensemble, dans le respect réciproque des libertés (dont celle des artistes – pour le redire encore une fois) et des dignités des personnes ( artiste compris évidemment) 4.

EN 3, selon le député Bloche  – et le lobby dont il s’est fait le mandataire – il est nécessaire pour l’intérêt général de la Nation que l’Etat exerce son contrôle scientifique sur le spectacle vivant. L’argument est fréquent mais néanmoins étrange s’agissant d’activités artistiques.

Car pour imaginer un contrôle scientifique pertinent de la part des services de l’Etat, il faudrait d’abord qu’il y ait « science » ! On peut éventuellement l’admettre pour quelques pratiques patrimoniales qui empruntent à des disciplines scientifiques connexes, mais pour le spectacle vivant et l’art contemporain, ce discours scientiste déclenche l’ironie. Voilà donc des professionnels des arts vivants qui réclament d’être contrôlés non seulement par l’Etat (détenteur du monopole de la violence légitime, rappelons-le !) mais, en plus, par la raison scientifique et sa capacité à énoncer l’objectivité du réel ! Qui a oublié de dire aux organisations du lobby des arts que la raison d’être des artistes étaient au contraire de nous apporter les ressources infinies, incertaines,  inconnues, ineffables de l’imaginaire humain, dans toutes ses diversités ? L’humanité a certes besoin de la raison scientifique mais elle se perdrait elle-même si elle en faisait un instrument de « contrôle » de notre liberté d’expression symbolique, « inextricable et imprévisible » dirait Glissant.

Comme le milieu artistique n’ignore rien de cette évidence, il y a donc quelque chose de suspect dans le rôle que les organisations professionnelles de la culture veulent faire jouer au « contrôle scientifique », surtout que, dans les écritures excessives du lobby, ce contrôle est justifié par un « pouvoir régalien » du ministère de la culture qui, pour le spectacle vivant,  n’a aucun fondement, et surtout, aucun sens en pays de liberté.

Que cache d’inavouable cette revendication de l’objectivité scientifique des choix artistiques des services de l’Etat ?

Le milieu artistique sait que le terme « contrôle scientifique » est un abus de langage. Ce qui importe pour lui,  c’est uniquement que la sélection des projets financés par l’argent public soit contrôlée par des « connaisseurs » de la discipline. Ce que l’on appelle humblement « privilégier la qualité artistique ».

Nul ne conteste que les choix de ces connaisseurs sont subjectifs et ne peuvent prétendre avoir l’objectivité procurée par des protocoles d’évaluation scientifique. Mais, au moins, le classement opéré par ces connaisseurs doit répondre aux conventions du moment qui hiérarchisent la valeur artistique dans chaque discipline. Ces conventions font « convictions » mais jamais « certitudes », comme le montre l’oubli dans lequel on tient des oeuvres « magnifiques » de la période précédente dans les réserves des Frac ou ailleurs,  et ce, jusqu’à ce que les convictions changent.  Pour se prémunir de la critique que la sélection des créations artistiques est subjective et arbitraire, donc ne respecte en rien l’exigence de neutralité imposée à l’Etat, on comprend qu’il soit plus habile d’habiller  en « jugements scientifiques » les avis des connaisseurs.

Mais le mot ne suffit pas à cacher que la désignation de ce que l’Etat considère comme de la création artistique relève exclusivement d’un pouvoir accordé sans réserve à des acteurs du secteur professionnel. Le corporatisme est ici totalement institué dans la pratique, même s’il n’a jamais été fondé en droit. Pour être honnête intellectuellement, il faudrait donc dire que l’Etat sert de parapluie au système de sélection des projets artistiques contrôlés par des réseaux de connaisseurs. Autrement dit, quand le lobby des arts évoque la figure de l’Etat, il faut surtout comprendre qu’il attend que des amis de chaque discipline fassent le bon choix au sein de l’administration publique.

La meilleure preuve de ces connivences disciplinaires se lit dans le principe continuellement affirmé par les services de la culture : personne ne doit savoir sur quels critères les connaisseurs ont  fait le choix entre les projets des créations artistiques ! Absence totale de transparence.  La République a accepté que les choix artistiques de l’Etat soient régis par « le strict secret des délibérations » 5 au sein des commissions. Alors qu’il s’agit de décisions prises au nom de l’intérêt public,  non pas pour satisfaire les goûts privés des spécialistes.

Je ne rajoute pas qu’à ce secret des débats vient s’ajouter l’opacité totale des critères de désignation des connaisseurs !

Autant dire que la revendication du contrôle scientifique est une paravent pour naïfs qui permet de maintenir la main mise du corporatisme disciplinaire sur les choix publics des créations artistiques.

Les députés retrouveront ce même problème du secret, de l’arbitraire, de l’absence de transparence quand ils examineront le projet de loi sur la création artistique. Recopieront-ils les souhaits du lobby, comme celui ci s’y attend déjà ?

A ce jeu du corporatisme institué, certaines disciplines ont organisé de bien belles féodalités comme l’Opéra, le théâtre « intelligent » ou la musique « contemporaine » ( je n’évoque ici que les rois de l’institutionnalisation disciplinaire, les autres acteurs acceptant finalement leur position d’invisibilité publique) ! Elles savent pouvoir compter sur leurs nombreux amis placés au sein des services du ministère. On comprend que ces organisations professionnelles souhaitent conserver ce privilège de l’Etat central, puisque c’est le leur, et enragent contre le principe de la délégation. Par contre, on comprend moins que d’autres champs disciplinaires à peine considérés comme artistiques et qui ont eu tant de mal à placer des représentants de leurs disciplines  dans les bureaux du ministère,  aient associé, à la légère, leur signature aux barons du corporatisme culturel ! Car ces organisations – du théâtre de rue, des musiques actuelles  ou des compagnies de théâtre non labellisées – sont, pour tout dire, les cocus de la politique culturelle étatique depuis quarante ans- je peux en témoigner à qui voudra.  Sans doute, a- t-on là une autre figure du « Portrait du colonisé »,  pour rappeler Albert Memmi.

Pour autant, il faut bien avouer que la loi sur la modernisation de l’action publique et l’affirmation des métropoles n’a pas posé de contre feux suffisants à ces tendances corporatistes de la politique culturelle.

En acceptant le retour de la compétence générale dans toutes les collectivités, le gouvernement et le parlement ont donné des gages aux intérêts sectoriels de tout poil, puisque la loi ne fixe aucune responsabilité culturelle commune à toutes les  collectivités. Ce sera donc le « chacun pour soi » et faute de responsabilités publiques incrustées dans l’Etat de droit, donc imposées par  la loi  à toutes les collectivités, les rapports de force locaux continueront de nourrir le contenu des actions culturelles publiques. Les députés n’ignorent pourtant pas les critiques sur les potentats locaux qu’ils soient élus ou barons de la culture. De surcroît, comme le rappelle le président de la Fncc,  » en temps de crise, on peut craindre une indexation progressive de l’attention à la culture sur ses indéniables apports économiques et sur la voie d’une concurrence accrue entre territoires. C’est déjà le chemin de l’Europe avec son budget 2014/2020 dit “Europe créative” 6.

Il est donc urgent que la puissance publique affirme les principes communs à respecter par toutes les  politiques culturelles, tant de l’Etat que des collectivités. J’avais indiqué au député Travert 7 la voie à suivre pour éloigner le spectre du corporatisme culturel. Il suffisait d’affirmer les finalités culturelles d’intérêt général que la France s’est engagée à défendre en adoptant les textes normatifs de l’Unesco. Le député Travert n’a pas tenu compte de ces valeurs culturelles universelles que nous avons pourtant pris la responsabilité de défendre aux yeux du monde. Il a préféré s’en tenir à l’approche sectorielle, donc corporatiste de la culture.

Malgré cela, dans le climat d’opposition introduit par le lobby des arts, il s’impose aujourd’hui que le dispositif de délégation soit rendu transparent et public et qu’il repose pour tous les acteurs de la négociation sur les valeurs culturelles universelles négociées à l’Unesco. Ce sera un cadre incontestable pour le débat public autour de la délégation culturelle,  au sens où refuser de se référer tant à la Déclaration universelle sur la diversité culturelle qu’à la Convention sur la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel serait nous déjuger collectivement sur la scène mondiale.

Conclusion : si, en matière culturelle, le gouvernement veut vraiment faire des délégations le fer de lance de la modernisation de l’action publique, il lui faudra vite profiter de la délégation prévue pour la Bretagne pour affirmer de tels principes de discussion.

Il lui faudra aussi éviter de présenter au Parlement une loi sur la création artistique qui continue de privilégier les pratiques archaïques du corporatisme culturel.

A l’inverse, il serait temps que les organisations culturelles professionnelles apprennent à rester à leur juste place : elles sont les indispensables ressources du développement de l’imaginaire humain mais elles ne sauraient, dans notre République, espérer penser l’intérêt général en lieu et place du législateur.

Jean-Michel LUCAS / Doc Kasimir Bisou*

Notes :

1 : Le contact donné par la trentaine d’organisations sectorielles signataires est Claire Guillemin PROFEDIM ( syndicat professionnel des producteurs, festivals, ensembles, diffuseurs indépendant de musique/) claire.guillemein@profedim.org

: Question A – texte des organisations « Au-‐delà de ces raisons tenant aux principes fondateurs de l’organisation des pouvoirs publics, cette disposition soulève des difficultés pratiques évidentes et notamment concernant la mobilisation des moyens humains nécessaires à l’exercice des compétences déléguées. »

présentation Grandguillaume : « ‘Au-delà de ces raisons tenant aux principes fondateurs de l’organisation des pouvoirs publics, cette disposition pourrait soulever des difficultés pratiques évidentes, notamment au regard de la mobilisation des moyens humains nécessaires à l’exercice des compétences déléguées. »

Question B- texte des organisations professionnelles : Cette disposition pourrait conduire, entre autres, à la destruction du réseau cohérent des directions régionales des affaires culturelles, celui–‐là même qui permet de mener une politique nationale de soutien à la culture tout en participant à la mise en oeuvre des projets et financements croisés avec les collectivités. »

textes Grandguillaume : « cette disposition pourrait mettre gravement en difficulté le réseau cohérent des directions régionales des affaires culturelles, qui permet de mener une politique nationale de soutien à la culture et de contribuer à la mise en œuvre des projets et financements croisés avec les collectivités. »

Question C- texte des organisations : « l’actuelle rédaction de ces alinéas va inéluctablement soulever des difficultés d’interprétation, notamment lorsqu’il s’agira d’examiner les lois d’application venant définir les compétences pouvant être déléguées. »
texte Grandguillaume :  » l’actuelle rédaction de ces alinéas va inéluctablement soulever des difficultés d’interprétation, notamment lorsqu’il s’agira d’examiner les décrets d’application venant définir les compétences pouvant être déléguées ».

Question D- texte des organisations : « d’un point de vue méthodologique, on ne peut que s’étonner de voir cette proposition s’insérer dans le chapitre du code général des collectivités territoriales relatif à la libre administration de ces dernières. On perçoit mal en quoi ce texte participe de la mise en oeuvre de ce principe  »

texte Grandguilaume : « Aussi, d’un point de vue méthodologique, l’on ne peut que s’étonner de voir cette disposition s’insérer dans le chapitre du code général des collectivités territoriales relatif à la libre administration de ces dernières ; l’on perçoit mal, en effet, en quoi ce texte participe, par cet alinéa, à la mise en œuvre de ce principe. »

3 : Etudes 2001 -7 du DEPS. Olivier Donnat : Pratiques culturelles, 1973-2008 Dynamiques générationnelles et pesanteurs sociales .page 25

4 : Remerciements aux sept écrivains qui ont publié « le manifeste pour les « produits » de haute nécessité » qui donne le ton pour l’avenir : « Toute vie humaine un peu équilibrée s’articule entre, d’un côté, les nécessités immédiates du boire-survivre-manger (en clair : le prosaïque) ; et, de l’autre, l’aspiration à un épanouissement de soi, là où la nourriture est de dignité, d’honneur, de musique, de chants, de sports, de danses, de lectures, de philosophie, de spiritualité, d’amour, de temps libre affecté à l’accomplissement du grand désir intime (en clair : le poétique). Comme le propose Edgar Morin, le vivre-pour-vivre, tout comme le vivre-pour-soi n’ouvrent à aucune plénitude sans le donner-à-vivre à ce que nous aimons, à ceux que nous aimons, aux impossibles et aux dépassements auxquels nous aspirons.  »

5 : Exemple : Arrêté du 13 octobre 2005 relatif à la procédure d’aide aux ensembles de musique professionnels porteurs de création et d’innovation , article 12 :Les membres des commissions et les personnes qui participent aux séances ou qui sont invitées à y assister sont tenus au strict secret des délibérations !!!

6 : Editorial de la lettre d’échanges N° 117 de la FNCC

7 : Audition du 18 juin 2013/:Commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale / Note de Jean Michel Lucas sur le projet de loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles ; 

Annexe :

Liste des organisations qui ont tenu à exprimer leur courroux contre l’article 2, même auprès du Président de République par lettre du 25 octobre 2013 :

  • CFE–‐CGC Spectacle– Pôle fédéral CGC spectacle et action culturelle et ses syndicats (SNACOPVA
  • CFE–‐CGC, SNAPS CFE–‐CGC, SNCAMTC CFE–‐CGC)
  • CGT Culture –   Union syndicale des personnels  des affaires culturelles 
  • CGT Spectacle– Fédération nationale des syndicats du spectacle, du cinéma, de l’audiovisuel et
  • de l’action culturelle CGT et ses syndicats (SFA, SNAM, SNAP, SYNPTAC)
  • CIPAC – Fédération des professionnels de l’art contemporain
  • CPDO  –  Chambre professionnelle des directions d’opéras
  • F3C CFDT – Fédération communication conseil culture CFDT
  • FASAP-‐FO – Fédération des arts, du spectacle, de l’audiovisuel et de la presse Force Ouvrière
  • et ses syndicats (SNLA–‐FO, SNM–‐FO, SNSV–‐FO)
  •  FRAAP – Fédération des réseaux et associations d’artistes plasticiens,
  • PROFEDIM  –  syndicat professionnel des producteurs, festivals , ensembles, diffuseurs indépendants de musique
  • SCC – Syndicat du cirque de création
  • SMA – Syndicat des musiques actuelles
  • SNSP – Syndicat national des scènes publiques
  • SPI – Syndicat des producteurs indépendants
  • SYNAVI – Syndicat national des arts vivants
  • SYNDEAC – Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles
  • SYNOLYR – Syndicat national des orchestres et théâtres lyriques.

*Président de Trempolino, docteur d’Etat ès sciences économiques et maître de conférences à l’université Rennes 2 Haute-Bretagne dont il fut le vice-président de 1982 à 1986, Jean-Michel Lucas fut également conseiller technique au cabinet du ministre de la Culture Jack Lang de 1990 à 1992, où il y impulsa notamment le programme « Cafés Musiques ». Nommé Directeur régional des affaires culturelles d’Aquitaine en 1992, il mit en place une politique culturelle d’État en étroit partenariat avec les collectivités locales, et avec comme préoccupation de valoriser la place de la culture dans les politiques de la ville et des territoires ruraux. Ce « militant de l’action culturelle », connu sous le pseudonyme de Doc Kasimir Bisou, a participé à plusieurs projets sur le devenir des politiques culturelles et sur les légitimités dans lesquelles elles s’inscrivent. En Bretagne comme en Aquitaine, il fut par ailleurs à l’origine de nombreuses réalisations concernant les musiques amplifiées (RAMA, festival d’Uzeste, Rencontres Trans Musicales de Rennes…).

Du même auteur sur cultural-engineering.com :

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Pour repenser les enjeux culturels publics

Jjean-michel_lucas_opinionean-Michel Lucas s’est livré à un exercice de synthèse de l’ossature de l’argumentaire qu’il défend pour repenser les enjeux des politiques culturelles publiques, loin des approches actuelles repliées sur les enjeux particuliers du secteur comme des territoires.

Il en rappelle ici les balises universelles de la responsabilité culturelle publique dans une société soucieuse du développement des droits  humains.

 

A – Une éthique culturelle à quatre balises

Pour repenser les enjeux culturels publics, l’argumentaire développé ici repose sur le lien indissociable entre « culture » et « humanité ».

1 – Son point de départ est la Déclaration Universelle des droits de l’homme de 1948 pour laquelle l’idée même d’humanité impose que les êtres humains soient libres et égaux, en dignité et en droits, dotés de raison et faisant preuve de solidarité. Cette éthique publique universelle est la première balise indépassable : elle considère que pour faire humanité ensemble les personnes doivent être reconnues dans leurs droits fondamentaux à la liberté, à la dignité.

2 – La deuxième balise éthique s’en déduit : chaque être humain porte ses convictions, ses valeurs, ses croyances, sa manière de saisir le monde à travers son identité culturelle singulière. Nul ne peut lui dénier sa « culture » sans porter atteinte à sa liberté et à sa dignité, sans l’exclure de l’horizon commun de l’humanité. Chaque personne étant libre, elle échafaude son identité culturelle à sa façon, laquelle évolue au gré des relations avec les autres. Cela signifie que la personne n’est pas astreinte à une identité figée une fois pour toutes [1].

3 – La troisième balise impose que s’organise le maximum d’interactions entre toutes ces identités culturelles.

La légitimité accordée aux identités culturelles ne vaut que si les relations entre les personnes conduisent à la reconnaissance réciproque des unes par les autres. C’est la condition du vivre ensemble qui nécessite que la personne ajuste sa liberté et sa dignité culturelles à la liberté et la dignité culturelles des autres personnes. C’est en ce sens que la politique culturelle publique doit inévitablement considérer que « faire culture », c’est faire humanité ensemble, selon la définition de la culture de la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels [2] : la première responsabilité culturelle publique est de favoriser ces interactions réciproques entre les identités culturelles des personnes pour progresser vers une meilleure humanité [3]. Les politiques culturelles de l’Etat comme des collectivités devraient donc résister à leur enfermement dans une approche sectorielle des offres et des besoins de produits fabriqués par les professionnels des disciplines artistiques !

4 – La quatrième balise est celle de l’accès à plus d’autonomie. Certes, chaque identité culturelle singulière puise dans les références des groupes qui ont vu naître et grandir la personne ; mais l’espace public, par les interactions de reconnaissance qu’il suscite entre les identités culturelles, doit permettre à chacun de devenir un peu plus autonome dans ses choix culturels. L’enjeu public universel est de préserver « l’attachement » des personnes à leurs cultures d’origine pour mieux favoriser leurs « arrachements » nécessaires pour qu’elle s’affirment comme des personnes singulières [4]. La finalité est l’émancipation de la personne en humanité, au delà de son épanouissement individuel. Cet argumentaire conduit à affirmer que la politique publique doit renoncer à penser en terme d’identités culturelles collectives (identité du territoire, du groupe ethnique, de la religion..) comme si la personne était condamnée à subir le référentiel culturel des collectifs qui l’ont vu naître. Au mieux, on parlera « d’identifications » multiples de la personne aux collectifs qui nourrissent son identité, en veillant que soit respectée la balise de la liberté.

B – Ces balises de l’éthique publique de la culture étant posées, quelle est leur portée dans la pratique politique ?

1- Aucune réalité pratique ne pouvant être conforme aux principes, il y a TOUJOURS à discuter. Toujours à débattre sur ce qui est « bien » pour une identité culturelle et « mauvais » pour l’autre ! Les quatre balises doivent être considérées comme des points d’appui partagés (universels) pour guider les discussions publiques vers une décision qui permettra de faire un peu mieux humanité ensemble. Il s’agit d’organiser la « palabre » en confrontant les identités culturelles des personnes. La palabre est impérative pour accéder aux nécessaires interactions réciproques, bien au delà des formules simplistes de la participation citoyenne au bien commun. Les 4 balises sont les points de repère qui permettent d’apprécier si les compromis partiels issus de la discussion collective permettent le développement des droits humains. En ce sens un bon compromis devra être porteur de plus de droits humains conduisant les personnes à accéder à plus de liberté, plus de dignité, plus de relations de reconnaissance réciproque avec les autres, plus de capacités à agir et réagir pour plus d’humanité ensemble. Cette vision de l’humanité (approche ABDH [5]) a des conséquences immédiates sur la conception du développement de la planète. Elle met la personne et ses libertés au premier rang pour bâtir l’avenir et ne se contente pas de penser le développement en terme de réponses à de simples besoins. Comme le dit SEN : « si l’importance des vies humaines tient aussi à la liberté dont nous jouissons, l’idée de développement durable est à reformuler en conséquence » [6]. En ce sens, le respect des 4 balises impose de concevoir le développement durable comme un développement humain durable. [7]

C’est une quête éthique à ré-affirmer chaque jour et partout, puisque l’idéal des Droits Humains restera toujours un horizon à conquérir. D’où l’importance stratégique de la politique culturelle en démocratie.

2 – La palabre doit être correctement organisée. Elle doit être acceptée comme forme de négociation fondée sur la discussion « libre, ouverte et documentée » [8] sur la base d’arguments aussi rationalisés que possible. Chacun doit pouvoir disposer des outils permettant l’expression de ses « bonnes raisons » d’affirmer sa liberté, sa dignité et ses intérêts ! La polémique entre les identités et les différentes formes d’expression des conflits doit laisser place à la discussion démocratique et raisonnée entre les personnes (seules ou en groupes). Loin d’être une perte de temps pour l’action, cette démocratie, comme gouvernement par la discussion, est la condition d’une meilleure reconnaissance réciproque des identités culturelles, donc, du Mieux Vivre ensemble dans une société aspirant à devenir plus juste. Même s’il restera toujours de situations de conflits qui devront se résoudre autrement.

3 – Dans cette approche, les personnes sont alors « parties prenantes » des multiples délibérations de compromis qui forgent les règles de vie, formelles et informelles, de nos quotidiens. La société civile – notamment la vie associative – devient essentielle pour élaborer ensemble les standards du Vivre ensemble entre les identités culturelles des personnes – du pas de sa porte à son quartier, de sa ville à l’Europe ou au monde. Le plus d’humanité n’est pas seulement une affaire d’Etat car aucune personne n’est dispensée d’être un acteur du Vivre ensemble comme enjeu du développement des droits humains de chacun.

4 – Dans cette dynamique collective de relations entre les personnes, seules ou en groupes, la politique culturelle devra se préoccuper au premier chef des processus qui conduisent les uns et les autres à accéder à plus de reconnaissance de leur identité culturelle. Sa responsabilité sera de favoriser les trois formes concrètes de la reconnaissance : les gains de confiance en soi, liés aux relations d’empathie entre les personnes; les gains de respect de soi, liés au renforcement de droits à égalité de tous les autres ; les gains d’estime de soi, liés à la valeur particulière que les autres accordent aux activités de la personne.

5 – Une politique publique qui ignorerait les trois volets de la reconnaissance de la personne ouvrirait la voie à la société du mépris avec son cortège de « luttes pour la reconnaissance » par lesquelles les personnes s’affirment dans leurs identités culturelles à travers leur puissance d’agir ensemble. Cette dynamique des luttes pour la reconnaissance impose souvent des terrains de négociations inédits que la politique publique soucieuse du développement des droits humains doit savoir prendre en compte pour accéder à des compromis partiels, …. jusqu’aux prochaines tensions de reconnaissance.

 6 – Cette approche des enjeux culturels pour l’humanité accorde un rôle fondamental aux professionnels des arts.

a ) D’abord en application de la balise universelle de la liberté.

Les balises de la bonne humanité évoquée plus haut fixent les règles de réciprocité auxquelles chacun doit se conformer pour vivre ensemble. Mais par définition, ce compromis est inhumain car il fige l’expression de la liberté : s’il fallait que ces règles d’humanité demeurent inchangées, l’humanité ne le serait plus car elle poserait des interdits définitifs à l’expression des imaginaires. Or, la balise de la liberté d’appréhender le monde est universelle alors que les règles de la vie collective sont relatives aux circonstances.

Ainsi, la liberté d’expression artistique est là pour déplacer les bornes des compromis que la société humaine se donne à chaque moment, sur chaque territoire. C’est une responsabilité politique fondatrice des droits humains que de la garantir sous peine de sclérose de l’humanité.

b) En second lieu, l’enjeu de l’action collective est le développement des capabilités pour progresser vers une société plus juste où chaque personne peut, librement, mieux choisir « ce qu’elle a de bonnes raisons de valoriser ». (SEN) Si la personne se réfère toujours aux mêmes ressources culturelles, ses choix seront figés et réduits à la reproduction de l’identité culturelle stéréotypé des groupes auxquels elle se rattache. Pour faire toujours un peu mieux humanité ensemble, il est d’enjeu universel que les personnes puissent accéder à d’autres références, multiplier les interactions pour ouvrir de nouveaux parcours aux imaginaires et favoriser une plus grande puissance d’agir pour une meilleure reconnaissance. Pour pouvoir emprunter ces parcours d’émancipation, l’espace public (marchand ou non marchand) doit offrir aux personnes des opportunités de reconnaître le meilleur des disciplines artistiques. Il ne faut pourtant pas se tromper : si les professionnels du secteur artistique sont indispensables, seule la personne est légitime à débattre de ce qui accroît sa liberté et sa dignité de personne humaine SINGULIERE, sous peine de voir la politique culturelle « réifier » la personne en objet de marketing, en « public fidèle », en « habitant » ou « population éloignée de la culture.

c) Enfin, les responsables culturels publics devraient nécessairement s’assurer que les échanges marchands de produits culturels sont bien conformes aux enjeux de développement des droits humains des personnes. Ils ne devraient pas se contenter d’agir pour le développement des fréquentations des publics et des chiffres d’affaires des industries du secteur. En conséquence, ils devraient privilégier les organisations culturelles de l’économie solidaire qui garantissent le respect des quatre balises dans leurs relations aux personnes, en interne et en externe. Le développement des droits humains ne peut se contenter de la rentabilité marchande, même lorsqu’elle est répartie de manière plus juste.

Ainsi, l’enjeu culturel public ne relève pas d’une « exception » à la vie normale des êtres humains : il consiste à se mettre au service d’une humanité qui trouve plus juste que les personnes disposent de plus de libertés, de plus de dignité, de plus de capabilités, de plus de responsabilités pour faire un peu mieux « humanité ensemble ».

Jean-Michel LUCAS / Doc Kasimir Bisou* le 15/10/2013

Président de Trempolino, docteur d’Etat ès sciences économiques et maître de conférences à l’université Rennes 2 Haute-Bretagne dont il fut le vice-président de 1982 à 1986, Jean-Michel Lucas fut également conseiller technique au cabinet du ministre de la Culture Jack Lang de 1990 à 1992, où il y impulsa notamment le programme « Cafés Musiques ». Nommé Directeur régional des affaires culturelles d’Aquitaine en 1992, il mit en place une politique culturelle d’État en étroit partenariat avec les collectivités locales, et avec comme préoccupation de valoriser la place de la culture dans les politiques de la ville et des territoires ruraux. Ce « militant de l’action culturelle », connu sous le pseudonyme de Doc Kasimir Bisou, a participé à plusieurs projets sur le devenir des politiques culturelles et sur les légitimités dans lesquelles elles s’inscrivent. En Bretagne comme en Aquitaine, il fut par ailleurs à l’origine de nombreuses réalisations concernant les musiques amplifiées (RAMA, festival d’Uzeste, Rencontres Trans Musicales de Rennes…).

 

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Notes

[1] On doit considérer que les identités des personnes sont « variées, plurielles et dynamiques », comme le dit la Déclaration universelle sur la diversité culturelle de 2001.

Voir site Unesco :

http://portal.unesco.org/fr/ev.php- URL_ID=13179&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html

[2] Voir la déclaration sur le site http://www.unifr.ch/iiedh/fr/publications/declaration

[3] Ce qui est étonnant c’est que le législateur français continue en 2013 à réduire la culture à des offres de produits sur les territoires (voir par exemple la commission des affaires culturelles sur la loi de décentralisation :

http://www.assemblee-nationale.fr/14/rapports/r1207.asp)

[4] Voir le précieux enseignement d’Alain Renaut dans « l’Humanisme de la diversité » éditions Flammarion.

[5] Voir l’Approche Basée sur les Droits de l’Homme en développement, http://unifribourg.ch/iiedh/assets/files/DS/DS19- ABDH-3.pdf

[6] Amartya SEN « L’idée de justice » Flammarion, page 306.

[7] Pour une démonstration détaillé voir JM Lucas et Doc Kasimir Bisou « Culture et développement durable » éditions IRma 2012

[8] Selon l’expression d’Amartya Sen dans « L’idée de justice » , (disponible en collection poche Champs).

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Sur le projet de loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles / 2

Pour prolonger et enrichir le débat, nous avons le plaisir de publier la deuxième partie de la note de Jean-Michel Lucas sur le projet de loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles, dans le cadre de l’audition du 18 juin à la commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale.

jean-michel_lucas_opinionC- Pour dépasser ces difficultés, on doit envisager une autre perpective pour définir l’enjeu culturel public dans les territoires.

1 – Pour cela, il faut certainement éviter de revenir en arrière en renforçant le pouvoir de contrôle et d’expertise des services du ministère de la culture,  pour la raison simple que les collectivités ont progressivement recruté des professionnels aux compétences similaires à celles des agents des Drac.  [3]

2-  La seule perspective de changement est ailleurs  mais elle nécessite une autre approche de l’enjeu culturel public.

Je la formulerai ainsi : la loi devra permettre à chaque collectivité de réaliser, librement, ce qui lui semble conforme à l’intérêt local,  à la condition de respecter des principes communs à toutes les collectivités, au niveau national. Les collectivités, seules ou en partenariat  entre elles, seraient ainsi « autonomes » dans la détermination de leur programme d’actions culturelles mais toutes devront  partager les mêmes valeurs communes définies par la loi.

3 –  Il n’est pas difficile de déterminer ces valeurs partagées garantissant la cohérence de sens de la politique culturelle nationale, sans pour autant brider l’action locale des collectivités et de la société civile. Il suffit que la loi rappelle que la France a approuvé, unanimement, les termes de la « Déclaration universelle sur la diversité culturelle » à l’Unesco en 2001.

4- A cet égard, il ne s’agit que d’actualiser le logiciel de pensée des rédacteurs du projet de loi, en leur rappelant que, depuis les formulations de 1999 que j’ai évoqués plus haut, l’approche des enjeux culturels publics a été fortement modifiée. L’Etat français a approuvé des textes normatifs l’engageant, devant la communauté internationale, à mettre en oeuvre les  valeurs de la diversité culturelle. Une loi sur la modernisation de l’action publique ne peut pas totalement l’ignorer !

J’ajoute que cette évolution est déjà revendiquée par les élus à la Culture fédérés au sein de la FNCC qui a explicitement demandé au gouvernement « d ‘inscrire de nouvelles missions pour les élus : la mise en oeuvre de la Charte de l’Unesco pour la diversité culturelle. » (L’expression la plus juste aurait dû être « la Déclaration Universelle sur la Diversité culturelle »).

5 –  Si cette perspective était retenue, le texte de loi n’aurait qu’à viser, dans ses attendus, la Déclaration de 2001 en précisant que les interventions culturelles des collectivités auront obligatoirement à respecter les principes énoncés par ce texte. Ainsi, chaque collectivité devra assurer que son programme d’actions en matière d’art et de culture contribuera, comme l’indique l’article 2 de la Déclaration  à améliorer le vivre ensemble et à  développer les capacités créatrices de chacun,  dans le respect des droits de l’homme.[4]

6 – Ce changement d’approche met en avant les enjeux humanistes de la politique culturelle sans empiéter sur la capacité d’initiatives locales, en matière de gestion des projets.

On peut ainsi suggérer que, sauf à renoncer aux positions prises par l’Etat français à l’Unesco, le  texte de loi énonce que :

 » Chaque collectivité est  appelée, au titre de sa compétence de développement culturel, à organiser librement ses interventions culturelles dans le cadre d’un schéma de développement qui vise à « assurer  une interaction harmonieuse et un vouloir vivre ensemble de personnes et de groupes aux identités culturelles, à la fois plurielles, variées et dynamiques » et à favoriser ainsi « les échanges culturels et l’épanouissement des capacités créatrices qui nourrissent la vie publique ». [5]

7 – Une telle approche humaniste de la responsabilité culturelle publique nécessite évidement de dépasser l’approche sectorielle habituelle, limitée à l’offre de biens culturels et à leur réception par des publics. [6]

Ainsi, lorsque l’élu procède aux choix d’un projet, il est en mesure d’énoncer la valeur culturelle d’intéret général à la fois pour le territoire mais aussi pour la nation toute entière. L’unité de la politique culturelle est assurée par ces valeurs communes d’interactions entre les cultures et d’épanouissement des capacités créatrices, et non par les seuls critères techniques des spécialistes des disciplines artistiques.

Pour saisir la dimension concrète de cette perspective je citerai la mission d’intérêt général confiée  par la collectivité de Newcastle à ses musées ( Tyne and Wear archive and museum) :  » Our mission is to help people determine their place in the world and define their identities, so enhancing their self-respect and their respect for others. »  La valeur culturelle d’intérêt général pour ce territoire est bien la valeur politique des relations entre les identités culturelles, des interactions harmonieuses (dans le respect réciproque des personnes) et les professionnels jouent un role important au sens où ils apportent leurs compétences aux personnes pour qu’elles se situent mieux au monde grâce à leur relation avec l’univers des arts.[7] Résultat : les musées de Newcastle sont fréquentés par 1,8 millions de personnes dans une agglomération de 1 million d’habitants, ce qui devrait impressionner le législateur français pour peu qu’il soit attentif aux taux de fréquentation de nos musées.

 8- Ces exigences de sens pour la culture, au delà des légitimes préoccupations de gestion d’équipements culturels coûteux, nécessitent de renforcer les concertations avec toutes les parties prenantes de la vie culturelle sur les territoires.

Comme l’exprime clairement la FNCC, il s’agit d’imaginer « des politiques culturelles pour les personnes, par les territoires » et, de ce point de vue, cette perspective appelle à élargir  « la participation des citoyens dans les prises de décisions », ce qui est très nouveau pour les politiques culturelles françaises qui ont longtemps résisté à cet impératif.

9 – Dans une société ouverte et soucieuse de proximité avec les citoyens, les politiques culturelles devraient ainsi mieux répondre à la nécessité de permettre aux cultures, dans leur diversité, de faire « humanité ensemble », selon la définition de la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels. [8]

10 –  Il me semble que cette approche  globale de  la politique culturelle est totalement en phase avec l’esprit de la loi de modernisation de l’action publique. En reprenant à son compte les valeurs de la Déclaration de 2001 comme autant de balises partagées par tous les responsables publics, la loi faciliterait les discussions entre les intérêts particuliers, pour mieux aboutir à l’élaboration de schémas régionaux, départementaux, locaux et de pactes de gouvernance adaptés à la réalité du terrain  mais répondant aux mêmes exigences humanistes.

11-  Cette approche conduit à affirmer que l’enjeu culturel public est partout, et pas seulement dans des équipements spécialisés.

Il faut donc en conclure qu’il serait contradictoire  de vouloir simplifier la répartition des compétences culturelles alors qu’aucune responsabilité publique ne peut échapper à l’exigence culturelle du vivre ensemble et de l’épanouissement des capacités créatrices. Il faut surtout accepter que la politique culturelle ne soit plus uniquement composée d’offres culturelles produites et vendues, mais construites à partir des relations entre des personnes qui ont des conceptions du monde différenciées et qu’il faut pourtant faire vivre ensemble  avec un minimum d’harmonie.

En conséquence, chaque collectivité devrait être appelée à élaborer son schéma de développement culturel répondant aux valeurs communes énoncées en terme « d’interactions », de « vivre ensemble » et « d’épanouissement des capacités créatrices ».

12 – On pourrait toutefois considérer que le territoire communal (ou les regroupements) devrait avoir obligation de mettre en place un schéma de développement culturel tandis que les autres collectivités pourraient n’avoir qu’une faculté de concevoir un tel schéma.

Par contre, pour répondre à l’objectif de moderniser en simplifiant, il est concevable que le controle financier soir mobilisé pour refuser tout apport de ressources publiques à des projets culturels  qui ne seraient pas intégrés à un schéma de développement culturel territorial répondant aux valeurs énoncées.

Dans cette logique de mise en cohérence, les financements croisés ne seraient plus définis à partir de projets sectoriels/disciplinaires. Ils ne deviendraient autorisés que si le projet trouve sa place dans les schémas de chacune des collectivités concernées, de telle sorte que l’action réponde à des valeurs culturelles partagées par tous les  parties prenantes.

Exemple : il serait tout a fait concevable qu’une région souhaite organiser, par exemple, un festival de danse. Le financement de ce festival ne serait autorisé  que s’il est intégré au schéma de la région  mais aussi aux schémas de chacune des collectivités où se déroulerai ce festival, ce qui singifierait qu’il apporte sa contribution aux interactions culturelles, au vivre ensemble  et à l’épanouissement des capacités créatrices.

Ce mécanisme réduira le poids des lobbies spécialisés et obligera au moins, au débat public, sur le sens des projets culturels,  au delà de leur qualité disciplinaire.

13  – Dans cette cohérence,  le Haut Conseil des territoires devrait se doter d’une section spécifique permettant collectivement d’évaluer les réponses apportées par les territoires aux enjeux culturels fixés par la loi.

Compte tenu des  finalités de la loi de modernisation et particulièrement de ses préoccupations de voir l’action publique mieux concourir aux objectifs de croissance, la section culturelle du Haut Conseil devra veiller particulièrement à ce que se traduisent dans la réalité des territoires les engagements de faire de la « diversité culturelle un facteur de développement ».

Etant rappelé, ici, l’argument de l’article 3 de la Déclaration Universelle sur la Diversité Culturelle :  « La diversité culturelle élargit les possibilités de choix offertes à chacun ; elle est l’une des sources du développement, entendu non seulement en termes de croissance économique, mais aussi comme moyen d’accéder à une existence intellectuelle, affective, morale et spirituelle satisfaisante. »

13 – Il est certain que nos engagements à l’Unesco sur la diversité culturelle peuvent être mal compris et faire débat s’ils étaient repris in extenso dans un texte législatif concernant la modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles.

Toutefois, indiquer dans la loi, l’enjeu culturel de la diversité serait ouvrir une voie que nombre d’élus à la culture, dont ceux de la FNCC, accueilleraient avec intérêt, pour que la politique culturelle puisse enfin relier les personnes pour un meilleur vivre ensemble dans la république décentralisée, à l’heure d’une mondialisation croissante.

Jean-Michel Lucas *

Président de Trempolino, docteur d’Etat ès sciences économiques et maître de conférences à l’université Rennes 2 Haute-Bretagne dont il fut le vice-président de 1982 à 1986, Jean-Michel Lucas fut également conseiller technique au cabinet du ministre de la Culture Jack Lang de 1990 à 1992, où il y impulsa notamment le programme « Cafés Musiques ». Nommé Directeur régional des affaires culturelles d’Aquitaine en 1992, il mit en place une politique culturelle d’État en étroit partenariat avec les collectivités locales, et avec comme préoccupation de valoriser la place de la culture dans les politiques de la ville et des territoires ruraux. Ce « militant de l’action culturelle », connu sous le pseudonyme de Doc Kasimir Bisou, a participé à plusieurs projets sur le devenir des politiques culturelles et sur les légitimités dans lesquelles elles s’inscrivent. En Bretagne comme en Aquitaine, il fut par ailleurs à l’origine de nombreuses réalisations concernant les musiques amplifiées (RAMA, festival d’Uzeste, Rencontres Trans Musicales de Rennes…).

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Notes

[3] On peut faire l’hypothèse d’un consensus suffisant sur la répartition actuelle des responsabilités concernant les monuments historiques, l’archéologie,  les archives ou les bibliothèques.

[4]  Article 2 de la déclaration Universelle sur la diversité culturelle : « Dans nos sociétés de plus en plus diversifiées, il est indispensable d’assurer une interaction harmonieuse et un vouloir vivre ensemble de personnes et de groupes aux identités culturelles à la fois plurielles, variées et dynamiques. Des politiques favorisant l’inclusion et la participation de tous les citoyens sont garantes de la cohésion sociale, de la vitalité de la société civile et de la paix. Ainsi défini, le pluralisme culturel constitue la réponse politique au fait de la diversité culturelle. Indissociable d’un cadre démocratique, le pluralisme culturel est propice aux échanges culturels et à l’épanouissement des capacités créatrices qui nourrissent la vie publique.

[5]  Concernant les métropoles, la formulation de leurs responsabilités culturelles, à l’article L521-2,  pourrait être : La métropole exerce de plein droit, en lieu et place des communes membres, les compétences suivantes : …… 1° en matière de développement ………… culturel : …………… définition d’un schéma culturel métropolitain visant à assurer une interaction harmonieuse et un vouloir vivre ensemble de personnes et de groupes aux identités culturelles, à la fois plurielles, variées et dynamiques » et à favoriser ainsi « les échanges culturels et l’épanouissement des capacités créatrices qui nourrissent la vie publique».

[6]  Il suffit de citer l’article 4 de la Déclaration universelle sur la diversité culturelle pour s’en assurer  : « La défense de la diversité culturelle est un impératif éthique, inséparable du respect de la dignité de la personne humaine. Elle implique l’engagement de respecter les droits de l’homme et les libertés fondamentales,.. ».

[7] Je n’insiste pas pour comparer cette définition  avec les missions que la loi française confie aux musées qui se contente de qualifier l’offre et d’espérer le « plaisir » des clients.. (« Est considérée comme musée, au sens du présent livre, toute collection permanente composée de biens dont la conservation et la présentation revêtent un intérêt public et organisée en vue de la connaissance, de l’éducation et du plaisir du public. « 

[8] Déclaration de Fribourg : a. le terme «culture» recouvre les valeurs, les croyances, les convictions, les langues, les savoirs et les arts, les traditions, institutions et modes de vie par lesquels une personne ou un groupe exprime son humanité et les significations qu’il donne à son existence et à son développement ; b. l’expression «identité culturelle» est comprise comme l’ensemble des références culturelles par lequel une personne, seule ou en commun, se définit, se constitue, communique et entend être reconnue dans sa dignité. 

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Sur le projet de loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles /1

Pour prolonger et enrichir le débat, nous avons le plaisir de publier la note de Jean-Michel Lucas sur le projet de loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles, dans le cadre de l’audition du 18 juin à la commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale.

jean-michel_lucas_opinionJ’ai examiné le  projet  de loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles sous l’angle des enjeux culturels et je voudrais d’abord vous faire part de ma perplexité, avant de suggérer une perspective qui me parait plus conforme aux ambitions de modernisation  de l’action publique souhaitée par la loi.

A- je note, en premier lieu, que la conception des responsabilités culturelles des collectivités territoriales ne s’appuie sur aucune réflexion innovante.

1- La référence aux langues régionales dans les responsabilités des régions ne fait que prendre en compte une revendication ancienne, très ancienne  qui ne comporte même pas de référence aux « cultures régionales » !

2- Les responsabilités culturelles des métropoles sont formalisées quasiment dans les mêmes termes [1] que dans la loi Chevénement de 1999 :   » Construction ou aménagement, entretien, gestion et animation d’équipements, de réseaux d’équipements ou d’établissements culturels, socioculturels, socio-éducatifs, sportifs, lorsqu’ils sont d’intérêt communautaire ».

Cette formulation réduit la « culture publique » à des batiments et des institutions,  alors que la plupart des élus, notamment des grandes villes, observent que la vitalité culturelle de leur territoire émane d’une multitude d’initiatives qui, de surcroit, déplacent le périmètre traditionnel du domaine culturel. Dans une métropole  ouverte sur le monde,  les initiatives puisant dans les ressources du numérique, les pratiques musicales en particulier nocturnes, les manifestations festives et attractives, les interventions d’artistes dans l’espace public, la  variété des cultures venues d’ailleurs sont à ce point actives et créatives qu’on se demande pourquoi les rédacteurs du projet de loi sont restés figés sur les catégories culturelles de la fin du  siècle précédent.

3 – Le projet aurait pu, par exemple emprunter à l’article L4433-27  du Code général des collectivités territoriales qui préfère énoncer que la collectivité a la responsabilité de « définir un programme des actions qu’elle entend  mener en matière culturelle ». Pour qu’elle s’exerce pleinement, une telle responsabilité suppose une large concertation et une forte mobilisation des parties prenantes  du territoire,  ce qui me parait être plus conforme aux aspirations du présent  projet de loi.

Je trouve dommage que cette approche culturelle n’ait pas été retenue et qu’elle demeure limitée à certaines  régions  – Guadeloupe, Guyane,  Martinique, Mayotte et Réunion  – comme si la république décentralisée considérait que la responsabilité culturelle là-bas ne pouvait pas s’appliquer dans les grandes cités métropolitaines ou dans les  régions de l’hexagone. [2]

B – Je voudrais aussi exprimer ma perplexité devant le retour à l’identique de la clause de compétence générale pour les régions et les départements.

1 – Il faut reconnaitre que cette disposition répond à une revendication qui avait été l’un des axes forts de l’opposition des élus et des professionnels culturels à la loi de décembre 2010.

Je ne reviendrai pas sur les atouts positifs de ce retour  à la compétence générale, dont on sait qu’elle a permis à nombre de collectivités d’innover par rapport aux  politiques culturelles de l’Etat, notamment en renforçant la cohérence territoriale des actions culturelles.

Malgré l’unanimité du milieu dit culturel en faveur de la compétence générale, je crois nécessaire d’observer que l’approche proposée par le texte de loi est insatisfaisante. En effet, le statu quo de la compétence générale comporte plusieurs risques majeurs.

2 – Le premier  est évidemment la segmentation de  l’action culturelle publique nationale.  Chaque collectivité a sa propre temporalité et élabore à son gré sa propre politique culturelle. Si chaque territoire reste indépendant dans la détermination de ses finalités et de ses actions culturelles, l’idée même d’une politique culturelle ayant une dimension nationale disparaît.

L’idée de « Pacte de gouvernance » (article 5 du projet  de loi) confirme cette acceptation de la segmentation de la responsabilité publique culturelle par la république décentralisée. En effet, le  projet ne prévoit pour la culture aucun chef de file et les schémas territoriaux pourront, ou non, inclure une dimension culturelle, laquelle sera donc  à géométrie très variable.

Il est manifeste que pour les concepteurs du projet de loi, l’enjeu culturel a si peu d’importance qu’il n’y a aucune nécessité de définir des règles nationales communes aux collectivités. Si l’on en reste là, chacune des collectivités mettra dans sa politique culturelle les valeurs et pratiques qui lui semblent bonnes, dans l’indifférence de la loi commune.

3- L’absence de cadrage de la compétence générale appliquée à la culture porte en elle un autre risque :  au vu de l’histoire de la politique culturelle dans notre pays,  il sera bien difficile pour les élus d’éviter les effets des clientélismes locaux qui resteront toujours aussi dominants dans le choix des équipements culturels prioritaires sur le territoire.  De ce point de vue,  si des garde-fous ne sont pas introduits dans le  projet de loi, la répartition socio économique actuelle des  bénéficiaires des équipements et établissements culturels publics demeurera ce qu’elle est depuis longtemps.

4 – J’ajouterai  que le projet  de loi ne précisant pas qu’elles pourraient être les valeurs culturelles à partager sur l’ensemble du territoire national, les collectivités s’appuieront sur leurs réseaux de professionnels culturels  pour énoncer les critères de sélection des projets.

Je précise ce risque du point de vue de l’Etat de droit : certes, aujourd’hui les élus définissent les valeurs d’intérêt général qu’ils confient à chacun de leur  équipement culturel et, sur cette base, ils choisissent les professionnels les mieux placés pour mettre en oeuvre ces valeurs. On dira par exemple que l’établissement devra proposer une offre de qualité artistique et travailler en partenariat  avec le milieu scolaire et les quartiers,  assurer un rayonnement régional ou contribuer à l’attractivité touristique. La valeur culturelle d’intérêt général sera alors associée à des valeurs économiques et sociales, jugées bonnes pour le territoire par les élus. Toutefois, dans cette configuration, le politique n’a pas de responsabilité dans le choix des valeurs culturelles d’intérêt général car elles sont déterminées exclusivement par les professionnels de chaque  discipline artistique. Elles sont fondées sur des critères qui appartiennent seulement aux spécialistes de la discipline et auxquels les citoyens et les élus n’ont pas accés, et ont, encore moins, la légitimité d’en discuter. L’intérêt général culturel est sous controle de la compétence d’expertise des professionnels ( ce que l’on appelle en pratique la « qualité » du projet culturel).

Tant que les services spécialisés du Ministère de la culture controlaient les recrutements des professionnels, la République pouvait encore croire que tous ces choix relatifs et techniques des spécialistes des disciplines des arts concuurraient à enrichir la Nation d’une même valeur culturelle de référence, puisque la mission confiée par l’Etat au ministère etait de sélectionner parmi toutes les activités artistiques uniquement celles qui avaient une valeur de référence pour toute l’humanité (les oeuvres capitales de l’humanité dans le décret instituant le ministère).

Mais avec la compétence générale, cette fiction du référentiel commun des valeurs culturelles n’est plus recevable. Les choix culturels des élus n’ont plus qu’une valeur locale puisque  l’Etat n’a jamais envisagé de confier aussi aux collectivités la mission de ne choisir que des projets culturels de référence ayant « valeur capitale pour l’humanité », tout juste les collectivtés territoriales peuvent -elles faire des choix qui répondent aux « besoins des habitants ».

En conséquence, si la loi ne fixe pas des valeurs culturelles communes pour tous les  territoires, l’élu fera des choix de valeurs culturelles qui n’auront qu’une valeur locale, avec tous les dangers du repli culturel que l’on connait (la culture entre soi). Ou alors l’élu s’en remettra empiriquement aux valeurs des  réseaux de professionnels qu’il connait et apprécie. Il continuera à se retrouver en situation de dépendance vis à vis des critères de « qualité » énoncés par ces réseaux, avec la relativité de leurs choix artistiques qui affaiblit la crédibilbité des politiques culturelles publiques.

L’observation est banale et les élus à la culture en témoignent de plus en plus souvent: la responsabilité de l’expert  culturel s’impose trop souvent à la responsabilité du politique. De ce point de vue, le projet de loi n’apporte aucune perspetive de modernisation de l’action  publique.

5 – Enfin, sans vigilance particulière du législateur, il est fort probable que la tendance des politiques culturelles locales sera de privilégier les projets  ayant un impact déterminant sur la vie économique du territoire. La compétence générale acentuera cette tendance d’autant plus nettement qu’elle n’est assortie d’aucune ressource publique particulière. Beaucoup de territoires se positionnent déjà en concurrence culturelle avec les autres et il est difficile de penser que la loi de décentralisation, même légitimement préoccupée par l’enjeu de croissance,  puisse accorder des vertus à cette rude compétition culturelle entre les collectivités.

A l’heure où la France revendique l’exception culturelle, il est particulièrement curieux de constater que le projet de loi oublie d’en rappeler les règles aux  « territoires créatifs » et autres « clusters culturels » qui évaluent leurs objectifs publics à  la seule rentabilité marchande des acteurs culturels !

Jean-Michel Lucas*.

Président de Trempolino, docteur d’Etat ès sciences économiques et maître de conférences à l’université Rennes 2 Haute-Bretagne dont il fut le vice-président de 1982 à 1986, Jean-Michel Lucas fut également conseiller technique au cabinet du ministre de la Culture Jack Lang de 1990 à 1992, où il y impulsa notamment le programme « Cafés Musiques ». Nommé Directeur régional des affaires culturelles d’Aquitaine en 1992, il mit en place une politique culturelle d’État en étroit partenariat avec les collectivités locales, et avec comme préoccupation de valoriser la place de la culture dans les politiques de la ville et des territoires ruraux. Ce « militant de l’action culturelle », connu sous le pseudonyme de Doc Kasimir Bisou, a participé à plusieurs projets sur le devenir des politiques culturelles et sur les légitimités dans lesquelles elles s’inscrivent. En Bretagne comme en Aquitaine, il fut par ailleurs à l’origine de nombreuses réalisations concernant les musiques amplifiées (RAMA, festival d’Uzeste, Rencontres Trans Musicales de Rennes…).

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Notes

[1] Dans le projet  de loi,  il est question de « fonctionnement » et non « d’animation » : c) Construction, aménagement, entretien et fonctionnement d’équipements culturels, socio-culturels, socio-éducatifs et sportifs d’intérêt métropolitain ; »

[2] Je voudrais aussi faire observer que  dans le texte des compétences des métropoles, le projet de loi prétend pouvoir dissocier les « équipements culturels » des « équipements socio culturels  » ou « socio éducatifs. Je n’ose dire que le législateur est bien présomptueux de vouloir ainsi discriminer entre des théâtres et des centre sociaux quand les uns travaillent régulièrement avec des associations de quartier et quand les autres sont engagés avec des artistes pronant « l’art participatif » ! Il est dommage que la loi opère de tels découpages, aussi mal justifiés, entre équipements culturels, socio culturels, socio éducatifs dont la raison d’être répond moins à l’intérêt collectif du territoire qu’aux intérêts particuliers de différents groupes professionnels concernés.

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Culture et décentralisation : une réelle perspective de changement

Jean-Michel Lucas est sans aucun doute un des plus éloquents empêcheurs de tourner en rond. A peine l’annonce faite de la nomination de Sylvie Robert par Aurélie Filipetti pour conduire une mission pour renforcer les actions entre le ministère de la Culture et les collectivités, c’est avec une efficacité rare qu’il vient nous rappeler dans une tribune parue dans la Gazette des Communes qu’un changement d’approche de la décentralisation culturelle paraît désormais pouvoir être accepté.

Les enjeux culturels ont toujours été négligés dans les lois de décentralisation, notamment du fait de la pression des grandes organisations professionnelles du milieu artistique, soucieuses de conserver leurs relations privilégiées avec l’administration centrale du ministère de la culture.
Mais les temps changent et il est maintenant clair, pour tous, que les collectivités locales sont des acteurs publics majeurs de la politique culturelle, aussi bien en matière de financement que de conception de projets.

Un changement d’approche de la décentralisation culturelle paraît donc maintenant pouvoir être accepté.
Pour s’y engager, il me paraît possible de prendre appui sur les positions prises par toutes les collectivités regroupées dans la FNCC (Fédération nationale des collectivités pour la culture).

Lors des états généraux de la démocratie territoriale, la FNCC a fait des propositions au gouvernement qui me semblent porteuses d’innovations significatives pour la décentralisation culturelle.

Je retiens trois points novateurs de ce texte.

La FNCC considère qu’en matière culturelle, l’intérêt national ne peut pas se réduire aux positions du ministère chargé de la culture (et de ses réseaux professionnels nationaux). « L’intérêt national doit être nourri et assumé tant par le pouvoir national que par les collectivités territoriales, en dialogue attentif et respectueux avec la société civile dont ils sont les représentants. »
A bon droit, cette position vise à limiter la tentation permanente du ministère de la culture à conserver ses pouvoirs « régaliens » dans de nombreux domaines (même sans aucune législation spécifique !).

Pour la FNCC, chaque autorité publique doit pouvoir apporter sa contribution à l’enjeu culturel commun. En conséquence, il convient d’éviter d’attribuer des compétences exclusives à telle ou telle autorité publique. « Il n’y a pas de domaine, en matière de culture, dans lequel la compétence exclusive, que ce soit de l’Etat ou de telle ou telle collectivités, s’impose. Tous, cependant, ne pourraient que bénéficier d’un partenariat plus approfondi »

La FNCC insiste alors pour que soit « préservé la compétence générale pour la culture sans pour autant renoncer à des clarifications concertées ». Cette revendication avait été l’un des axes forts de l’opposition des élus et des professionnels à la loi de décembre 2010 qui a abouti à la rédaction insatisfaisante de l’article 73 où la culture est considérée comme un secteur d’activités.

Il est probable que le futur texte devra confirmer la reconnaissance de la compétence générale pour l’enjeu culturel territorial. Il devra aussi, comme le souhaite la FNCC, laisser ouverte la possibilité d’associer aisément la politique culturelle et d’autres politiques publiques locales, pour renforcer les actions transversales largement expérimentées par les collectivités.

Des clarifications par la loi – Ces positions de la FNCC doivent être prises au sérieux par rapport à la réalité de la vie culturelle française. Pour autant, elles peuvent soulever des problèmes qu’il revient à la loi de résoudre.
 En premier lieu, chaque collectivité a sa propre temporalité et élabore à son gré sa propre politique culturelle. Si chaque territoire reste indépendant dans la détermination de ses finalités et de ses actions culturelles, l’idée même d’une politique culturelle ayant une dimension nationale disparaît. La politique culturelle devient segmentée en une multitude de positions locales prises au nom de la compétence générale de chaque territoire.

On ne pourra pas, de même, éviter les effets des clientélismes locaux qui resteront toujours aussi dominants, compte tenu de la répartition sociale des bénéficiaires des équipements culturels publics !

De surcroît, chaque territoire ayant vocation à agir en faveur de son propre développement, le risque est grand que les acteurs culturels soient principalement soutenus au titre de leur apport à l’économie et à l’attractivité du territoire. Chaque territoire se positionnera en concurrence culturelle avec les autres, si aucune règle de solidarité n’est fixée. Il est difficile de penser que la loi de décentralisation puisse accorder des vertus à cette rude compétition entre collectivités pour développer des « territoires créatifs » qui ne feraient qu’accompagner la concurrence mondiale sur les marchés privés de l’économie créative.

La solution à ces problèmes ne s’impose pas d’emblée.
 L’argument de la FNCC, tourné vers le dialogue et le partenariat entre collectivités, est certes réaliste et à encourager, mais, les temporalités différentes des acteurs publics ne garantissent rien d’autre que des accords possibles, jamais nécessaires, entre collectivités.

De plus, faute d’une position unificatrice au niveau national définissant les critères d’intérêt général, ce sont les groupements professionnels et leurs réseaux qui assureront une certaine homogénéisation des interventions culturelles des collectivités à partir de critères d’intérêts essentiellement sectoriels.

Enfin, il paraît difficile de revenir en arrière en renforçant le pouvoir de contrôle et d’expertises des services du ministère de la culture pour la raison simple que les collectivités ont progressivement recruté des professionnels aux compétences similaires à celles des agents des Drac.

Intérêt local au sein de principes nationaux – La seule perspective de changement est ailleurs ; elle est clairement esquissée par la FNCC. Je la formulerai ainsi : la loi devra permettre à chaque collectivité de réaliser, librement, ce qui lui semble conforme à l’intérêt local, à la condition de respecter des principes communs à toutes les collectivités, au niveau national.

Les collectivités seraient ainsi « autonomes » dans la détermination des actions culturelles mais chacune devra veiller au respect des valeurs communes définies par la loi.

Il n’est pas difficile de déterminer ces valeurs partagées garantissant la cohérence de sens de la politique culturelle nationale, sans brider l’action locale des collectivités et de la société civile. Il suffit que la loi rappelle que la France a approuvé, unanimement, les termes de la « Déclaration universelle sur la diversité culturelle » à l’Unesco en 2001.

C’est la suggestion proposée par les élus à la culture eux-mêmes puisque le texte de la FNCC demande explicitement au gouvernement « d ‘inscrire de nouvelles missions pour les élus : la mise en oeuvre de la Charte de l’Unesco pour la diversité culturelle. » (L’expression la plus juste aurait dû être « la Déclaration Universelle sur la Diversité culturelle »).

Si cette suggestion était retenue, le texte de loi n’aurait qu’à viser dans ses attendus la Déclaration de 2001 et à préciser que les interventions culturelles des collectivités auront à respecter les principes énoncés par ce texte. Ainsi, chaque collectivité devra assurer que son programme d’actions en matière d’art et de culture contribuera à améliorer le vivre ensemble et à développer les capacités créatrices de chacun , dans le respect des droits de l’homme.

La formulation la plus simple serait de reprendre dans le texte de loi une partie des termes de la Déclaration de 2001 en indiquant, par exemple, que « les collectivités au titre de leur mission de développement culturel du territoire organisent librement leur politique culturelle pour « assurer une interaction harmonieuse et un vouloir vivre ensemble de personnes et de groupes aux identités culturelles à la fois plurielles, variées et dynamiques », pour favoriser « les échanges culturels et l’épanouissement des capacités créatrices qui nourrissent la vie publique ».

En définitive, la FNCC incite le gouvernement à affirmer une approche globale (politique au sens propre) des enjeux culturels et artistiques locaux, et non plus une approche sectorielle limitée à l’offre de biens culturels et à leur réception par des publics.

Dans une société ouverte et soucieuse de proximité avec les citoyens, les politiques culturelles devraient ainsi mieux répondre à la nécessité de permettre aux cultures, dans leur diversité, de faire humanité ensemble, selon la définition de la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels.

Ces exigences de sens pour la culture devront être associées à la nécessité de rendre la gouvernance des politiques culturelles plus partenariales entre les collectivités et avec les services de l’Etat.
Elles nécessiteront, de même, le développement de concertations ouvertes sur la politique culturelle (Le texte cite l’Agenda 21 de la culture). La FNCC appelle ainsi à promouvoir « la participation des citoyens dans les prises de décisions », ce qui est très nouveau pour les politiques culturelles françaises qui ont longtemps résisté à cet impératif.

Dans la mesure où les conventions Unesco sur la diversité culturelle prévoient toutes la mobilisation de la société civile, nous ne pouvons faire moins en France que ce que nous avons applaudi à l’Unesco, d’autant que les élus locaux de la FNCC réclament, eux-mêmes, ce renforcement nécessaire de la concertation démocratique pour mieux apprécier les enjeux culturels territoriaux.

Il est certain que nos engagements à l’Unesco sur la diversité culturelle peuvent faire débat s’ils étaient repris in extenso dans un texte législatif concernant la décentralisation. Toutefois, indiquer dans la loi de décentralisation, l’enjeu culturel de la diversité serait ouvrir une voie que les élus de la FNCC accueilleraient avec intérêt, pour que la politique culturelle puisse enfin relier les personnes pour un meilleur vivre ensemble dans la république décentralisée, à l’heure d’une mondialisation croissante.

Du même auteur sur cultural-engineering.com :

Président de Trempolino, docteur d’Etat ès sciences économiques et maître de conférences à l’université Rennes 2 Haute-Bretagne dont il fut le vice-président de 1982 à 1986, Jean-Michel Lucas fut également conseiller technique au cabinet du ministre de la Culture Jack Lang de 1990 à 1992, où il y impulsa notamment le programme « Cafés Musiques ». Nommé Directeur régional des affaires culturelles d’Aquitaine en 1992, il mit en place une politique culturelle d’État en étroit partenariat avec les collectivités locales, et avec comme préoccupation de valoriser la place de la culture dans les politiques de la ville et des territoires ruraux. Ce « militant de l’action culturelle », connu sous le pseudonyme de Doc Kasimir Bisou, a participé à plusieurs projets sur le devenir des politiques culturelles et sur les légitimités dans lesquelles elles s’inscrivent. En Bretagne comme en Aquitaine, il fut par ailleurs à l’origine de nombreuses réalisations concernant les musiques amplifiées (RAMA, festival d’Uzeste, Rencontres Trans Musicales de Rennes…).

Vous pouvez retrouver toutes ses contributions en cliquant ici et n’hésitez pas à réagir et à contribuer au débat !

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Chantier de l’économie créative solidaire / 2

Suite et fin  du texte de de Jean-Michel Lucas issu de son intervention pendant les Etats Généraux 2  des Saisons de la marionnette en France qui se sont déroulés les 28 et 29 mai à Amiens. Il s’agit de sa version amendée en date 15 juin dernier et dans cette seconde partie, il enfonce le clou sur « l’éthique de la dignité culturelle ».

L’ÉCONOMIE  CRÉATIVE SOLIDAIRE COMME DISPOSITIF POLITIQUE

DE L’ÉTHIQUE DE LA DIGNITÉ CULTURELLE.

Si l’idée d’une autre perspective est acceptée, on doit alors prendre au sérieux l’idée « d’économie créative solidaire ». Là encore, il s’agit moins de « faits » que de « valeurs » car avec l’économie créative solidaire apparaît la conviction politique que, dans une démocratie, « l’économie » devrait être considérée comme un outil au service de finalités supérieures. « L’économie », ici, ne se dissocie pas du « politique », comme le dit excellemment Jean Louis Laville [12]. Pas de rejet de « l’économie » par la « culture », pas de rejet du « privé » par le « public », par contre, une affirmation politique que le marché ne peut plus être et rester le maître étalon de la valeur culturelle. Avec « l’économie créative solidaire », l’éthique de la rentabilité doit se replier et céder sa place à un autre idéal pour construire le « mieux Vivre ensemble ».

Ceci étant souhaité, le terme « solidaire » n’est pas très encourageant pour dessiner cette recomposition des valeurs de la « vie bonne » ;  Il fait peur car il laisse croire à une espèce de charité des riches (en revenu ou en capital culturel) vers les pauvres. Il convient mal aux préoccupations des créateurs qui, vous le savez, ne veulent ni être pris dans les rets de la philanthropie, ni passer pour des « assistantes sociales » devant sauver les populations incultes,  comme on l’a entendu si souvent. « Solidaire » n’a pourtant pas ce sens étroit. Il faut le comprendre en termes politiques, à travers l’idée que dans une société de liberté qui croit encore en l’Humanité, les êtres humains sont interdépendants. Le futur de la société n’est pensable que si cette interdépendance est régie par des relations respectant les principes des droits de l’homme et particulièrement son article premier : « les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en  droits ».

L’économie créative solidaire reprend à son compte ce premier principe des droits humains qui  fait de l’enjeu culturel un enjeu  universel. En effet, affirmer la dignité d’une personne revient à la reconnaître dans son identité culturelle, dans sa culture. Cette reconnaissance est une condition indispensable pour que s’établissent des « relations d’interactions » permettant les réciprocités entre les personnes ; c’est une exigence de la construction collective du vivre ensemble de libertés hétérogènes. On dira donc que « l’économie créative solidaire » est un dispositif de politique publique qui mise sur la « création », la « créativité », « l’innovation » et autres nouveautés du monde de l’imaginaire mais qui valorise ces activités en fonction de ce qu’elles apportent à la dignité culturelle des personnes dans l’élaboration du bien vivre ensemble : « l’économie créative solidaire » place ainsi en rang premier la volonté des acteurs de respecter, dans leurs relations avec les autres, l’éthique de la dignité culturelle. Le maître des valeurs n’est plus le marché omnipotent mais l’exigence éthique de respecter le mieux possible les droits de l’homme dans toutes leurs dimensions, ce que la Déclaration de Fribourg énonce comme définissant les droits  culturels des personnes. [13]

Vous pensez certainement que tout cela nous fait une utopie intellectuelle de plus, sans lendemain possible dans une Union européenne  qui a résolument choisi l’éthique de la rentabilité ! Mais ce serait pur défaitisme de votre part. Car l’Union dans la même directive « services » que je rappelais tout à l’heure a parfaitement compris que « l’éthique de la dignité » était une référence inévitable pour construire une démocratie d’êtres libres et autonomes. Pour l’Union, pas de liberté, d’égalité et de fraternité sans volonté collective de respecter les êtres humains dans leur dignité. Ce n’est donc pas un mot de plus, mais une valeur fondamentale qui permet de bien organiser la société de liberté. Il suffit de lire la page 39 de la directive pour s’apercevoir que l’éthique de la dignité culturelle est bien là, gênante mais présente , comme une grosse épine dans le pied des principes concurrentiels : si vous ne connaissez pas la directive,  vous allez être étonnés car, pour l’Union. On lit ainsi : « La présente directive ne devrait pas couvrir les services sociaux dans les domaines du logement de l’aide à l’enfance de l’aide aux familles et aux personnes dans le besoin qui sont assurés par l’État, au niveau national, régional ou local, par des prestataires mandatés par l’État ou par des associations caritatives reconnues comme telles par l’État avec pour objectif d’assister les personnes qui se trouvent de manière permanente ou temporaire dans une situation de besoins particuliers en raison de l’insuffisance de leurs revenus familiaux ou d’un manque total  ou partiel d’indépendance et qui risque d’être marginalisé. Ces services sont essentiels pour garantir le droit fondamental à la dignité et à l’intégrité humaine et sont une manifestation du principe de cohésion sociale de solidarité et ne devrait pas être affecté par la présente qui directive. »

Je  ne vous ai donc pas menti : l’éthique de la dignité qui reconnaît la personne dans l’intégrité de ce qu’elle est,  c’est à dire dans l’intégrité de sa culture,  n’est pas une utopie, c’est bel et bien une référence explicite pour les décideurs politiques au niveau de l’Union !! Une référence qui conduit même à chasser l’éthique de la rentabilité hors de sa vue lorsque le droit fondamental à la dignité  humaine  est menacé.  Exit la directive services et son obsession concurrentielle !

La seule difficulté est que cette légitimité fondamentale est réservée aux  personnes « pauvres », « dans le besoin », « marginalisées » ? Curieux, n’est ce pas pour une organisation politique qui se réfère aux droits de l’homme ! Pourquoi  l’enjeu de la dignité ne concernerait-il pas toutes les personnes dès lors que leur identité culturelle serait mise à mal  par le système concurrentiel ? C’est d’ailleurs ce que nous disent les accords de l’Unesco sur la diversité culturelle et les droits culturels : la reconnaissance des identités culturelles – qui ne contreviennent pas elles-mêmes aux droits de l’homme – est la condition de la dignité des personnes et par là elle prime sur la logique du marché. [14] A ce titre, compte tenu des signatures apposées par notre pays à ces accords internationaux, « l’économie créative solidaire » devrait être la référence de toute l’organisation des dispositifs de politique culturelle, de l’Etat comme des collectivités. Au contraire de « l’économie créative » qui fait de la rentabilité son éthique et rejette à ses marges, ses quartiers et ses « populations » dépendantes, la valeur de dignité, « l’économie créative solidaire » devra mettre la dignité culturelle au rang de valeur principale de l’action culturelle et laisser la rentabilité dans son simple rôle d’outil de gestion.

« Economie créative », « économie créative solidaire » : voilà bien pour chaque élu une question de bon choix politique entre valeur de dignité culturelle et valeur de rentabilité des services créatifs.

Néanmoins, je sais que cette référence à la dignité culturelle ne vous enchante guère, vous qui êtes persuadés que la création artistique détient, par nature, une légitimité supérieure à toutes les autres. Sans nul doute, vous préféreriez continuer à raisonner en termes de « création », « d’œuvres de l’art et de  l’esprit », de « public  cultivé et fidèle», avec, de temps à autre, une petite attention pour les « populations défavorisées ».

Il me faut donc prendre des exemples pour, au moins, semer le doute dans votre esprit.

  1. Le premier exemple est d’autant plus pertinent que je ne l’ai pas  choisi : il nous est imposé par l’actualité du jour à Amiens où le président du Conseil général a refusé l’ouverture d’une exposition de dessins à la bibliothèque départementale ! Vous observerez aisément avec moi qu’il s’agit ici d’un conflit de dignités culturelles. D’un coté, la dignité des professionnels de la culture, artistes et organisateur dont la légitimité est solidement arrimée au principe de la liberté d’expression. Il s’agissait, en effet, de montrer des dessins érotiques d’illustrateurs aussi renommés qu’Ungerer, Claveloux ou Heitz. La commissaire de l’exposition, agrégée et  spécialiste de « littérature jeunesse », ne manquait pas non plus de marques manifestes de respectabilité  ! Pourtant – pour vous montrer que la référence à l’éthique de la dignité n’est pas une question philosophique stratosphérique mais une donnée pratique qui impacte la conduite des projets artistiques – cette dignité de la liberté artistique s’est trouvé confrontée à une autre dignité culturelle plus forte qu’elle. Le Courrier Picard [15] nous indique en effet que le président du Conseil général a considéré qu’il devait annuler l’exposition pour atteinte à l’image de la dignité des femmes : « c’est en pleine conscience que j’ai pris cette décision car j’ai estimé que certains dessins étaient vecteurs d’une image dégradante de la femme et je refuse que la collectivité départementale soutienne une telle approche de la sexualité qui me semble opposée à nos valeurs d’émancipation ». Image de la femme versus liberté d’expression  artistique, la tension des dignités  est bien au cœur de la politique culturelle. Je profite de cet exemple pour essayer d’expliquer que l’éthique de la dignité a un avantage important pour les acteurs de l’art : elle nécessite que le débat dans l’espace public soit permanent pour apprécier ce qui fait dignité culturelle pour les  uns et pas pour les autres. Pleinement ancrée dans l’univers sensible des personnes, la question de la dignité ne peut jamais être parfaitement résolue avec les outils de la raison. Elle n’est jamais réglée d’avance et aucun dispositif ne pourra définir les conditions parfaites qui éviteraient les tensions intersubjectives, notamment en matière d’appréciation des pratiques artistiques. L’éthique de la dignité rend donc nécessaire des dispositifs qui organisent les confrontations, échanges, dialogues autour du sens et des valeurs des multiples identités  culturelles. A Amiens, le président du Conseil général a pris sa décision en jugeant qu’il était, à lui seul, l’arbitre des dignités de tous. S’il avait adopté l’éthique de la dignité, il aurait mis en place le temps des discussions, le temps de « la palabre », respectueuse des identités et soucieuse d’aboutir à une solution pour le vivre ensemble de libertés heureusement hétérogènes. Il s’est contenté de surplomber le monde sensible de la liberté artistique par sa puissance publique, alors qu’avec l’éthique de la dignité, il aurait, au contraire, choisi la voie de la délibération publique, source active d’interactions entre les dignités culturelles. Cette conclusion conduit à penser que les acteurs culturels feraient bien de prendre le dossier de l’éthique de la dignité en main s’ils ne veulent pas, à d’autres occasions, subir le même sort et voir leur liberté réduite au silence.
  2. Je considère maintenant un deuxième exemple : l’aide à la création. Aujourd’hui, l’artiste qui parvient à vendre correctement ses œuvres dispose de ressources privées et de commandes publiques qui lui permettent de poursuivre librement son activité de création ! Si cette activité marchande ne lui pose pas de problèmes de dignité, le marché est le bienvenu pour la société de liberté et cela convient à l’éthique de la dignité. La question politique apparaît plutôt lorsque la nécessité de vendre pour survivre est considérée par le créateur comme un supplice insupportable portant atteinte à son identité culturelle d’artiste génial, donc, à sa dignité de créateur. Aujourd’hui, les possibilités sont réduites de donner droit à cette revendication d’autonomie artistique vis à vis du marché. On songe évidemment à la légitimité de « l’exception culturelle » fondée sur l’éthique de l’œuvre. Dans cette  tradition héritée de Malraux, la création artistique doit être soutenue par des fonds publics parce qu’elle enrichit les êtres humains ; elle exprime le meilleur du génie de l’homme et, à ce titre, elle représente une référence universelle pour tous les êtres soucieux de progrès et d’harmonie du genre  humain. L’enjeu du soutien public à l’art est donc politique au sens où la création artistique est sensée devenir  « patrimoine des œuvres capitales de l’Humanité ». J’ai observé par vos demandes au ministère de la culture que cette approche était pour vous un espoir réel de survie. Malheureusement cet espoir ne peut qu’être déçu car l’éthique de l’œuvre n’est pas compatible avec les principes démocratiques. Elle nécessite en effet des dispositifs institutionnels qui hiérarchisent les œuvres d’art dans le secret et l’arbitraire, des dispositifs qui, inévitablement, empruntent à la logique du despotisme éclairé : « Tout pour le peuple, rien par le peuple » ; avec bonne foi souvent, mais sans considération pour la liberté et la dignité culturelles des personnes composant la société. On ne peut donc s’étonner que l’éthique de l’œuvre s’effrite et que ses partisans finissent, eux aussi, par s’adapter à l’éthique de rentabilité, en vantant (en vendant) le nombre d’abonnés de leurs institutions, de visiteurs de leurs biennales d’art contemporain ou de spectateurs de leurs spectacles de qualité ! Pour les créateurs, la  résistance à l’éthique de la rentabilité devrait plutôt être du coté de l’éthique de la dignité : en effet, la dignité de l’artiste est fondée sur sa liberté d’expression artistique qui n’a de portée que si elle peut être effective. Comme le dirait Amartya Sen [16], il s’agit d’élargir la « liberté de ses capabilités ». Cette liberté de la dignité est première et, par conséquent, si l’artiste  ne voit pas son avenir dans un segment de marché de l’économie créative, il doit être soutenu  par des ressources publiques au titre du respect de sa dignité d’artiste. A condition, on s’en doute, qu’il soit « artiste », et que l’expression de  sa liberté soit reconnue par des pairs mandatés par la démocratie pour apprécier son apport aux pratiques disciplinaires déjà connues. L’éthique de la dignité justifie le soutien public à la création par l’application du principe de la liberté d’expression et non pour la raison  politique que l’œuvre choisie devrait imposer sa valeur à l’ensemble des humains. Je ne veux  pas dire que dans cette voie du respect de la liberté d’expression la solution au subventionnement des artistes serait toute trouvée ; je veux simplement souligner que les négociations avec les responsables politiques ne seront pas les mêmes si les valeurs partagées se réfèrent à l’éthique de la dignité culturelle plutôt qu’à l’éthique de l’œuvre ou à l’éthique de la rentabilité.
  3. Je donne un troisième exemple du changement d’appréciation qu’apporte l’éthique de la dignité : en choisissant cet idéal, les acteurs culturels professionnels échappent au statut de pourvoyeurs de services  créatifs  auxquels les destine l’éthique de la  rentabilité. Ils ne se contentent plus de vendre des spectacles, des musiques ou des images à des clients – privés ou publics – qui ont payé pour obtenir ce service ! Ils participent plutôt à une relation sensible avec des personnes qui se trouvent enrichies dans leur liberté de choix ; ils participent  à leur parcours d’émancipation. Alors, la politique publique ne peut plus considérer l’activité artistique comme relevant de « services économiques d’intérêt général ». Le projet artistique n’est plus dépendant d’une demande d’une clientèle de publics consommateurs. Il est au contraire constitutif d’une relation personnelle dont la légitimité repose sur l’interdépendance des dignités d’êtres humains égaux et sur la réciprocité de leurs apports. Dans ce cas, si l’on reprend l’enjeu de la dignité humaine qui figure dans la directive « services », l’activité artistique devrait  échapper  à la concurrence. Le sens du combat politique pour la culture devient d’affirmer que la relation culturelle de personnes  à personnes établie par l’équipe artistique contribue à « garantir le droit fondamental à la dignité » et doit être considérée comme une service d’ intérêt général régi  par des règles propres et non par la seule exigence de rentabilité. Pour ceux qui trouveraient ce propos trop abstraits, je prends a contrario le grand loupé de la politique de soutien aux musiques amplifiées  : depuis les années 1990, certains de ses acteurs ont effectivement bénéficié d’un soutien public mais uniquement  en application de l’éthique de la rentabilité. Tous les dispositifs d’aides ont, en effet, été organisés autour de la « professionnalisation » des musiciens. L’aide publique n’a eu qu’une seule finalité collective : amener le musicien à vivre du fruit des ventes de sa musique, à être rentable pour le dire correctement sur un segment du marché de la musique. Si l’éthique de la dignité avait servi de matrice idéale à la politique culturelle, le soutien aurait  plutôt été liée à la capacité des acteurs de ces musiques amplifiées à nourrir les interactions culturelles dans la cité et, par là, à participer à la construction de parcours culturels d’émancipation d’autres personnes, (on dit quelquefois sans raison les « jeunes »), même si le marché du disque n’était pas au rendez–vous ! La « fabrique » de professionnels de la vente musicale que nous prépare l’économie créative ne doit pas, politiquement continuer à nous imposer sa seule loi du sensible rentable. Elle doit politiquement s’inscrire dans une « économie créative solidaire » pour laquelle le marché n’est qu’un outil technique qui ne saurait imposer sa loi aux « fabriques » de relations humaines émancipatrices, construites sur l’interaction des dignités culturelles de personnes contribuant, ensemble, dans la confrontation des libertés hétérogènes, à la créolisation du monde, pour reprendre le crédo d’Edouard Glissant [17]. Je n’en dirai pas plus mais avec la valeur de dignité culturelle, on légitime moins la solution miracle par la rentabilité des acteurs, que la discussion dans l’espace public sur la meilleure manière de faire pour améliorer  la  reconnaissance de l’artiste, les  droits culturels des personnes, les dispositifs d’élaboration  collective des normes du Vivre ensemble  – pour plus d’Humanité. L’éthique de la dignité culturelle  ouvre ainsi sur l’enjeu d’une meilleure justice sociale qui  nécessite de prendre soin –  le fameux «care» qui, bien tardivement, fait émergence dans le débat politique – des personnes dans leur capacité à traduire en acte la liberté de leur dignité culturelle. La négociation est donc possible au plan européen, national et locale : elle consiste à démarginaliser les enjeux de « la dignité et de l’intégrité humaine » et c’est sans doute aux acteurs culturels de tenter d’y parvenir puisque le sens  de leur activité  reste la construction des interdépendances du sensible qui conditionnent l’avenir d’une  humanité plus respectueuse des identités culturelles. C’est la voie qui me semble avoir été choisie notamment par l’Ufisc [18]. Après tout, il suffirait de prolonger la voie ouverte à Quimper où la municipalité et une dizaine d’acteurs culturels du projet  Max Jacob [19] ont signé un protocole d’accord éthique dont les principes et les engagements empruntent aux textes de l’Unesco sur la diversité et les droits  culturels. On retiendra ainsi deux  principes et un engagement qui ouvrent le chemin de « l’économie créative solidaire » :
  • Principe 1 : Favoriser la liberté des choix culturels des personnes et manifester le plus grand soin au respect de leur dignité, en considérant que nul ne peut invoquer sa propre liberté pour porter atteinte aux droits de  l’Homme. »
  • Principe 3 : Affirmer qu’il n’y a pas de développement de projets culturels sans dynamiques artistiques revendiquées et garantir aux artistes accompagnant chaque projet singulier du Pôle Max Jacob, les conditions de leur liberté de création et d’expérimentation artistiques
  • Engagement 3 : faire connaître aux autres structures du pôle les réactions et interrogations exprimées par les personnes. Sur cette base, proposer annuellement des initiatives conduisant à nourrir les échanges et confrontations de sens et de valeurs culturels et artistiques ; en particulier, contribuer, au sein du pôle Max Jacob, à construire le débat collectif et la vie sociale à partir d’une présence forte de la création artistique, accordant une attention prioritaire à l’actualité des différents courants artistiques et des débats esthétiques.

Pour passer ainsi de « l’économie créative » avec toutes ses qualités inventives à « l’économie créative solidaire » qui la replace dans la construction d’une Humanité plus coopérative, plus attentive aux autres et plus déterminée  au respect des dignités de chacun et des autres.

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Notes

[12] Sur la compréhension détaillée de l’économie solidaire, voir la référence indispensable  à Jean Louis

Laville : « la politique de l’association » : éditions du Seuil, Paris  2010.

[13] Voir   http://www.aidh.org/ONU_GE/Comite_Drtcult/decla-fribourg.htm et par exemple Patrice Meyer

Bisch : http://www.droits-fondamentaux.org/spip.php?article149

[14] On réfère ici à la déclaration universelle sur la diversité culturelle de 2001 , à la convention sur la sauvegarde du patrimoine culturel  universel, à la Convention  sur la protection et la promotion de la diversité  des  expressions  culturelles.  Voir  sur  le  site  de  l’Unesco  : http://portal.unesco.org/culture/en/ev.php-URL_ID=34325&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html et http://portal.unesco.org/culture/fr/ev.php-URL_ID=34321&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html

[15] Voir le Courrier Picard, alerté par l’efficace « observatoire de la liberté  de la création » : l’article de Daniel Muraz, « Le conseil général accusé de censure » ,  vendredi 28 mai 2010,  page 7.

[16] Voir notamment l’ouvrage « L’idée de Justice » édition Flammarion 2009.

[17] Voir l’inévitable « philosophie de la relation » NRF, ainsi que l’ouvrage d’Alain Renaut : « l’humanisme de la diversité » éditons Flammarion 2009

[18] Voir le site de l’ufisc  http://www.ufisc.org/ où l’on peut lire dans l’appel du 17 juin 2010 : « les transpositions en droit français des directives européennes renforcent une mécanique destructrice et imperméable à toute éthique du vivre ensemble en privilégiant les seuls principes de la concurrence et de la rationalité comptable. »

[19] Voir le site de la ville de Quimper : délibération municipale de décembre 2009 projet max jacob  :

http://notes9.mairie-quimper.fr/kportal/conseilq.nsf/0/4AB20EB6D4DEFDBDC1257696004D9557?opendocument

Pour revenir à la première partie, cliquez ici.

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Du même auteur :

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Chantier de l’économie créative solidaire / 1

Une fois de plus Jean-Michel Lucas nous fait l’amitié de nous autoriser à diffuser sa toute dernière contribution issue des Etats Généraux 2  des Saisons de la marionnette en France qui se sont déroulés les 28 et 29 mai à Amiens. L’auteur nous a transmis le texte de son intervention dans sa version amendée datée 15 juin dernier et une fois de plus, il n’y va pas par quatre chemins pour mener la vie dure aux évidences et à notre prêt à penser et plaide pour une alternative de mise en chantier d’une économie créative solidaire.


Je ne  voudrais pas ouvrir le chantier de l’économie créative solidaire avec l’idée pragmatique (ou plutôt  « intéressée ») que nos travaux aboutiront  à résoudre immédiatement une partie significative des problèmes de financement public évoqués dans votre manifeste en huit points http://www.saisonsdelamarionnette.fr/2010/06/08/appel-a-signature-pour-le-renforcement-d’un-soutien-aux-arts-de-la-marionnette-en-france/ [1]. Je ferai preuve de plus de prudence en vous proposant d’opérer une sérieuse rupture par rapport aux évidences que j’ai cru entendre hier et qui laissent croire que la création, la diffusion, la médiation ou la formation artistiques devraient naturellement être soutenues  par l’autorité publique.

Je suis persuadé qu’il faut renoncer  à cette posture naïve. Pour cela, je voudrais faire observer, dans un premier temps, que les soutiens publics  sont de plus en plus liés aux apports des activités artistiques à  l’économie. Je partirai ainsi de la situation proposée aux créateurs d’adhérer au dynamisme généralisé de «créative», une place forte aux valeurs puissantes de liberté et de compétitivité marchandes. J’interrogerai les justifications qui propagent cette tendance et j’en déduirai la nécessité de faire un grand virage en défendant  d’autres valeurs de liberté dans les négociations sur les politiques culturelles mises en œuvre.  J’essaierai alors de plaider pour une politique « d’économie créative solidaire » porteuse d’une éthique vraiment attentive à la dignité  culturelle des personnes.

L’ÉCONOMIE CRÉATIVE COMME DISPOSITIF POLITIQUE DE L’ÉTHIQUE DE LA RENTABILITÉ

Pour les créateurs, l’économie créative est une perspective intéressante  que les territoires, les villes  en particulier, mettent en œuvre  avec un enthousiasme croissant.  Grâce à l’économie créative, les professionnels de la culture  ne sont plus considérés comme des dilettantes dévolus aux temps de loisir  de nos laborieux concitoyens ou comme des intellectuels pourvoyeurs d’élitisme. Ils sont maintenant les moteurs de la société de la connaissance et deviennent la  source du développement économique  et  de l’harmonie sociale. La culture construisant un  futur meilleur, beaucoup d’entre vous l’ont rêvé ; l’économie créative le fait !

Reste à préciser de quoi ce mot est fait : je reprends d’abord  la définition d’un professeur qui détient la chaire d’économie créative dans une grande école de commerce : «  l’économie créative regroupe les secteurs dans lesquels le produit final est un objet de création ».[2] Je suis certain que vous vous sentez concernés par ce terme si flatteur de  « création » mais l’usage des mots étant gratuit – celui de « création »  plus que d’autres – la vigilance s’impose  car  il faut entendre  que «  le terme générique d’économie créative concerne donc aussi bien les services créatifs (design, architecture, publicité, etc..) que les technologies de l’information et de la communication ( jeux vidéo, services Web, multimédia) ou  les industries culturelles (audiovisuelles, musique, édition). » [3] Nous voilà ainsi au cœur de notre sujet avec l’économie créative, la « création » consiste en définitif  à faire preuve de « créativité » pour produire des « services innovants » qui seront « vendus » dans les meilleures conditions possibles. A priori, tant mieux, car, dans ces temps difficiles,  aucun acteur culturel ne peut se plaindre que ses activités se vendent à des acheteurs qui lui apportent de précieuses ressources pour poursuivre sa « création » !

Toutefois, en terme de politique publique, il est légitime de s’interroger sur l’idéal qu’on nous prépare ainsi.

Si j’en crois mes amis de la ville de Nantes,  la finalité  de l’économie créative est  claire. Prenons  le projet ECCE dans lequel la ville de Nantes est lancée  avec six autres villes européennes : il consiste à construire un « quartier de la création » (encore la « création ») dont on nous dit qu’il est « un cluster culturel en émergence et  vise à réunir sur un même site les acteurs de l’industrie créative mais aussi l’université et la recherche pour créer des collaborations inédites et fécondes ». [4] C’est donc bien un projet public répondant aux besoins de nombreux acteurs culturels  et dont l’ambition est de « stimuler la croissance économique et la création d’emplois dans le secteur culturel en créant un nouvel axe de développement au carrefour de la culture, des technologies et de l’économie. » [5]

Tout est bien dit. L’économie créative est tout bénéfice : les acteurs culturels trouvent des emplois grâce aux coups de main que leur apporte la ville (couveuses d’entreprise, pépinières d’entreprises, formations,  information.. ) Dès qu’ils auront grandi, ils n’auront plus besoin de la béquille du soutien public car ils vendront leurs services créatifs et deviendront auto-suffisants ! La ville créative pourra donc  mener une politique culturelle très active en direction des nouveaux créateurs innovants sans avoir  à remplir sans fin le tonneau des Danaïdes des subventions  culturelles   ! Le contribuable ne peut que s’en féliciter !

Ajoutons que ce dynamisme à l’avantage de garantir l’attractivité du territoire : « il y a une véritable conscience du rôle économique du secteur créatif et qu’une métropole doit s’engager dans une politique qui permettre  de se positionner parmi les villes créatives dans le cadre d’une société de la connaissance de plus en plus internationale. » [6]

Traduction : la « ville créative » devient si attractive qu’elle attire  à elle de nouvelles têtes de plus en plus créatives  !  Le cercle vertueux de la « création », en somme. En plus de tout cela, les réseaux anglo-saxons militant pour l’économie créative nous assurent  que la présence des artistes dans la cité va nécessairement améliorer l’harmonie sociale. Parmi les 125 arguments énoncés sur le site canadien, j’ai trouvé cet argument qui mérite peut-être votre attention : «  les arts soutiennent la création de communautés saines, capables d’agir ». [7]

C’est très beau des artistes  qui apportent la vie « saine » à la société  !  Ailleurs, on insiste encore pour nous convaincre que l’économie créative va favoriser « l’implication citoyenne ».

Vous avez compris qu’avec cette économie créative nous bénéficions d’un triple miracle : « croissance des emplois » pour les cultureux, « attractivité du territoire » devenu innovant  et même « harmonie » dans la société des citoyens  libres ! »

Pourquoi alors prendre une attitude critique un peu moqueuse pour évoquer ce modèle d’avenir culturel ?  Non pour des raisons  de « faits » – il est sans doute mieux d’avoir un emploi, d’attirer les touristes, de favoriser le  lien social, d’innover grâce aux œuvres des artistes et aux pensées des savants et  philosophes du réenchantement du bas-monde – mais plutôt pour des raisons de valeurs. Quelles sont donc les valeurs de la « vie bonne » qui nous sont promises ? Au delà des parfaites finalités de cette économie  créative  – « croissance des emplois », « attractivité »,  « harmonie » –  qui est vraiment le maître des valeurs ?

Figurez vous que cette question est incongrue car la réponse est aussi évidente qu’immédiate : la  valeur d’une activité créative sera, bien sûr,  donnée par le système d’échange marchand concurrentiel. Car l’économie créative n’a de sens que si, grâce aux interventions publiques, le créateur « vole de ses propres ailes ». Il deviendra alors, ce que l’on appelle  un « véritable  professionnel »  !   Cela signifie que sa créativité devra intéresser des acheteurs, privés ou publics ; il doit devenir bientôt « auto-suffisant » avec des services créatifs qui se vendent suffisamment bien pour garantir la rentabilité  de son projet. L’économie créative atteint ainsi son idéal : un créateur « utile », puisqu’il  répond à des besoins, un créateur « rentable », puisqu’il est reconnu par de bons clients  !  L’éthique de l’économie créative est tout simplement l’éthique de la rentabilité  concurrentielle, comme valeur de référence de la « vie bonne ».

Disons-le à l’envers, si  notre acteur culturel crée des marionnettes sans acheteur ou de la musique  inventive invendable, ces  activités n’ont pas de « valeurs » collectives. Elles ont une valeur pour lui et pour ses amis, donc dans la sphère des valeurs privées,  mais pour le bien-être de la société, dans son ensemble,  elles ne valent rien car elles ne promettent pas de devenir un jour des services achetés et vendus avec profit sur des marchés libérés de toute entrave. Un service créatif  qui n’est pas auto-suffisant n’a aucune « bonne » raison  d’exister pour le collectif.

Sans doute pensez vous que je décris ici les intentions des « méchants » capitalistes qui ne songent qu’à exploiter à leur profit le talent des honnêtes créateurs ou que j’évoque les élus des collectivités qui sont prêts à acheter très chers sur le marché international les services d’artistes dont la renommée apportera  la gloire à leur territoire ? Ce serait une grave erreur de compréhension des enjeux  car  l’éthique de la rentabilité ne repose pas sur de telles « mauvaises » intentions. Bien au contraire,  elle revendique d’être la source de la « vie bonne » [8] dans nos sociétés de liberté. Elle doit être comprise comme une  valeur  politique fondatrice sur laquelle repose l’organisation de notre démocratie, notamment au niveau européen. Ainsi, pour prendre un texte de référence parmi tant d’autres, l’Union Européenne en  2006 a déclaré, au nom de cette société de la connaissance évoquée plus haut  qu’il était  impératif de libéraliser le marché des services, c’est à dire de renforcer au nom du progrès la concurrence dans ce secteur. C’est la fameuse directive « services » [9] qui affirme  clairement comme norme de la vie « bonne », le développement de la compétition marchande des services. Or, quelles que puissent être les envies et opinons des acteurs culturels, leurs activités entrent dans le champ de la directive : elles relèvent de  « l’économie créative ». Sera donc « bon », pour construire l’avenir de l’Europe, le service culturel qui se vend bien en régime de concurrence. C’est bien  l’éthique de la rentabilité qui est mise en premier plan du Vivre ensemble en démocratie.

Écoutez bien ce passage qui, en même temps, qu’il plaide pour cette éthique de la rentabilité nous fait, heureusement, comprendre qu’il  serait temps de revendiquer d’autres éthiques de la culture pour continuer à croire à l’Europe : En page  37  de la  Directive « services » :

« Le  parlement européen et le conseil ont souligné que l’élimination des obstacles juridiques à l’établissement d’un véritable marché intérieur représente une priorité pour l’accomplissement de l’objectif fixé par le conseil européen de Lisbonne en 2000 de renforcer l’emploi et la cohésion sociale, et  de parvenir à une croissance économique durable afin de faire de l’union européenne l’économie fondée sur la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici 2010, accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative des emplois ».[10]

2010, nous y sommes  !  Peut-on dire pour autant que cette éthique de la rentabilité nous a rapproché du miracle de « dynamisme », de « qualité d’emplois », « de cohésion sociale »,  promis par cette « société de la connaissance » et  de son  « économie créative » si parfaite ?  Disons que le miracle  est moins évident que sa promesse et, raisonnablement, nous pouvons nous donner le droit d’interrogertion.  Peut-on accepter si aisément dans notre démocratie la  soumission des enjeux culturels à la seule logique de transformation du sensible en  services marchands vendus au mieux offrant ?

Pour poser des limites à cette éthique affichée  par l’économie créative, je donnerai trois exemples parmi   beaucoup d’autres  :

  1. Avec l’éthique de la rentabilité, l’idée même de service public de la culture devient obsolète. Il faut seulement parler de « service économique d’intérêt général » dont la signification n’a pas encore été bien saisie par les milieux culturels. L’affaire est simple : quand le marché d’un service ne dégage pas assez de rentabilité et n’intéresse pas les entreprises lucratives, alors la collectivité publique peut remplir le vide. Elle devient, par défaut, « entrepreneur » du service manquant, du moins tant que le marché ne redevient pas profitable. L’Union européenne autorise ainsi la mise en place de « services économiques d’intérêt général » que la collectivité publique organisera en lançant un appel d’offres  mettant en concurrence – toujours la concurrence – les prestataires possibles du dit service. Ce qui est essentiel pour notre raisonnement c’est que ce « service économique d’intérêt  général »  peut être fourni indifféremment par des entreprises privées lucratives ou par des organismes non lucratifs : l’éthique du fournisseur de service importe peu à l’autorité publique, ce qui compte uniquement c’est que la prestation soit obtenue au moindre coût   pour le contribuable. Aux prestataires  de se débrouiller pour rester viables  dans ce cadre. Concurrence et rentabilité, même pour l’action publique  ! Si j’évoque cette éthique de la rentabilité appliquée aux collectivités publiques, c’est que les activités culturelles sont considérées comme des services ordinaires qui n’échappent pas à la norme générale  !  D’ailleurs, beaucoup d’entre vous sont déjà pris dans cette seringue des appels d’offres concurrentiels et, même si l’on vous dit que la méthode est strictement du ressort des juristes, vous ne pouvez pas avoir la naïveté de croire que votre statut n’a pas considérablement changé : avec le « service économique d’intérêt général » et ses appels d’offre, vous devenez des « prestataires de services »  gérants d’épiceries culturelles !  Dans ce cadre politique où s’installe « l’économie créative », ce que vous continuez à appeler « la culture » ou « l’art » est à lire comme fournitures de produits, en situation de rivalité par rapport à tous leurs frères de culture ! Cette éthique de la rentabilité même pour gérer les interventions publiques culturelles, avouez que ça fait un choc  !  Mais la lecture de la circulaire du premier  ministre  sur les subventions aux associations vous le confirmera [11] : le vieux système de la subvention pour cause de valeur artistique ou culturelle du projet  n’est plus qu’une exception archaïque par rapport à la norme du « service économique d’intérêt général », qui, lui-même, je l’ai rappelé, est  déjà une exception à la règle sacrée du marché libre.( le fameux article 107 du traité de l’union). L’appel d’offres concurrentiel, voilà la logique  publique de l’économie créative, traduction pratique du sort qui attend les cultureux dans une société de liberté vantant les bienfaits de l’éthique de la rentabilité.
  2. Un second exemple contraint aussi à interroger la couleuvre de l’économie créative  : prenons le cas – dont on se demande parfois s’il est extrême – de ces jeunes chinois qui ont la « chance » de pouvoir jouer aux jeux vidéos en ligne de 8 heures du matin à 20 heures le soir avec une demi heure de pose, un salaire de 90 euros par mois et un logement sur place, le tout pour vendre un service qui consiste à faire avancer la puissance des  avatars de cadres occidentaux  qui n’ont pas le temps d’amasser les ors et les armes de leur personnage  préféré  : l’économie est bien créative,  elle est bien rentable mais sa valeur  donne  le frison : comment l’apprécier en terme de dignité des personnes ainsi  amputées de leur liberté ?
  3. Le troisième exemple est éthiquement encore plus douloureux :  que peut signifier pour la construction de l’Humanité, cette économie créative qui nourrit l’attractivité du territoire ? Beaucoup diront qu’il s’agit là d’une nécessité pragmatique dans un monde cruel où les territoires sont en concurrence les uns vis à vis des autres. Mais  il faudrait dire cette vérité autrement si l’ont tient à conserver une spécificité aux enjeux culturels en démocratie : avec l’économie créative, les villes s’organisent activement pour  capter chez elles les talents créatifs venus d’ailleurs. Les meilleurs doivent être ici et non ailleurs. Les cultureux apportent alors leurs « munitions » créatives à la lutte acharnée, au combat permanent des territoires  pour dominer les autres. En obéissant à la seule éthique de la rentabilité, le territoire public de l’économie créative ne fait qu’organiser « la guerre culturelle de tous contre tous ». Il réduit  l’enjeu culturel dans la société de liberté à des flux d’agression. Bel avenir que l’on nous prépare ainsi! Pour l’éviter à l’Humanité, un autre voie doit être explorée.

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Notes

[1] Voir http://www.saisonsdelamarionnette.fr/2010/06/08/appel-a-signature-pour-le-renforcement-d%E2%80%99un-soutien-aux-arts-de-la-marionnette-en-france/

[2] Extraits de la plaquette de présentation de la « Pépinière écocréative » à Bordeaux. Voir www.emploi-bordeaux.fr

[3] ibidem

[4] Voir entre autres l’article « le quartier de la création : un cluster en émergence » dans la revue de l’Observatoire des politiques culturelles », N° 36 Hiver 2009 page 63. contacts : www.observatoire-culture.net. Voir aussi le N° 35 de la même  revue : l’article de JM Lucas « Pour la reconnaissance de l’économie créative solidaire ».

[5] Ibidem,.page 63

[6] Ibidem, page 65

[7] Voir le site  http://creativecity.ca/english/creative-city-news-mainmenu-326/e-newsletter-mainmenu- 272?task=view

[8] On peut rappeler que dans une tradition ancienne, fortement réactualisée par la philosophie politique anglo-saxonne « le concept de « vie bonne » correspond à l’idée que chaque individu cherche à réaliser dans sa vie un but ou projet qui est pour lui un bien et qui lui permet de donner du sens à sa vie’ (selon Martin Provencher , dans « petit cours d’éthique et politique) . Pour donner une référence parmi beaucoup d’autres aux enjeux politique de la « vie bonne » dans une société de liberté, on peut citer Charles Taylor dans un ouvrage aisé d’accès « le malaise de la modernité », éditions du cerf, 2008.

[9] Voir Directive 2006/123 Ce du Parlement européen et du conseil du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur.

[10] Pour confirmer la  fascination  pour la culture de marché , notez par exemple que les services de la commission européenne viennent même de lancer une large consultation sur le bel avenir de l’économie créative  en  nous rappelant que « le secteur de la culture et de la création fournit des emplois de qualité à cinq millions de personnes dans l’Union européenne et représente 2,6 % du PIB européen. Les industries culturelles et créatives connaissent également une croissance plus rapide que la plupart des secteurs de l’économie. Les industries culturelles et créatives peuvent aussi avoir des retombées positives sur un large éventail d’autres entreprises et sur la société dans son ensemble. De nouveaux marchés s’ouvrent aux petites entreprises. Toutefois, ces entreprises rencontrent souvent des obstacles qui les empêchent d’exploiter tout leur potentiel. Cette consultation publique encouragera les parties intéressées et d’autres acteurs à se pencher sur certaines questions, telles que :  Comment faciliter l’accès au financement pour les petites entreprises et les microentreprises dont le seul atout est la créativité ?  Comment l’Union européenne peut-elle aider à assurer une combinaison adaptée de compétences créatives et de compétences managériales dans ce secteur ?   Comment stimuler l’innovation et l’expérimentation, et encourager notamment un usage plus large des technologies de l’information et  de  la  communication ? »  (présentation faite  par  Irma  actu sur http://www.irma.asso.fr/Consultation-publique-sur-les?xtor=EPR-47.)… Autant dire « business is business », culturel ou pas  !  !

[11] Extrait de la circulaire du 18 janvier  relative aux relations entre les  pouvoirs publics et les associations;  JORF N° 0016 du 20 janvier 2010 : « Un nombre croissant d’activités exercées par les associations entrent dans le champ d’application du droit communautaire , notamment parce qu’elles sont considérées comme étant de nature économique » ou « Une association sans but lucratif exerçant une activité économique d’intérêt général et sollicitant un concours financier  public sera qualifiée « d’entreprise » au sens communautaire… ». « Cette notion d’activité économique recouvre quel que soit le secteur d’activité tout offre de biens et de services sur un marché donné »., ou  « le fait que l’entité susceptible de bénéficier d’un concours public  ne poursuive pas de but lucratif ne signifie pas que ses activités ne sont pas nature économique » , et le reste à l’avenant  !

Fin de la première partie. Pour lire la seconde, cliquez ici.

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Du même auteur :

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Les collectivités territoriales face aux grands enjeux culturels / 2

Seconde partie du texte inédit de Jean-Michel Lucas, qui prend la forme d’un manifeste et ne manquera pas de susciter l’envie de débattre, à l’heure où la question de l’identité nationale impose non sans une certaine violence une pensée simplificatrice pour le moins risquée et donne l’impression désagréable qu’on est en train de jouer avec le feu.

II –  Enjeux culturels sur les territoires pour  reconstruire la politique culturelle

Face à l’affadissement gestionnaire du modèle culturel, il faut revenir aux enjeux  universels et ouvrir des chantiers pour progresser dans cette voie.

A – La  culture comme  enjeu politique universel.

Je  voudrais simplement souligner qu’au niveau international la question culturelle est  éminemment politique car elle se coltine avec les différences de « représentations du monde »  dont on sait qu’elles contribuent à aviver les tensions et les conflits entre  groupes humains. L’enjeu premier de la politique culturelle est alors de transformer ces « différences culturelles » qui séparent irrémédiablement les êtres humains en « diversité culturelle » qui postule que chacun  apporte, à sa façon,  sa part, modeste ou grandiose, à la construction de l’Humanité. « Repenser nos catégories culturelles et reconnaître les sources multiples de nos identités nous aide à oublier nos « différences » pour privilégier notre capacité commune à évoluer par interaction mutuelle. » [1]

1 – Tel pourrait être l’enjeu d’avenir pour reconstruire la politique culturelle. Cette approche devrait être largement partagée puisque notre pays, toute force politique confondue, a applaudi à la signature depuis 2001 des accords internationaux sur  la diversité culturelle préparés par l’Unesco. La politique culturelle aurait dû ainsi remiser le vieux logiciel de la « démocratisation de la culture » pour le remplacer par le principe du « pluralisme culturel » fondé sur la reconnaissance des « droits culturels » des personnes [2].

Je tiens particulièrement à rappeler que les « droits culturels » s »appuient sur le principe universel de la  Déclaration  des droits de l’homme de 1948 dans son  article premier portant reconnaissance de l’égale dignité des êtres humains :  « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. » A ce titre, nous dit la « Déclaration de Fribourg » sur les « droits culturels »: « Toute personne, aussi bien seule qu’en commun, a le droit  de choisir et de voir respecter son identité culturelle dans la diversité de ses modes d’expression ».

On retrouve cette perspective politique, dans le texte de l’agenda 21 de la culture qui, au  fond, plaide pour que le développement durable soit mis au service du respect des dignités culturelles des personnes et du Vivre ensemble.

2 – Pourtant cette universalité-là a déclenché une multitude de résistances. Beaucoup de commentateurs en France ont exprimé leurs réticences : pour eux, il s’agit d’un glissement vers une  définition anthropologique de la culture qui conduit au  relativisme culturel, lequel nourrit son enfant terrible : le communautarisme ! Le terme « identité culturelle  » fait naître  spontanément,  et sans égard pour la riche réflexion des théories de la reconnaissance, la crainte de la ruine de la « République »  !  Mais il n’est pas bon d’en rester à ces caricatures de la diversité culturelle et pour éviter les faux débats, je souhaite  préciser les conséquences du principe de la reconnaissance des droits culturels de la personne :

*) Première conséquence évidente : avec les droits culturels, la première responsabilité de la politique de la culture est de garantir le respect  de la dignité culturelle de la personne. De garantir, par conséquent, à chaque identité culturelle le respect du sens et de la valeur qu’elle donne à sa vie.  La politique culturelle ne peut plus se contenter d’être une machine  publique à produire des « des biens et services »  culturels. Elle ne doit pas rester enfermée dans une approche réduite à un secteur d’activité, d’une offre de marchandises, même de qualité, sur le marché public des loisirs. Elle doit résister à toute forme de réification de ses enjeux.

*) La seconde responsabilité est encore plus redoutable : si la politique culturelle respecte la personne dans sa dignité culturelle, en contrepartie, il est impératif que la personne ne porte pas elle-même atteinte aux autres dignités culturelles c’est-à-dire aux autres identités culturelles. C’est la condition  première pour l’avenir de l’Humanité : la « liberté des cultures »  ne peut  pas servir à justifier l’hostilité, le « mépris », l’« invisibilité », dirait Axel Honneth [3] des cultures des autres.

Voilà donc une politique de la diversité  culturelle dont la responsabilité fondamentale sera d’organiser la confrontation du sens et des valeurs des cultures des différents groupes de la Cité pour s’assurer que les identités culturelles ne soient pas génératrices de manifestations de haine, de mépris, d’irrespect pour les autres identités des personnes.

Or, il  faut bien admettre que peu de décideurs politiques français font référence aux « droits culturels » en ces temps de débat sur « l’identité nationale » . Il  reste donc entièrement à « les convaincre qu’il faut investir dans la diversité culturelle comme dimension essentielle du dialogue interculturel, parce qu’elle peut renouveler nos approches du développement durable, qu’elle est une garantie de l’exercice effectif des libertés et des droits de l’homme universellement reconnus, et qu’elle peut contribuer à  renforcer la cohésion sociale et la gouvernance démocratique. »[4] , comme vient de le répéter le « Second rapport mondial sur la diversité culturelle ».

Toutefois, dans le contexte français si sensible sur les questions d’identité culturelle, il ne me paraît guère opportun de placer le débat au niveau des principes d’universalité des droits culturels.  Pour envisager la  reconstruction de la politique culturelle, je préfère suggérer la réalisation au niveau des collectivités de quatre chantiers de « bonnes pratiques  » dont l’évaluation pourrait nourrir de plus saines discussions.

B – Quatre chantiers pour la  culture en débats

Les quatre chantiers concernent les étapes clés de la reconstruction de la politique culturelle : l’écoute des cultures, l’expérimentation artistique, les interactions et interconnexions des identités dans l’espace public, l’économie créative solidaire. Les « bonnes pratiques » que l’on observe déjà ici ou là sur le terrain permettent de mieux situer les grands enjeux culturels pour les territoires.

1 – Le chantier de l’écoute culturelle

Contrairement à la démocratisation de la culture, il s’agit ici d’être attentif à la culture de ceux qui ne croisent jamais la politique culturelle publique. A chaque niveau de l’espace public – dans la rue comme dans les institutions et les associations ouvertes sur la cité – il s’agit de « prendre soin » des dignités culturelles pour qu’elles trouvent leur place dans la vie collective. La politique culturelle au niveau territorial devrait alors encourager la mise en place progressive de dispositifs d’écoute des personnes, leur laissant le temps de formuler leurs « différences » culturelles  pour en faire des « diversités ».

De tels propos paraîtront étranges à ceux qui connaissent bien les institutions culturelles de notre pays, identifiées par leur dimension disciplinaire. Pourtant, la perspective de « prendre soin » des personnes est très concrète pour des musées aussi importants que ceux de Newcastle qui sont fréquentés par 1,5 million de personnes. Comment le directeur du musée présente -t-il  son activité ? Il  ne dit pas comme un directeur de musée en France : « mon musée possède une collection composée d’ « oeuvres » de grande valeur universelle ; chers publics, populations, touristes, venez voir nos expositions et venez rencontrer nos médiateurs qui vont vous montrer le bon chemin de la culture.»  Les musées de Newcastle se présentent autrement en disant  : «notre mission est de  permettre aux personnes et aux groupes de pouvoir mieux déterminer leur place dans le monde. Venez travailler avec vous, pour dire aux autres ce que vous avez à leur dire car nos compétences sont au service de la construction de votre identité culturelle. Nous ferons ensemble un parcours qui vous permettra d’être dans l’espace public acteurs de votre identité, d’être ainsi mieux reconnus par les autres et de mieux les respecter. » En anglais, ces musées se présentent ainsi à la société civile : “Most importantly, it is an organisation, literally, with a mission : To help people determine their place in the World and define their identities, so enhancing their self-respect and their respect for others.”

Cette conception de l’intervention culturelle publique ne se pense plus ni en terme de « consommateurs » apportant une contrepartie monétaire pour accéder à l’offre artistique,  ni en terme de  « public », « d’usager »  ou d’habitants,  bénéficiant à coût réduit du service des expositions du musée. Avec la figure de la dignité culturelle, l’enjeu public instaure entre les deux parties (le musée et le groupe de personnes) un engagement solide de réciprocité, qui prend concrètement la forme d’un document d’évaluation préalable où chacun décrit ses espoirs, objectifs et ressources apportés au projet co-construit ensemble ; un document qui vaut protocole d’accord d’éthique culturelle entre l’institution et les personnes.

Cet exemple illustre une « bonne pratique » de politique interculturelle :  l’enjeu du travail avec les professionnels est de contribuer à forger une culture commune à partir d’identités culturelles différentes. En pratique, l’équipe du musée travaille durant plusieurs mois avec des groupes de personnes  désireuses de dire aux autres ce qu’elles sont et, entre expositions, vidéos, soirées, débats, ces bonnes pratiques construisent la confrontation culturelle, avec la qualité technique apportée par l’équipe du musée et la volonté de reconnaissance apportée par le  groupe.[5] La culture  commune s’élabore à partir de cette  confrontation maîtrisée avec les autres identités culturelles.

Cette politique culturelle fait le pari que la reconnaissance des personnes réduit les  risques d’enfermement dans un culture communautaire particulière. Son credo est que les différences culturelles ne doivent pas demeurer masquées, confinées dans la vie privée et éloignées de la vie publique, (surtout quand elles prennent une dimension religieuse).  « Il est plus sain d’afficher ses différences et d’apprivoiser celles de l’Autre que de les occulter ou de les marginaliser, ce qui peut entraîner une fragmentation propice à la formation de stéréotypes et des fondamentalismes » [6]

Je conclus en faisant observer que nombre d’acteurs en France sont attentifs aux « populations » (plus qu’aux personnes ) et à leurs caractéristiques culturelles mais, le plus souvent, ces acteurs sont consignés dans le registre du « socio culturel ». Leur travail ne se lit pas à l’aune de l’universalité des droits culturels. C’est alors, à mon sens, de la responsabilité du politique que de leur redonner ce sens et cette visibilité collective dans la construction de la culture commune, à l’égal de l’exemple de Newcastle.

2 – Le chantier de  l’expérimentation artistique

Avec les droits culturels des personnes, l’action publique doit combattre toutes les formes de stéréotypes qui nourrissent les  « replis identitaires». La politique culturelle doit donc veiller à ce que l’espace public bruisse de nouveaux signes qui déplacent les significations, provoquent du débat, attisent des  aspirations inédites,  captent les identités culturelles et les amènent à se recomposer. Plutôt que de s’entêter à parler de soutien « à la création artistique » (qui se termine en production d’un produit culturel à destination de quelques réseaux de  clientèles particulières), la politique culturelle ferait mieux  d’encourager les « expérimentations artistiques » comme pratiques de liberté  qui nourrissent l’espace public de « nouveaux repères sensibles » dynamisant  les possibilités d’interactions entre les identités.

La politique culturelle de la diversité doit impérativement faire place aux « stratégies d’artistes qui se proposent de changer les repères de ce qui est visible et énonçable, de faire voir ce qui n’était pas vu, de faire voir autrement ce qui était trop aisément vu, de mettre en rapport  ce qui ne l’était pas dans le but de produire des ruptures dans le tissu sensible des perceptions et dans la dynamique des affects », pour reprendre la  belle définition du travail de dissensus de l’artiste,  formulée par Jacques Rancière.  [7]

Dans un langage plus diplomatique fait pour ménager les compromis, le  « Second rapport  mondial sur la diversité culturelle » de l’Unesco donne aussi à ce chantier une importance primordiale :  « la diversité culturelle ne peut être préservée que si ses racines sont nourries en permanence par des réponses créatives apportées à un environnement en évolution rapide. En ce sens, la création artistique et toutes les formes d’innovation touchant à l’ensemble des activités humaines peuvent apparaître comme des sources d’imagination essentielles pour l’essor de la diversité culturelle. La créativité revêt ainsi une importance capitale pour la diversité culturelle, qui elle-même la favorise en retour. » [8]

C’est sans doute le chantier plus difficile à concrétiser actuellement car il prend  à revers les structures artistiques reconnues par la politique culturelle. Les élus le savent bien, l’acceptent souvent, le souhaitent plus rarement : ce qui fait culture de référence,  ce sont uniquement les oeuvres (toujours de qualité) choisies par les directeurs artistiques de ces structures.  Aucune discussion ne peut être légitime car elle mettrait en cause le principe de leur liberté de sélection des « oeuvres ». Alors qu’avec l’approche de l’expérimentation artistique, les équipes font leurs choix artistiques librement mais s’engagent au débat , à la confrontation avec les autres cultures. C’est cet engagement de faire société qui donne son sens politique d’intérêt général à l’expérimentation artistique et qui rappelle les grands moments des pionniers de la décentralisation théâtrale.

De ce point de vue, sans doute, faudrait-il que les élus soient plus attentifs localement aux équipes issues de ce que l’on appelle souvent à tort,   les « friches artistiques » et qui développent de telles « bonnes pratiques » d’expérimentation artistique, à l’exemple du réseau « Autre(s) parts ».

3 – Le chantier de la mise en oeuvre des interactions et interconnexions culturelles.

Les chantiers précédents de l’écoute culturelle et de l’expérimentation artistique n’ont de sens que s’ils débouchent sur des possibilités de se connecter à d’autres identités culturelles dans la cité,  élargie à tous les réseaux réels ou numériques auxquels elle est reliée. La « richesse » de cette politique culturelle naîtra des interactions qu’elle favorise.

Je reprendrais ici les propos éclairants de Patrice Meyer Bisch pour qui la « richesse culturelle » se comprend comme « une interaction entre les hommes, les communautés, les choses et leurs milieux, inscrivant et accumulant des  acquis, une multitude de connexions entre objets et  sujets. Ces connexions constituent au sens propre un capital culturel : un instrument de production et de création ». Alors qu’à l’inverse, « la pauvreté culturelle se reconnaît à la rareté des connexions avec leurs conséquences, les exclusions, les cloisonnements et l’incapacité de tisser des liens et donc de créer ».

Le travail des professionnels de l’art et de la culture consiste alors à favoriser les parcours des personnes dans ces réseaux de connexions culturelles.  Parcours qui ouvrent des opportunités pour construire sa personnalité,  être en interactions avec les autres, sans être réduit à l’état de spectateur anonyme d’une offre culturelle formatée. En quelque sorte, tracer un chemin vers l’émancipation, qui conduit au « brouillage de la frontière entre ceux qui agissent et ceux qui regardent, entre individus et membres du collectifs. » [9] pour reprendre les mots de Jacques Rancière.

On peut avoir des doutes sur l’avenir  d’une tel chantier d’interconnexions dont la dimension politique vise la construction du Vivre ensemble. On connaît tous le poids des découpages traditionnellement en vigueur dans la politique culturelle, soit par discipline artistique (arts plastiques, musiques,  théâtre, patrimoine bâti, etc..) ou par fonction (création, diffusion, formation, sensibilisation,   et..). On sait aussi que l’appel à la « transversalité » est souvent un leurre où chaque institution conserve son « quant à soi » et impose ses considérations techniques et disciplinaires aux instances politiques. Pour reconstruire la politique culturelle,  il conviendra donc de s’extraire de cette longue tradition française, ce qui ne pourra guère  se décréter.

Mais, si  l’on en juge par le chantier lancé à Quimper des évolutions sont certainement envisageables rapidement sur le terrain.

Concrètement la ville a souhaité s’investir dans un projet  culturel innovant sur l’espace urbain  « Max Jacob »,  composé d’un jardin des débuts du 20ème siècle entouré par un théâtre à l’italienne, un Gymnase et trois pavillons. Pour engager le projet, la ville a tenu à associer une dizaine de structures  culturelles très différentes en terme de champ artistique et culturel (théâtre, langue bretonne, musiques savantes, musiques bretonnes, musiques actuelles, art contemporain), en terme de fonction (formation,  animation, diffusion, création ), en terme de statuts juridiques ( associations, services municipaux, structures indépendantes, structures labelisées par le ministère de la culture…). Après la période de réflexion collective, la finalité du projet a été précisée en terme d’enjeux politiques partagés par tous les acteurs : ainsi, « le pôle Max jacob répond à la nécessité de concevoir les politiques publiques de la culture dans le cadre d’une démarche d’agenda 21 qui met au cœur des processus la participation des personnes et  les interactions entre les  cultures  comme sources d’émancipation et de développement du Vivre ensemble. »

L’innovation est triple :

i) l’enjeu politique n’est plus « la vraie culture  pour tous », (et son catalogue  d’offres culturelles vendues dans l’année),  mais les interactions culturelles entre les personnes qui construisent le Vivre ensemble dans la ville.

ii) Les structures demeurent totalement libres de leurs choix artistiques et culturels et si elles participent au projet c’est qu’elles partagent toutes la même éthique au delà des différences de leurs disciplines et de leurs fonctions. Sur la base de cette finalité éthique commune,  elles coconstruisent la dynamique du projet de politique culturelle du Max Jacob. Un  protocole d’accord éthique a ainsi été élaboré ; il sert de référence pour apprécier si les actions répondent bien aux finalités collectives énoncées.[10]

iii) Le protocole affirme aussi que les acteurs signataires ont leur part de responsabilité à prendre dans la gouvernance du projet collectif . La  gouvernance est donc partagée au sens où les structures s’engagent à participer aux discussions sur la répartition des ressources et la sélection des projets répondant aux finalités du protocole d’accord éthique.[11]

Dans cette cohérence participative, la politique culturelle a vraiment une dimension « politique » pour la vie de la cité : plus que sur le potentiel de la vente du catalogue de spectacles et d’expositions qu’elle finance, son enjeu territorial est de construire une dynamique d’interconnexions culturelles entre les personnes.

Il y a dans ces modalités de travail entre une collectivité et des acteurs culturels des signes manifestes de changements qui méritent d’être observées pour nourrir le jour venu le débat politique sur le sens et la valeur de la politique de  la culture. En tout cas, on peut certainement fonder de solides espoirs sur la démarche engagée car elle se montre cohérente avec l’approche globale du développement durable du territoire dans le cadre de l’approche de l’agenda 21 et de son volet culturel. [12]

Chantier 4 : le  chantier de l’économie solidaire des projets culturels.

Je  voudrais aussi appeler l’attention sur la logique économique de ces projets qui relèvent  de l’écoute culturelle, de l’expérimentation artistique, de l’interaction entre les identités.  Dans ces projets, ce n’est plus l’offre de produits  culturels à consommer qui justifie la politique culturelle, c’est l’engagement des personnes dans une éthique commune du Vivre ensemble. Ici, les acteurs vendent moins des spectacles qu’ils ne cherchent à faire partager leur passion pour leur art ; les spectateurs sont moins des publics acheteurs de billets que des « amateurs » passionnés et fortement motivés, construisant par ces interconnexions leur identité  de personne. C’est pourquoi, dans une approche plus humaniste que libérale, il serait bon de considérer ces activités où les personnes investissent beaucoup de leur identité culturelle comme des « services à la personne ».

Là encore, pour la politique publique, ce qui importe c’est la relation d’interaction culturelle entre les personnes et non les caractéristiques techniques des  activités ( concert,  atelier, représentation théâtrale, livres, etc..). L’enjeu politique d’intérêt général se lit dans les exigences éthiques que la politique culturelle se donne. On pourrait ainsi illustrer cette relation de personnes à personnes en terme de « compagnonnage », de « transmission de passions », même de « fan », pour faire comprendre que cet enthousiasme de la personne ne peut pas être réduit à un rapport marchand, l’un qui vend sa compétence artistique et l’autre qui l’achète,  alors que le  vécu des uns et des autres relève d’une relation de partage de mêmes  valeurs.

Ceux qui sont  attachés à une langue ou des formes culturelles puisant dans les « traditions » du territoire le comprennent parfaitement : la culture n’est pas seulement une offre et une demande de produits. Ainsi, il serait inacceptable de considérer que les fest noz, du moins beaucoup d’entre eux, sont de simples actes commerciaux où les organisateurs cherchent à capter le maximum de clientèle solvable. Ce type d’activités comme de multiples autres orchestrées par le milieu associatif [13] relève très souvent d’une volonté de partager des  » pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire – ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés – que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. » Je ne fais que reprendre ici la définition que donne l’Unesco du « patrimoine culturel immatériel » (PCI). Ainsi, lorsque une activité  culturelle « procure un sentiment d’identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine », elle devrait ressortir d’une politique publique spécifique et non pas être considérée comme un produit régi par la loi de la concurrence sur les marchés. Question d’éthique de la vie collective et de relations entre les dignités culturelles.

Je me permets d’insister sur ce point particulier car tous les députés français, à l’unanimité, ont ratifié la loi autorisant le Président de la République a signer la convention de l’Unesco sur le Patrimoine culturel immatériel, Mais les pouvoirs publics ont depuis oublié totalement de renforcer le soutien à toutes ces associations qui contribuent à la valorisation du PCI,  donc à ces activités qui procurent « un sentiment d’identité et de continuité … »aux personnes du territoire !

Ainsi, dans notre démocratie, il devrait y avoir place pour une politique culturelle qui ne se résume ni à l’offre  des services culturels de l’Etat et des collectivités, ni à l’offre des industries culturelles, mais qui prendrait en compte une troisième voie : une autre économie de l’art et de la culture.

Cette perspective a été dessinée dans le manifeste de l’Ufisc qui regroupe des fédérations d’associations culturelles soucieuses de vivre dans une « économie plurielle ». [14] Ces acteurs  ne cherchent  pas le profit maximum de la vente des artistes, ne réclament pas non plus d’être intégralement financés par des subventions, estiment que les apports « bénévoles »  des personnes aux projets constituent un atout essentiel pour le Vivre Ensemble ».

L’enjeu culturel tend alors vers le développement d’une économie certes créative mais aussi solidaire qui met en avant une éthique partagée avec la collectivité. Comme l’indique le manifeste de l’UFISC :  » il s’agit d’inventer des dispositions juridiques  et fiscales pour que les initiatives citoyennes sans but lucratif ne soient plus systématiquement tiraillées entre les logiques marchandes et les logiques d’administration publique ».

Ainsi, à partir de « bonnes pratiques » conduites localement pour élaborer des  protocoles éthiques de l’intervention culturelle sur le territoire, organiser l’écoute culturelle des personnes, l’expérimentation artistique, le développement des interactions  et interconnexions entre les cultures, le soutien à l’économie créative solidaire, il sera sans doute possible d’engager la réflexion sur la reconstruction d’une politique culturelle soucieuse d’émancipation et de Vivre ensemble. Il y a là un enjeu essentiel qui concerne directement la définition du service culturel d’intérêt général au niveau européen. Pour l’instant, me semble -t-il, les réflexions sur le service économique d’intérêt général semblent ignorer la dimension éthique de cette politique culturelle construite sur la reconnaissance des droits culturels des personnes et du vivre ensemble.

C’est donc bien aux collectivités locales, dans le silence même du rapport Balladur de faire avancer de tels chantiers. C’est peut être,  espérons le, autour de ces bonnes pratiques que l’on pourrait préciser et concrétiser les récents propos du Parti socialiste  :  » Une conviction nous anime : la Culture a un rôle fondamentalement émancipateur, tant au plan individuel que collectif. L’économie et la société de demain reposeront au premier chef sur les capacités d’innovation, de connaissance, de création, de recherche. L’art et la culture constituent l’un des atouts décisifs de notre pays, à condition que l’on veuille bien leur redonner la priorité qu’ils n’auraient jamais dû perdre. Il y a une multitude de femmes et d’hommes qui sont épris de Culture libre et vivante, des créateurs de toutes disciplines, venus d’horizons les plus divers, qui considèrent que l’art est d’abord un outil critique pour interroger le monde et interpeller nos certitudes. » [15]

Mais je pourrais avoir autant d’espoir en lisant les ambitions d’Europe écologie «  L’Ecologie Culturelle plutôt que le centralisme culturel. Par nature, la Culture est symbolique de ce changement fondamental. Au-delà des urgences, elle annonce et témoigne de l’indispensable changement de société. »

Mais ce n’est peut être qu’un espoir dont l’avenir se préfigure mal tant la conviction est répandue chez les acteurs de la politique culturelle publique que la « culture » n’est qu’un « secteur » d’activités avec des « professionnels » faits pour produire (créer)  et vendre (diffuser)  des biens et des services au prix ou en dessous du prix de marché !

Pour revenir à la première partie du texte, cliquez ici.


[1] Second rapport mondial sur la diversité culturelle », sur le site de l’Unesco

[2] Consulter particulièrement la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels

[3] Axel Honneth « la société du mépris » editions La découverte, et « la réification » nrf essais2007.

[4] Voir le second rapport mondial sur la diversité culturelle octobre 2009 sur le site de l’Unesco

[5] Voir le site du Tyne and Wear Museums

[6] Voir le rapport Bouchard /Taylor sur le site http://www.accommodements.qc.ca/

[7] Voir Jacques Rancière : le paradoxe de l’art politique »  in « Le spectateur émancipé » page 72.

[8] Voir le  » second rapport mondial sur la diversité culturelle » page 20, résumé en français sur le site de l’Unesco :  http://portal.unesco.org/culture/fr/ev.php-URL_ID=39891&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html

[9] Voir Jacques Rancière : » le spectateur émancipé », la Fabrique,  page 22

[10] A titre d’illustration, le principe 3 du protocole éthique énonce  que les projets des acteurs quelles que soient  leurs activités disciplinaires doivent « Favoriser collectivement les formes d’interactions entre les cultures ainsi que la participation des personnes au projet Max Jacob, considérant que « participation » et « interactions » sont sources d’émancipation et conditions du renforcement de la citoyenneté culturelle. »

[11] Le protocole d’accord éthique indique par exemple que les structures s’engagent dans la gouvernance du pôle Max Jacob à organiser  » les débats et confrontations publics sur le sens et les valeurs culturels et artistiques. En cas d’absence de consensus au sein du dispositif de gouvernance un rapport sur les positions des protagonistes est remis à la municipalité de Quimper qui procède aux arbitrages relevant de sa responsabilité publique. »On remarquera  aussi que le dispositif de  gouvernance collective est « considéré comme « instance d’évaluation » du projet  Max Jacob. A ce titre, il établit le protocole d’évaluation partagée, après accord sur la pertinence des enjeux et méthodes avec les structures concernées. Le dispositif veille à respecter les principes évaluatifs proposés par la Société française d’évaluation. »

[12] Voir agenda 21 de la culture

[13] On n’oubliera pas qu’il ya plus de 204 800 associations culturelles en France avec 4,3 millions d’adhérents et une  moyenne de 14 bénévoles par association, sur tous les territoires ; plus de 20 millions de français sont concernés  (un tiers de la population). Voir rapport de la cofac : « Propositions des fédérations et associations  de culture et de communication face à une crise de sens de l’action culturelle publique »

[14] l’UFISC regroupe la fédération des arts de la rue, la fédération des lieux de musiques amplifiées, le syndicat national des arts vivants,  le syndicat du cirque de création, la fédération des scènes de jazz, le centre international pour le théâtre itinérant , le réseau Chaînon, Actes-if,  le syndicat des musiques actuelles, Zone franche …

[15] Appel du secrétariat national du Parti socialiste
à l’occasion de la célébration du 50ème anniversaire du Ministère de la Culture

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Les collectivités territoriales face aux grands enjeux culturels / 1

Première partie d’un texte inédit dont Jean-Michel Lucas nous fait l’amitié de nous autoriser la diffusion en guise de cadeau de fin d’année à nos lecteurs chaque mois plus nombreux. Comme à son habitude, il tranche dans le vif et n’épargne aucun camp. Quoi de mieux pour réveiller les consciences (les bonnes comme les mauvaises) dans la dangereuse torpeur ambiante ?

Pour juger sainement le présent, il faut se demander quel avenir il préfigure.

Pierre Mendes-France – La politique et la vérité.

Je pars du constat que la politique culturelle, des collectivités comme de l’Etat, a perdu beaucoup de sa force de conviction [1] et qu’il faut lui donner un nouveau souffle. Mais j’observe qu’elle est pour l’instant intouchable et j’en déduis qu’il est préférable d’ouvrir, d’abord sur le terrain local, des chantiers de « bonnes pratiques » pour nourrir le débat sur sa reconstruction.

I – Une fin de règne intouchable

A – Première observation : l’ambition civilisatrice initiale de la politique culturelle a été détournée en consommation culturelle pour un certain public.

1 – En terme quantitatif, la politique culturelle en France a donné de bons résultats, du moins en matière d’offres culturelles sur le territoire. Il y a effectivement plus de « clients » fréquentant des équipements culturels, eux mêmes de plus en plus nombreux. [2]

2 – Par contre, en terme de signification politique, la confusion est grande. Les élus continuent à justifier les interventions culturelles publiques par la nécessité  de « favoriser l’accès de tous à la culture » mais depuis que les statistiques sur les pratiques culturelles des français existent, la consommation des équipements est loin de concerner « tous les français » ; les « clients » sont globalement des « urbains » et des « diplômés ». Le message politique justifiant les dépenses culturelles par la nécessité de « réduire  les inégalités culturelles » ne convainc plus que ceux qui veulent y croire. [3]

3 – Pire surtout, 23% des français ont des pratiques culturelles qui ne croisent jamais les offres proposées par la politique culturelle et 29% n’ont qu’une fréquentation « exceptionnelle » des salles de spectacles et des lieux d’exposition. Comment les considérer ? Selon une tradition intellectuelle qui est parfaitement bien ancrée dans les partis de gauche, ces personnes sont présentées comme des « exclus de la culture », soumis aux manipulations de la culture de masse orchestrée par les multinationales. Ce sont des victimes sociales d’un « handicap culturel » qu’il faut guider vers la « vraie » culture. [4]

Mais, ce discours peut-il tenir longtemps en dehors du « cercle des initiés »? Les élus locaux savent bien que ces 53% de  français qui n’éprouvent aucun ou très peu d’intérêt pour l’offre de produits choisis par la politique culturelle sont des citoyens et des électeurs à part entière, totalement libres de leurs choix !

4 – Face à ces interrogations, la gauche culturelle a toujours répondu qu’il fallait renforcer le potentiel  d’intervention des institutions artistiques pour mieux soutenir  la « création » car l’offre d’œuvres de qualité est une condition de la civilisation et, par là, de la citoyenneté [5]. La politique publique de la culture se doit  par conséquent de garder la main sur la sélection des œuvres de référence (nomination des directeurs d’équipements, comités d’experts, opérations artistiques dans les quartiers, en milieu rural…). « Garder la main » signifie, en fait, contrôler aussi bien au niveau national qu’au niveau local, la désignation des responsables chargés de sélectionner les « bonnes » œuvres d’art, au mépris de toutes les règles de transparence que la gauche réclame en général pour les autres secteurs d’activité.

Cette position ne se discute pas. Elle est un dogme. Toute tentative de suggérer que plus de la moitié des français, dont les plus jeunes des nouvelles générations, pratiquant actifs des réseaux numériques, ont d’autres cultures que celles qui ont été sélectionnées par les spécialistes,  relève du « populisme ». Toute tentative de mettre en débat public les dispositifs confidentiels sinon secrets qui établissent les choix de la culture de référence relève de la « démagogie ».

La réflexion est aujourd’hui bloquée sur ce vieux logiciel du siècle dernier.

La première conséquence est que la discussion sur une autre politique culturelle est impossible : le propre du dogme est de savoir répondre à tout et, dans ce contexte très défensif du milieu artistique, [6] on ne peut que déconseiller toute initiative politique mettant en doute la pertinence du « soutien à la création pour renforcer l’accès à la culture » ! L’héritage des Lumières est intouchable, du moins dans les propos légitimants.

B-  Seconde observation : les mots de la politique culturelle ne servent plus aujourd’hui qu’à décorer un pragmatisme gestionnaire.

Chacun peut observer que, dans la pratique des élus comme du ministère, la politique culturelle ne s’embarrasse pourtant pas du dogme. Derrière le discours de façade sur la démocratisation de la culture, cela fait bien longtemps que le ministre comme les élus locaux sont devenus beaucoup plus pragmatiques. Les interventions culturelles publiques se contentent de gérer une offre de consommation culturelle.

Pour s’en convaincre, on peut prendre appui sur deux textes que connaissent bien les politiques : le projet annuel de performance (PAP) de la mission culture et le rapport du comité Balladur. Je ferai aussi référence aux politiques locales en faveur de « l’économie créative ».

1 – Les responsables de politiques culturelles et, en tout cas les députés et sénateurs, ont certainement lu le PAP 2010, par exemple le programme 131 relatif à la création artistique. Comme les années précédentes, ce document révèle aux parlementaires et aux citoyens que le ministère de la culture n’a plus que des préoccupations gestionnaires. Les lecteurs du PAP ont certainement fait cette observation : les indicateurs de la bonne performance portent sur le montant des recettes, les taux d’occupation des fauteuils, la circulation des spectacles…. [7] Plus étonnant encore l’Assemblée Nationale a accepté qu’un indicateur de performance porte sur la recette par place fixée à 48 euros pour 2010, comme le ferait n’importe quel producteur privé de spectacles ! Les indicateurs sont tous quantitatifs et calqués sur ceux d’une bonne gestion culturelle privée car la culture « coûte cher » au contribuable. Il faut donc attirer le client et les fameux publics de la culture deviennent de simples acheteurs /consommateurs qui doivent remplir les salles où sont présentés des  produits culturels un peu plus sophistiqués que ceux qui sont offerts sur le marché concurrentiel des loisirs.

Par contre, la valeur « artistique » ne fait l’objet d’aucun indicateur spécifique comme si cette évaluation de la « qualité » n’avait plus d’importance ou comme si elle devait être et rester ignorée des représentants des citoyens. L’hypocrisie est manifeste : dans le PAP, la politique culturelle de l’Etat évoque sa mission civilisatrice dans les trois premières lignes mais s’en moque bien ensuite, puisqu’elle la met totalement de coté. Dans le dur compromis entre la valeur d’intérêt général de la bonne gestion des fonds publics et la valeur d’intérêt général de l’art et de la culture, seul se bat sur le ring le comptable des deniers publics, les amateurs de sens ont disparu dans les coulisses en se plaignant en plus d’être mal traités !

2 – Le rapport du comité Balladur n’est pas plus concerné par la vocation citoyenne de la politique culturelle car, à bien le lire, il ne fait qu’entériner la dérive vers la gestion des offres publiques de produits culturels.

*) J’observe ainsi que dans le texte du rapport Balladur la valeur politique des interventions culturelles des collectivités n’apparaît nulle part. Aucune référence aux enjeux émancipateurs de la création artistique ou  de l’accès à la culture pour tous. Le seul enjeu évoqué par le comité est celui de la lourde gestion des charges de personnels et de  fonctionnement des bâtiments culturels [8]. Comme il faut bien assumer ces masses financières, le rapport maintient le principe des interventions croisées de toutes les collectivités pour soulager les villes et leurs dépenses de centralité essentiellement ! C’est dire que l’imbrication des responsabilités sera maintenue pour la culture alors que les objectifs du comité de Balladur étaient au contraire de clarifier la répartition des compétences entre les collectivités. La politique culturelle locale est sans importance stratégique pour la république décentralisée. Elle ne fait que coûter !

*) J’observe aussi que le rapport Balladur affirme clairement que la légitimité des collectivités tient à leur capacité à répondre aux  demandes de proximité de la population. « La société française a changé, elle éprouve des besoins nouveaux, des aspirations inédites, sa soif de proximité et de sécurité, son goût pour la démocratie locale sont justifiés par la globalisation du monde. Aussi est-il indispensable qu’un changement fondamental soit apporté au mode d’administration du territoire. C’est la condition d’un approfondissement de la démocratie locale et de l’amélioration des services rendus aux usagers des services publics, qui sont aussi des contribuables et, d’abord, des électeurs. »

Or, en matière culturelle, cet objectif de satisfaire les demandes des électeurs est contradictoire avec « l’accès à la culture pour tous » qui doit révéler, aux habitants, la culture de qualité qu’ils ne connaissent pas encore. Il ne s’agit surtout pas de sombrer dans les spectacles faciles et délassants.

Le rapport connaît cette contradiction mais au lieu d’en débattre ouvertement, il la recouvre d’un voile pudique : il nous dit ainsi que la culture est une affaire « délicate », [9] sans autre précision. Ce langage diplomatique signifie que la politique culturelle doit régler ses problèmes dans son coin. Chaque élu à la culture fera donc comme il voudra, plutôt comme il pourra sur son territoire, avec ses créateurs et ses électeurs. Avec le rapport Balladur, la liberté culturelle signe la fin de l’ambition civilisatrice de l’intervention  culturelle publique. Elle  officialise l’organisation d’offres  publiques de loisirs plus ou moins pointues en réponse aux besoins exprimés par chaque groupe de consommateurs/électeurs. « L’accès à la culture pour tous » se trouve alors travesti en « accès de tous à sa culture ».

3 – Je noterai enfin que depuis une vingtaine d’années, beaucoup de collectivités ont renforcé leurs interventions culturelles.  Derrière le discours convenu sur la « démocratisation culturelle », leur préoccupation a surtout été de contribuer à l’attractivité de leur territoire : l’investissement culturel devient « utile » parce qu’il participe à la création d’emplois, valorise l’image de la ville ou accroît la fréquentation touristique.

La vogue actuelle est au soutien à « l’économie créative » [10]. L’idée est  simple : il s’agit pour les collectivités de soutenir des équipes qui font preuve d’imagination et de créativité dans tous les domaines intellectuels et esthétiques, tout en essayant de convaincre le tissu industriel qu’il devrait investir dans ces  dynamiques imaginatives. Il n’y a que des avantages semble-t-il à cette politique : les artistes y gagnent parce qu’ils n’ont plus besoin de tendre la sébile auprès des subventionneurs publics ; les entreprises y gagnent aussi car elles innovent plus, et surtout mieux. Quant aux territoires, ils empochent les gains d’une attractivité plus forte que celle de leurs voisins. Cette approche qui ouvre le champ de la culture aux milieux économiques a d’indéniables qualités mais  elle confirme l’abandon des enjeux politiques pour la culture dans notre démocratie : les « créatifs » sont là pour vendre leur savoir faire sur le marché concurrentiel,  sans autre mission d’intérêt général. Ils sont là pour approvisionner le marché  en produits et services et si leur « art » n’est pas rentabilisé, ils devront rendre leur tablier quel que soit l’intérêt culturel et artistique de leur production.

Au fond, les collectivités se placent dans la redoutable compétition entre les territoires : chaque chef territorial, même en pleine forme démocratique, devra engager des dépenses de « recherche / développement » en innovation artistique et culturelle pour asseoir sa domination culturelle sur les  territoires voisins ! Bordeaux plus fort que Marseille !!! L’Europe créative ?? Plus forte que tous les autres territoires du reste du monde ? Curieux destin des « œuvres capitales de l’Humanité » et de la création artistique que de servir d’armes pour s’imposer par rapport aux territoires concurrents ; comme si les acteurs culturels étaient devenus des munitions pour conduire la guerre culturelle « de tous contre tous ». Il n’y a plus ici de politique culturelle mais une politique publique d’attractivité du territoire qui se nourrit du professionnalisme des acteurs d’un secteur économique comme un autre : le secteur  culturel.

Il est de ce point de vue dommageable que le rapport du Sénat sur « l’organisation et l’évolution des collectivités territoriales » [11] confonde « politique culturelle » avec le financement d’acteurs culturels dont la seule légitimité consiste à être utiles à d’autres politiques publiques. Ainsi nous dit-on « la mission (du Sénat) est sensible à l’attachement des élus locaux, de tous niveaux de collectivités, à conserver une marge d’initiative et d’autonomie dans un domaine qui est un levier de cohésion sociale, d’expression d’une identité locale, d’attractivité, de rayonnement, de développement économique et touristique des territoires »  Beau slogan pour la culture : faut bien que ça serve à quelque chose ! La légitimité culturelle publique sera donc déterminée par les autres politiques publiques en fonction de l’utilité des acteurs sélectionnés en réponse aux appels d’offres, comme pour l’assainissement ; ça promet !

Ajoutons que dans ce rapport, la République ne semble pas avoir l’intention de fixer la moindre règle pour gérer ce grand fourre-tout au niveau local ; même pas des règles de méthode et encore moins d’exigences éthiques, un simple appel à la concertation entre territoires concurrents suffira !

L’ensemble de ces constats ne rassure pas sur la possibilité de redonner du sens à la politique culturelle. Il faut pourtant y parvenir car les enjeux culturels dépassent de loin les seules préoccupations utilitaires.

Fin de la première partie. Pour lire la seconde, cliquez ici.

[1] En ce qui concerne l’Etat, je partage intégralement le jugement du secrétariat à la culture du PS : « Le ministère de la Culture célèbre cette année son cinquantenaire. Triste anniversaire en réalité. Quiconque entre au contact de son administration est frappé par la démoralisation de ses agents, la paupérisation de ses moyens, son atonie et l’absence de tout projet politique global d’envergure, alors que c’est précisément son existence qui donnait sens et enthousiasme à ce ministère jadis audacieux, conquérant et dynamique. »

[2] En 1973, 88% des français n’avaient pas été au théâtre joué par des professionnels au cours de l’année,  ils ne sont plus que 81 % en 2008 ! 7 points de gagnés en 35 ans , mais  encore 81 points à conquérir avant le théâtre pour tous !

[3] Enquête 2009 sur les pratiques culturelles des français : 47 français sur 100 ayant un diplôme Bac plus 4, sont allés une fois au théâtre dans les douze derniers mois ; ils ne sont plus que 29 sur 100 pour ceux qui ont bac plus 2 ou 3… Par contre, sur 100 français n’ayant pas de diplôme, 9 seulement ont été au théâtre dans les douze derniers mois. En 1988, les chiffres étaient de 39 % pour les  diplômés du supérieur et de 7 % pour les sans diplôme. En 2009, pour 100 habitants de Paris intra muros, 56 d’entre eux sont allés au théâtre une fois au moins dans l’année, et pour 100 personnes résidant dans une ville de moins de 20 000 habitants,  ils ne sont que 12. En 1989, le chiffre est de 43 % pour les parisiens intra muros (13 points en moins) et 10 % pour les habitants des villes de moins de 20 000 habitants (2 % en moins). Les chiffres augmentent pour chaque catégorie mais les écarts entre les catégories se sont creusés !!

[4] Dans la récente enquête sur les pratiques culturelles des français, on peut lire que les personnes qui ne sont allés ni au cinéma ni dans une bibliothèque, n’ont assisté à aucune spectacle vivant et n’ont visité aucun lieu d’exposition ou de patrimoine, « pour la plupart d’entre eux cumulent tous les handicaps en matière d’accès à la culture.. » (page 8 des éléments de synthèse).

[5] Voir par exemple les interventions des députés de gauche à l’Assemblée Nationale lors d’un des rares débats (sans suite) sur la politique culturelle, le 4 décembre 2004 ; par exemple Jean Marc Ayrault : « C’était le rêve de Jean Vilar, de Malraux et, plus près de nous, de Jack Lang : mettre les arts a la portée de tous, y forger une conscience citoyenne. » ou Michel Françaix : « Gambetta disait : Il ne suffit pas de décréter des citoyens, il faut en faire. Pas de citoyen sans émancipation des servitudes de l’ignorance, sans commerce avec les œuvres de l’esprit. Pas de citoyen sans culture. »

[6] On comprend très bien cette attitude défensive si l’on prend en compte le traitement infligé aux salariés  intermittents de la culture.

[7] Exemples : nombre de fauteuils mis à la vente dans l’indicateur 1.2, recette moyenne par place offerte dans l’indicateur 2.1, rapport des charges fixes sur total des charges des établissement culturels dans l’indicateur 2.1, part de la masse salariale dans l’indicateur 2.2, nombre de clients dans l’indicateur 3.1, pourcentage de places vendues par rapport à la jauge dans l’indicateur 3.1, nombre de représentations (de ventes donc) par spectacle produit, etc.

[8] Par exemple, en référence aux enjeux de péréquations entre collectivités on peut lire « le tourisme et la culture, par exemple, trouveraient à l’échelon départemental un niveau de péréquation idoine, compte tenu de la taille des projets en cause et des moyens humains et financiers qu’ils nécessitent ».

[9] On lit plus précisément dans le rapport : « Pour ce qui concerne la culture, la diversité des missions en cause rend particulièrement délicat  l’attribution de cette compétence à un seul  niveau d’administration ».

[10] Voir  surtout  le  rapport  de  la  cnuced.

[11] RAPPORT D’INFORMATION fait  au nom de la mission temporaire sur l’organisation et l’évolution des collectivités territoriales  présidée par M. Belot, par M. Yves KRATTINGER et Mme Jacqueline GOURAULT, juin 2009.

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De la fin de l’ère de la subvention / 1

Malgré l’importance des financements croisés en France, heureusement encore très présents aujourd’hui, nous sommes bien dans la fin de l’ère du 100% subvention, c’est une évidence, période où l’évaluation des politiques culturelles (nationales comme locales) et le partenariat avec le secteur privé ont longtemps été tabous. La question de l’utilisation de l’argent public et de sa performance a toujours été une préoccupation mais elle est devenue incontournable aujourd’hui, en prenant un caractère pour le moins tendu dans le contexte économique, idéologique et politique actuel. Les acteurs et les institutions culturelles y sont confrontés de plein fouet désormais. Pourtant, on ne peut pas dire que nous n’étions pas prévenus.

L’entrée dans l’ère de la fin du 100% subvention remonte à plus de 25 ans, sur une période où les changements sont intervenus par à-coups et non sans difficultés douloureuses. Mais il faut aussi savoir reconnaître que cela n’a pas eu que de mauvaises conséquences. On a en effet assisté depuis à une plus grande professionnalisation des acteurs que ce soit côté public (tous corps administratifs confondus) et para-public, comme côté privé, avec un accroissement du niveau de technicité des dossiers, avec l’arrivée progressive (depuis le tout début des années 90) de nouvelles typologies contractuelles dans le giron culturel, dont certaines sont soit inspirées du droit anglo-saxon, soit en réponse au droit anglo-saxon. L’harmonisation européenne et la transposition du droit à la concurrence ont également joué un rôle considérable, dont les effets positifs et négatifs on mis un moment à se faire sentir. La décentralisation culturelle aura servi de filtre, du moins jusqu’à un certain point.

Entre temps, l’importance du levier que constitue la culture pour les territoires, lui conférant aujourd’hui un rôle stratégique, a contribué l’augmentation de la concurrence entre les territoires eux-mêmes mais également entre les acteurs culturels ; ces derniers, plutôt peu coutumiers du fait et plutôt habitués à la coexistence, la coopération et la coopétition, ont été confrontés à des outils et à des logiques qui ont d’une certaine manière accompagné et favorisé cet accroissement de la concurrence et il a bien fallu s’adapter. Celle-ci accentue la pression sur les acteurs locaux et facilite l’arrivée de nouveaux acteurs qui eux sont généralement sur des stratégies d’opportunité (au bon sens comme au mauvais sens du terme). Les équilibres des territoires sont tout autant menacés par ce phénomène que par les différentes réformes qui se sont succédées dans notre culture administrative centralisatrice persistante.

En tout état de cause, celui qui est choisi comme prestataire ou opérateur culturel n’est plus uniquement celui qui est capable de remplir la mission mais est aussi celui qui permet de faire la différence. Nous verrons cet aspect prendre beaucoup plus d’importance encore dans le futur et les décalages que l’on constate déjà aujourd’hui (dans l’événementiel notamment) ont pour effet la crispation de tous (commanditaires et opérateurs) au regard des enjeux locaux et des risques encourus. Nous aurons l’occasion d’y revenir.

Plus de professionalisation et plus de concurrence, c’est ce que les pouvoirs publics ont progressivement initié et mis en œuvre tout en s’y adaptant eux-mêmes, car acteurs publics et para-publics sont tout autant confrontés à ce changement de paradigme : la gestion publique de la culture a évolué en profondeur au fil des différentes réformes (la RGPP et la réforme des collectivités territoriales issues du comité Balladur n’étant que les derniers chapitres en cours d’une longue histoire) ; impossible d’occulter l’avancement de ce processus, tant il constitue un principe de réalité plus que tangible aujourd’hui.

Ceci s’est également ressenti dans marchés publics. Même si une grande marge de manœuvre (créative) est toujours possible dans la définition des projets de commande et dans les moyens de passer commande (y compris en contournant les marchés publics), les cahiers des charges ont fortement muté au fil de l’évolution conjointe des procédures de passation de marché et de la complexification des projets, les deux requérant des ingénieries aujourd’hui très spécifiques pour répondre à des commandes toujours plus globales, du moins aux enjeux et conséquences plus globaux.

Désormais, choisir le bon opérateur correspond à des critères qualitatifs et quantitatifs de plus en plus poussés, dont les enjeux sont considérables pour les maîtrises d’ouvrages publiques, pour leurs partenaires et pour leur territoire.

Trois grandes conséquences majeures sont particulièrement prégnantes aujourd’hui :

  • pour le maître d’ouvrage et les commanditaires : mieux prendre en compte la demande à court terme et faire en sorte que le choix politique soit soutenable au-delà des jalons d’un mandat politique et quelle que soit l’alternance. C’est une augmentation forte de la difficulté et des risques pour maintenir et assurer la continuité de la mission de service public, dans un contexte concurrentiel qui confère au changement une part de risque parfois difficile à mettre en oeuvre et à assumer au regard de l’évolution de notre système (historiquement centré sur l’offre basculant assez rapidement vers une mise en adéquation avec la demande risquée et non sans contradictions) ;
  • pour le métier de consultant : intégrer les métiers de l’assistance à maîtrise d’ouvrage sur des temporalités différentes et développer plus encore la performance car le besoin d’accompagnement est grand et les budgets ne sont pas illimités ;
  • pour l’acteur culturel : l’équilibre devient de plus en plus difficile à tenir entre préservation qualitative de l’offre et logique de développement, a fortiori dans un contexte de redistribution des rôles entre les différentes tutelles où les acteurs locaux doivent faire face à la remise en question de leur savoir-faire par une concurrence qui fragilise la gestion locale de l’action cultuelle.

La mutation qui s’opère lentement mais sûrement n’est pas suffisamment documentée. Les luttes, à quelques exceptions près, n’affleurent à la surface qu’en épiphénomènes et ne mettent pas suffisamment en évidence ni en perspective la réalité des impacts et des changements sur le quotidien du travail des acteurs/opérateurs culturels. On semble découvrir aujourd’hui la menace que constitue le caractère uniforme et automatique de l’application de la RGPP sur un certain nombre de musées, de sites patrimoniaux, de services administratifs (en centrale comme en région). Pourtant la RGPP est dans la droite lignée de réformes qui remontent à plus de 8 ans. Disons-le clairement : c’est un aveu d’impuissance pour la culture. Cette RGPP aurait pu se construire autrement et pourrait se mettre en oeuvre autrement, en faisant notamment en sorte que chaque secteur puisse être pris en compte dans sa spécificité. Depuis que le ministère de la culture est pris dans des réformes qu’il subit plus qu’il n’initie, le besoin de points de repère se fait cruellement sentir. Les collectivités territoriales ont créé leur propre référentiel et dans la réforme issue du comité Balladur, la culture occupe une position pour le moins paradoxale alors que celle-ci se trouve par exemple prise en otage, suspendue aux résultats des tractations de la suppression de la clause de compétence générale. Là aussi le manque de points de repère occulte un débat plus que nécessaire : après la fin du 100% subvention, la question de l’avenir des financements croisés juqu’alors essentiels pour les acteurs culturels se pose parce leur écosystème est en pleine évolution. Là aussi la redistribution des cartes est en train de s’opérer et il serait risqué d’ignorer les changements profonds qui sont aujourd’hui en marche dans la gestion de  l’action culturelle.

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Entretien avec Jean-Michel Lucas

PFA l’occasion de ses Assises, la Plate-forme interrégionale d’échange et de coopération pour le développement culturel (association regroupant les associations culturelles régionales) a invité Jean-Michel Lucas dans le cadre d’un colloque intitulé “La nouvelle gouvernance des politiques culturelles : place et rôle des organismes régionaux”. L’entretien qui suit faisait partie des documents remis aux participants.

« Les politiques de la culture sont passées du principe de la démocratisation culturelle (en réalité une politique “élitiste” voulant faire partager à tous le “meilleur”) à celui du développement culturel. Le passage à l’objectif dit de la “diversité culturelle” – et, pour ma part, je préfère parler des “droits culturels des personnes” – ne se dessine toujours pas. Souvent d’ailleurs, le mot diversité est utilisé à faux, avec beaucoup de crainte, de rejet, presque de haine…

Comment mettre en œuvre ces droits culturels ?

Il suffirait que la politique culturelle revendique la mission politique de veiller aux conditions de possibilité d’une confrontation permanente du sens et des valeurs des identités culturelles des uns et des autres.

Quel impact sur la culture peut avoir la réforme Balladur ?

En lui-même, l’objectif de la réforme Balladur est légitime. Et puisque les territoires sont remis en question, il y a donc une certaine opportunité à tenter d’opérer aujourd’hui un recentrement des politiques liées aux enjeux culturels sur leur finalité proprement politique et pas seulement sur les enjeux sectoriels ceux des différentes disciplines artistiques. Malheureusement, le rapport Balladur reste silencieux sur l’enjeu numéro un de l’action publique liée à la culture : il ne définit pas ce que signifient les termes de “culture”, de “création” et de “patrimoine” de telle façon que les actions des décideurs puissent s’organiser de manière claire, au titre de l’intérêt général.

Avant, Malraux définissait la culture comme ce qu’il y a de meilleur dans le génie humain (après quoi, il faut savoir qui décide le “meilleur”…, et là les problèmes apparaissent !). Mais cela avait du sens, cela avait de l’allure ! Aujourd’hui, les politiques préfèrent plaider le rayonnement de la culture, l’attractivité du territoire, l’emploi, l’économie créative ; en somme, la “culture utile” plus que la culture comme nécessité visant à forger des récits communs, à donner sens et valeurs “ensemble” à chaque échelle de territoire. Pour retrouver une dimension spécifique à la politique de la culture, il faudrait penser différemment les enjeux, et choisir de reconnaître les droits culturels des personnes au sein de la société de liberté pour  mener une politique culturelle dont le sens politique serait l’émancipation. Et c’est une idée formidable pour les élus car elle conduit non pas au repli identitaire comme on le dit aussi souvent que bêtement, mais au contraire à la nécessité politique de favoriser les interactions culturelles entre les personnes ! C’est une idée qui porte à la fois des exigences de respect des personnes et de leur dignité, premier des droits de l’homme, mais tout autant l’impératif de confrontations des représentations du monde. Mais cette idée ne passe pas ! Dès lors, sans définition claire, chaque décideur agit comme il l’entend, dans son coin! Il n’y a plus d’universalité concevable de la place de la culture dans une société de liberté…

Il faudrait que nous nous réunissions pour dire ce qu’est l’universalité de la culture dans une société qui reconnaît la liberté des personnes. La Plate-forme interrégionale pourrait contribuer à ce travail de refondation du sens, et pas seulement des modes de gestion de l’administration culturelle. Cela étant, la réflexion sur le sens relève essentiellement du politique. Là, la FNCC a toute sa légitimité. Mais elle pourrait s’appuyer sur la Plate-forme, car les lieux de réflexion, de confrontation, de concertation ne sont pas si nombreux. Quoi qu’il en soit, on ne peut délibérer sur la pertinence de la clause de compétence générale sans ce travail préalable sur l’idée d’universalité de ce que doit être une politique culturelle.

On dit que la culture unifie alors qu’elle divise…

Ici, une solution philosophique et pratique se trouve dans le rapport canadien Bouchard/Taylor (un texte qui m’a beaucoup impressionné). Ce rapport évoque une société de liberté, qui prend en compte le fait que chacun a des “raisons profondes”, que personne ne peut dire que ces raisons ne sont pas bonnes, pas même un élu, tant que la personne n’outrepasse pas les droits de l’homme. Il y a nécessité de prendre ces raisons en considération, d’avoir du soin pour les autres et être attentifs à la manière dont ces personnes vivent leur rapport à la règle commune indispensable pour vivre ensemble.

Il faut donc s’appuyer sur le dialogue interculturel…

Je préfère le terme de confrontation des cultures à celui de dialogue des cultures. L’enjeu du politique est d’organiser cette confrontation pour nourrir les interactions culturelles et veiller à proposer les accommodements adaptés et négociés de la règle commune. La politique publique en régime de liberté prend les personnes comme elles sont, et soutient les dispositifs qui dans ‘‘l’espace public’’ nourrissent les confrontations. Cette idée ouvre de vastes espaces de légitimité à la politique culturelle ! Hélas, elle n’est pas entendue et on continue à considérer la culture comme un ensemble d’objets produits par des forces professionnelles (et un peu par des amateurs) appelées ‘‘secteur culturel’’, composées d’acteurs culturels et d’opérateurs culturels. Pour moi, c’est là une vision proprement antipolitique. Il suffirait de prendre au sérieux la Déclaration universelle sur la diversité de l’Unesco de 2001 ou la convention sur le Patrimoine immatériel de 2003 pour redonner du souffle aux interventions publiques culturelles.

L’avenir de la culture passe-t-il par les Régions ?

Il importe de savoir comment la Région peut instaurer un cadre de négociation propre à conduire les acteurs culturels dans des missions en accord avec les finalités que la République lui donne. Mais pour la mise en œuvre autonome de politiques légitimées par les droits culturels, je crois que les bons échelons sont ceux des communes et intercommunalités, car c’est à ce niveau de proximité qu’est possible une vision globale du quotidien qui vise la reconnaissance et lutte contre toutes les formes d’invisibilité des cultures des personnes.

En revanche – et ici s’inscrit l’idée de co-construction à laquelle je crois fortement –, la Région est bien placée pour forger les compromis nécessaires entre les différentes politiques publiques qui impactent, positivement ou négativement, les enjeux culturels. A mon sens, la Région est légitime pour le développement économique, les mises en réseau, les formations… et dans chacune de ces missions publiques les enjeux culturels sont significatifs. Il faut élaborer des cadres de négociations qui permettent ces compromis.

De ce point de vue, les  associations régionales feraient bien de prendre comme référentiel le texte de l’Agenda 21 de la culture qui, bien compris, offre une cadre de négociations pour des compromis intégrant les enjeux culturels dans la politique publique des territoires. Dans cette approche globale, reprendre le rôle d’une DRAC n’aurait pas grand sens pour l’avenir. L’enjeu est plutôt de savoir ce que les partis politiques voudront défendre comme rôle pour la culture aussi bien en France qu’en Europe. Tant qu’on en restera à une approche d’un secteur culturel, au fond comme un autre, il n’y aura guère de perspectives nouvelles autres que gestionnaires.

Que peuvent apporter ces Assises ?

Pour l’instant, si l’éducation, la défense ou la santé paraissent comme des missions évidentes de la responsabilité nationale ou européenne, pour la culture c’est encore le marais du grand silence !… Il faut profiter de la dynamique impulsée par le fait que les associations régionales sont contraintes de réfléchir – car leurs éléments fondateurs restent très éthérés – pour contribuer à dire que la culture c’est très important et pas seulement pour les acteurs culturels et leur public, mais pour ouvrir les voies de l’émancipation, via la reconnaissance des droits culturels. Après, chacun trouvera sa place dans les négociations sur les responsabilités et l’organisation. Surtout ne pas mettre la charrue avant les bœufs ou pire encore ignorer les bœufs, comme le fait maladroitement le rapport Balladur.

Propos recueillis par Vincent Rouillon

Entretien paru dans la Lettre d’Echanges (n°34 – 30 septembre 2009), revue électronique de la Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture.

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Partenariat à réinventer

OPCUne nouvelle réforme de la décentralisation est annoncée par les travaux conduits par la commission Balladur. Cette annonce vient cependant ajouter une inquiétude supplémentaire à un moment où la crise financière mondiale et les lourdes charges qui pèsent sur les collectivités fragilisent le devenir des politiques culturelles territoriales. Les collectivités ont montré jusqu’à aujourd’hui leur capacité à construire de véritables politiques culturelles. Une nouvelle étape de décentralisation peut-elle être une opportunité pour inventer un nouveau partenariat entre l’État et les collectivités territoriales et entre les collectivités territoriales elles-mêmes ?

C’est ce que propose d’aborder le 17 juillet prochain l’Observatoire des Politiques Culturelles, en partenariat avec la FNCC et le Festival d’Avignon.

Pour s’inscrire, cliquez ici.

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Un secteur en transition

archeologie preventiveL’archéologie préventive relève de missions de service public et est partie intégrante de l’archéologie, c’est un fait et c’est ainsi qu’elle se définit.

Ce secteur d’activité qui consiste à réaliser des diagnostics et des fouilles archéologiques en amont des futurs chantiers, s’est fortement développé à partir de la fin des années 1970, ce qui est relativement récent, avec l’intensification des opérations d’aménagement du territoire, des grands travaux et constructions d’équipements et d’infrastructures.

Historiquement, c’est l’AFAN qui conduisit à partir de 1973 la majorité des fouilles préventives, à l’issue d’une initiative conjointe de l’Etat (ministères du budget et de la culture) mais son statut loi 1901 a finalement conduit à la création de l’INRAP en 2001, aujourd’hui principal acteur de l’archéologie préventive.

Son intervention est traditionnellement déclenchée de deux manières :

  • à la demande de l’Etat, il réalise les diagnostics sur l’emprise des travaux prévus par un aménageur public ou privé afin d’évaluer le potentiel archéologique du sous-sol,
  • il peut être choisi par l’aménageur pour mener des fouilles préventives si l’intérêt scientifique est jugé suffisant par l’Etat et que celui-ci prescrit une fouille.

Or depuis 2003, les collectivités locales ou les entreprises privées peuvent demander à l’Etat un agrément pour être habilités à réaliser la phase de fouille, les diagnostics étant entrepris exclusivement par l’INRAP ou les services archéologiques agréés par les collectivités locales.

De ce fait, la multiplication des demandes et des situations d’urgence a fini par poser la question du coût de la prise en charge des opérations, au point que l’archéologie préventive traverse aujourd’hui une crise de son financement.

Le financement des opérations d’archéologie préventive se fait de deux manières :

  • la redevance d’archéologie préventive : elle ne concerne pas spécifiquement une opération d’archéologie préventive donnée mais elle est due par toute personne projetant de travaux d’aménagement affectant le sous-sol ;
  • le prix des fouilles : il s’agit de la rémunération versée par l’aménageur et perçue directement par l’opérateur (INRAP, service archéologique territorial agrée ou toute personne morale agréée par l’Etat) en contrepartie des fouilles qu’il réalise.

On le sait, ces modes de financement ne permettent pas actuellement de couvrir le coût des opérations, notamment en raison des insuffisances de la redevance et des nombreuses possibilités d’exonérations.

Il convient de noter qu’il existe principalement quatre verrous économiques à prendre en considération, du plus technique au plus général :

  • la non-dissociation des opérations de diagnostic et des opérations de fouilles dans le calcul de la redevance,
  • l’indexation de la redevance sur la valeur de l’ensemble immobilier (ce qui n’est pas sans poser de problème compte-tenu de l’impact de la crise financière sur ce marché, malgré un relèvement progressif du taux de la redevance, fixé par la loi du 17 février 2009 : 0,4% de l’ensemble de la valeur de l’ensemble immobilier en 2009, déterminée en référence à la TLE, puis 0,5% en 2010),
  • l’absence de modalités supplémentaires de financement dans le dispositif de la redevance,
  • la difficulté de trouver des leviers supplémentaires et de nouvelles sources de financement.

En France, la richesse et la diversité des sous-sols sont telles que le nombre de sites archéologiques est estimé à plusieurs millions. Malgré l’absence de statistiques complètement fiables, l’INRAP a établi le ratio d’un site d’intérêt archéologique tous les 4 hectares.

Si nous prenons en compte le fait qu’on évalue à 60000 hectares par an la superficie cumulée des chantiers en France, nous comprenons immédiatement que la demande potentielle est considérable au niveau national. Répondre aux besoins et dans la durée devient donc un véritable casse-tête chinois.

On constate toutefois, à quelques exceptions près, un sous dimensionnement des moyens des structures existantes.

Les collectivités locales étant au premier rang de l’administration de la gestion et de l’aménagement du territoire, nous mesurons dans ce contexte la dimension stratégique (pour ne pas dire dramatiquement stratégique) que revêt l’activité d’un service d’archéologie préventive à la hauteur de l’enjeu pour son territoire (rappelons que la non-concurrence entre les territoire est la règle).

Rien donc d’étonnant à ce que sur les 64 opérateurs agréés pour la réalisation d’opérations archéologiques préventives qui existent aujourd’hui, 78% sont intégrés aux collectivités locales ou territoriales. Pourquoi faut-il encore et toujours que le service public finance ce qui coûte cher et que le privé investisse dans ce qui rapporte beaucoup ? N’y a-t-il pas de nouvelles dynamiques à faire surgir ou à inventer ? La question est faussement naïve, vous l’aurez compris.

Le secteur culturel est largement confronté aux problématiques de maîtrise des coûts, marqué par cette difficile équation qui concentre des travaux difficiles, complexes, la plupart du temps de grande ampleur, avec le souci de la gestion de la mission de service public ; cela vaut aussi pour l’archéologie préventive.

Récemment le département de l’Eure s’est lancé dans la réalisation d’un plan d’affaires permettant de développer son service existant, la MADE (Mission Archéologique du Département de l’Eure). Cette approche dite de « business plan » laisse entrevoir une volonté de plus en plus partagée au sein des collectivités d’aller au-delà des budgets qui appellent trop souvent des financements compensatoires en fin d’exercice. Les logiques anticipatrices et les logiques de développement viennent donc rejoindre les logiques de gestion des risques. Cela semble relever selon nous du principe de précaution.

Dans de nombreux domaines, l’Etat ayant parfois fait subir aux collectivités ce qu’ont peut appeler au fond un transfert d’une partie dette, les collectivités s’organisent de mieux en mieux pour tenter d’en atténuer les effets. Mais ce n’est pas une tâche aisée et des choix parfois difficiles sont à faire. Ce n’est pas le chantier initié par le comité Balladur qui viendra nous démentir : l’enjeu est considérable, y compris pour le devenir du secteur de l’archéologie préventive et de facto pour la préservation d’une partie de notre patrimoine.

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La culture en chantier

rue de ValoisLe comité pour la réforme des collectivités locales a achevé son programme d’auditions il y a maintenant deux semaines. Une version du rapport final attendu pour la fin février – début mars, vient d’être soumise à l’Elysée et les réactions sont dores et déjà nombreuses. L’enjeu de départ est considérable pour la gouvernance de nos territoires et si le document de l’Institut Thomas More paru au début du mois montre que certaines inquiétudes autour du « mille-feuille institutionnel » sont à dissiper, la révision de l’organisation du territoire dans sa répartition, son fonctionnement et son mode de gouvernement est, on l’oublie trop souvent, à replacer dans le contexte récent du mouvement décentralisateur des 27 dernières années.

Les attentes sont importantes, notamment dans les domaines de la clarification des compétences des collectivités, dans la représentation démocratique des citoyens et dans les politiques de proximité.

Le débat qui se distingue de tous les autres, jusque dans la politique de comptoir, est bien évidemment celui de la suppression l’échelon départemental. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce que nous entendons sur cette question n’est que la face émergée de l’iceberg. Cette réforme a déjà été programmée techniquement depuis 2002, nous aurons l’occasion d’y revenir.

Il faut espérer que ce qui se dégage du rapport transmis à l’Elysée engendre un débat plus démocratique et plus dense pour qu’on ne laisse pas les territoires sans possibilité de l’amender et/ou de l’utiliser comme une base de travail pour en décliner la mise en pratique la plus pertinente au niveau des territoires. Il n’est pas trop tard pour le prendre comme un document cadre de travail, d’autant que la question concerne de manière tout aussi stratégique la gouvernance de l’Etat. Quoi qu’il en soit, il serait illusoire et dangeureux de déconnecter la réforme de l’Etat de la réforme des collectivités, en particulier pour la culture.

En effet, réformer les relations entre l’Etat et les collectivités permettrait notamment de redéfinir un pacte moral et financier entre les collectivités et l’Etat. Dans les grandes vagues de décentralisation, les compétences transférées ne sont pas toutes ni totalement compensées. La situation actuelle devient inextriquable pour de nombreux territoires et il est temps de redéfinir ce pacte moral et financier.

Si décentraliser correspond à une préoccupation historique pour répondre à la complexité de la société, il convient d’en appréhender l’enjeu majeur pour l’Etat, toutes tendances de gouvernements confondues : la rationalisation des dépenses de l’Etat et, par voie de conséquence, le transfert de la dette publique aux collectivités.

La RGPP n’a hélas pas que des objectifs d’amélioration qualitative et quantitative de la gestion de l’Etat « par le haut ». Il est donc important que les collectivités montent au créneau. Rappelons, et ce n’est pas un détail, que l’endettement des collectivités s’élève à 113 milliards d’euros, soit 5% de leur budget de fonctionnement, ce qui leur permet d’être, et de très loin, le véritable premier investisseur du pays et de servir d’amortisseur des effets liés au contexte actuel de la crise.

Mettons ce chiffre en comparaison avec celui de l’Etat, dont la part d’endettement fait sortir régulièrement Bruxelles de ces gonds, et l’on comprend immédiatement qu’au-delà de l’enjeu purement politicien de la tenue de certaines promesses (de gauche comme de droite d’ailleurs), le mouvement de fond engagé appelle au moins à quatre grandes exigences, comme le rappelait le Forum de la gestion des villes à Poitiers où nous étions cette semaine :

  • une exigence démographique liée à nos bassins de vie (à l’époque de la création des cantons 90% de la population française était rurale) ;
  • une exigence de rigueur budgétaire dans le transfert des compétences (la baisse des produits des droits de mutations correspondait en 2007 pour les départements à 5 milliards d’euros en moyenne, soit le coût de la gestion d’un RMI) ;
  • une exigence d’optimisation et d’efficacité de l’impôt prenant en compte la nouvelle organisation de nos modes de travail (43% de la taxe professionnelle perçue par les collectivités est payée par l’Etat, ce qui pose la question de l’autonomisation financière des collectivités) ;
  • une exigence citoyenne et démocratique nécessitant une vraie pédagogie de l’action (rapporter les décisions, leur suivi et leur impact dans un compte-rendu de mandat ne suffit pas. Hors des assemblées, il y a un déficit considérable d’information et de compréhension des enjeux dans les décisions prises, sans même parler de la compréhension des compétences réelles et des raisons pour lesquelles les collectivités tiennent temps à la clause de compétence générale).

Les indications du rapport remis à l’Elysée sont pour le moment données avec beaucoup de précaution :

  • la commission a retenu la création de 15 régions « de taille européenne », au lieu de 22 actuellement en France métropolitaine, redécoupées sur la base du volontariat et de l’incitation. En l’état actuel, toute modification doit être acceptée par les assemblées concernées ;
  • la fusion entre les régions et les départements a été écartée. Le comité envisage toutefois de limiter leurs capacités d’intervention, en les spécialisant dans des secteurs définis ;
  • le comité préconiserait la création d’un conseiller territorial siégeant à la région et/où au département. Le mode de scrutin uninominal serait préservé dans les zones rurales, tandis que le scrutin de liste serait généralisé dans les zones urbaines. Cette hypothèse suppose un redécoupage des cantons à l’intérieur de nouveaux arrondissements ;
  • le rôle des métropoles, au nombre de huit dans un premier temps (Marseille, Lyon, Lille, Bordeaux, Nantes, Nice, Strasbourg et Toulouse) devrait être renforcé. Elles bénéficieraient de pouvoirs élargis relevant jusqu’à présent des départements, notamment dans l’action sociale ;
  • une collectivité du Grand Paris serait créée. Elle se substituerait aux départements de Paris, du Val-de-Marne, de la Seine-Saint-Denis et des Hauts-de-Seine. Ceux-ci seraient fusionnés, et les intercommunalités disparaîtraient ;
  • la commune reste l’échelon de base intouchable, mais l’organisation intercommunale est privilégiée.

Comme le rappelle le journal Le monde dans son article du 21 février dernier , si elles sont retenues par le gouvernement et votées, les propositions du comité Balladur ne devraient pas être mises en oeuvre avant les élections régionales du printemps 2010. La nouvelle organisation ne serait donc applicable qu’en 2014, date du renouvellement des conseils généraux.

Il y a donc une fenêtre ouverte au débat et à la contribution de nos politiques et de nos techniciens territoriaux (ainsi que pour les opérateurs de la culture) pour apporter des éclairages supplémentaires au citoyen sur les points positifs et négatifs du fameux mille-feuille administratif à la française. C’est ce à quoi s’emploie, non sans un certain panache, le Forum pour la gestion des villes, que le comité Balladur vient d’appuyer récemment dans une lettre.

Son délégué général, Olivier REGIS, a brillamment démontré le 18 février à Poitiers qu’un des principaux enjeux de la réforme à venir repose sur la fiscalité et sur le leadership dans la gestion des compétences.

  • Sur la fiscalité, le problème se situe au niveau de la répartition des structures qui ont une fiscalité propre et celles qui n’en n’ont pas (comme les syndicats). Pour ne prendre qu’un exemple pour les Départements, on assiste à une baisse constante du produit des droits de mutation de +14% à +2% entre 2004 et 2007, ceci n’est pas sans conséquences pour l’impôt citoyen.
  • Sur le leadership, le problème lié aux financements croisés n’est pas insurmontable si l’on parvient à identifier à chaque fois un chef de file . Pour ne prendre que l’exemple des compétences sport, culture et développement économique, les financements croisés se sont répartis ainsi en 2007 : 12% Régions, 7% Départements, 27% Villes, 12% Groupements.

Certains raccourcis présidentiels font évidemment bondir les collectivités et le Comité Balladur n’a pas dissipé nombre d’inquiétudes (malgré le « big bang territorial » annoncé). Par exemple, sur la suppression de la taxe professionnelle : la part versée par l’Etat pose jusqu’à présent la question de l’autonomisation des collectivités vis-à-vis de celui-ci (sans parler des montants toujours dus). Si on cherche à alléger le poids qui pèse sur la compétitivité des entreprises implantées sur les territoires en supprimant la TP, la conséquence immédiate est qu’il faut inventer 8 à 10 milliards d’euros pour compenser…

Pour les collectivités, deux principaux points d’accroche demeurent sur la réforme en cours de définition :

  • ce qu’Olivier REGIS appelle « la théorie du bocage normand » : en période de crise, , le mille-feuille joue le rôle d’amortisseur, comme les haies du bocage en cas d’inondations. En période de croissance, la reprise est en revanche de facto plus lente ;
  • la loi PLM (Paris-Lyon-Marseille) : la taille critique des grandes villes est à étudier pour les communautés urbaines. Leur transposer la loi PLM pourrait s’avérer utile.

Que les professionnels et les institutionnels de la culture ne s’y trompent pas, ces grandes manœuvres une fois achevées, c’est toute l’organisation des politiques sectorielles qui est à mettre en ordre de marche. Le diagnostic et les travaux du Comité Balladur auraient dû mieux servir aux Entretiens de Valois pour étudier la mise en pratique des mécanismes en gestation, ce ne fut hélas pas complètement le cas.

Si le rapport final des Entretiens de Valois est particulièrement riche, il apparaît qu’il n’anticipe pas suffisamment les changements de gouvernance qui se profilent. L’ensemble des opérateurs a son mot à dire. En revanche, au niveau sectoriel, il préfigure les nouveaux paradigmes de cette gouvernance dans le domaine culturel.

Plusieurs de ces propositions intéressent en effet très directement les collectivités.

Le rapport préconise de créer, à l’échelon régional, une nouvelle instance, un lieu de concertation et de dialogue pérenne entre l’Etat, les collectivités territoriales et les professionnels, dans la droite lignée des pôles régionaux esquissés en 2004-2005. Ceci conduit à la construction de nouvelles relations partenariales avec les collectivités.

C’est toute l’économie de la contractualisation entre domaine public et opérateurs de la culture qui est en train de muter.

Ces instances, seraient pour ainsi dire le pendant local du Conseil des collectivités territoriales pour le développement culturel, réactivé au niveau national en juillet 2008.

Le rapport final des Entretiens plaide pour « une meilleure coordination des collectivités territoriales ». Celle-ci pourrait passer par la création d’agences régionales professionnelles. Celles-ci auraient notamment pour mission d' »aider concrètement à la diffusion et à la mise en cohérence sur le terrain des politiques culturelles ». Ces agences ne seraient ni des Adiam (associations départementales pour l’information et l’animation musicales) – jugées trop tournées vers le spectacle amateur -, ni un nouveau guichet, même si « elles peuvent éventuellement gérer une aide à la diffusion ».

Dans le même esprit, le rapport préconise de définir des critères plus précis pour l’attribution de subventions et de contractualiser davantage sur les objectifs et sur les moyens. L’enjeu est sur ce point considérable.

Christine Albanel souhaite que soient lancés les « chantiers » qui permettront d' »approfondir certaines idées et d’aboutir à des propositions de réformes concrètes ». Une façon aussi de couper l’herbe sous le pied du Conseil de la création artistique présidé par Marin Karmitz et dont la récente création a été peu goûtée du côté de la rue de Valois.

Il s’agit d’étudier désormais dans quelles conditions de mise en œuvre les Entretiens de Valois vont, à partir de ce programme de réformes, intégrer les autoroutes de la décentralisation en cours de construction suite au rapport du Comité Balladur, car c’est tout le » mille-feuille institutionnel » de la culture qui est concerné.

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RGPP, vers quelle culture ?

quelle cultureLors de la présentation du rapport d’étape de la mise en œuvre des 374 décisions prises dans le cadre de la Révision générale des politiques publiques (RGPP), nous avons pu prendre connaissance le 3 décembre dernier de l’avancement des réformes. Celles qui concernent la culture ont été présentées par le ministère de la Culture et de la Communication et nous les citions récemment sur CEG.

Si de manière globale le rapport d’étape précise que 85% des propositions avancent conformément au calendrier de mise en œuvre fixé, on prend néanmoins la mesure de leur impact et du changement qu’elles introduisent sur l’organisation centrale de la quasi-totalité des ministères. Pour ces derniers, un des objectifs principaux est de mettre en place de nouvelles directions déconcentrées, moins nombreuses et plus opérationnelles.

Il faut tout de même rappeler que si la LOLF avait déjà permis de mettre en place les contrats d’objectifs auprès de chaque directeur d’administration pour assurer l’efficience des politiques sectorielles, la RGPP se conduit dans un contexte particulièrement inquiétant pour les crédits dits d’opérations.

En effet, la notion anglo-saxonne d’efficience qui se définit par la capacité de produire un effet (espéré positif) disait déjà tout d’une certaine lecture de l’état de nos administrations mais elle était malgré tout expliquée et comprise comme la nécessité de faire mieux à moyens constants. Or aujourd’hui les intérêts que l’Etat paie pour ses emprunts représentent près de deux fois le montant des crédits d’opérations engageables par les ministères pour leurs politiques. En d’autres termes la dette publique est à moitié constituée d’intérêts et ne correspond donc pas aux dépenses faramineuses qu’on prête au service public.

La situation s’aggrave d’autant que les tentatives de relance par l’investissement semblent peiner à se mettre en place pour une grande partie du fait l’absence du changement des règles de gouvernance que les finances publiques sont sensées édicter. Les opérateurs financiers et les bailleurs de fonds qui sont encore debout ne jouent pas tous non plus leur rôle de levier de la relance en augmentant la pression du crédit par sa raréfaction et dans certains cas en exigeant des garanties supplémentaires (notamment pour les collectivités).

Le dilemme est donc total de toutes parts puisqu’un d’un côté, on ne peut pas décemment continuer de creuser la dette et la transmettre aux générations futures et de l’autre il devient de plus en plus difficile de financer les crédits d’opérations compte tenu des proportions de cette même dette publique.

Souvenons-nous, et ce n’est pourtant pas si loin que cela, que dans la poursuite de la déconcentration et de la décentralisation que la LOLF encadrait, des transferts de compétences devaient s’opérer pour tenter d’alléger les difficultés liées à la pratique bien installée en France des financements croisés (difficultés auxquelles la commission Balladur s’attaque désormais). Ces transferts de compétences devaient s’accompagner de compensations budgétaires, au moins pour un temps, qui dans la pratique n’ont hélas pas toujours été assurées, ce qui a engendré la grogne des collectivités locales dont l’association des Présidents de Région et l’association des Maires de France ont été très largement les échos.

Sensée prolonger le mouvement tout en l’amplifiant et en le rendant plus cohérent, force est de constater que la RGPP a été avancée en 2007 sur un socle idéologique et politique fondé en 2005 et qui est pour le moins discutable, à défaut d’avoir été débattu suffisamment en profondeur. Et pour cause, puisque cela se fit pour partie dans les « laboratoires » de l’UMP lors de la conception du programme présidentiel.

Trouver dans la gestion du court terme les raisons de complexifier la gestion à moyen terme est décidément une mécanique politique bien rôdée. En conséquence, la RGPP s’affirme comme le changement le plus radical dans la gestion des finances publiques jamais entrepris sous la cinquième République, tant le changement s’est fait attendre. C’est du moins le discours ambiant récurrent. L’effet du discours est à mettre en superposition avec la situation d’urgence dans laquelle la réforme est menée. Le diable est dans les détails mais nous n’avons pas le temps de nous en préoccuper et ceci est fort dommageable.

Si on peut déplorer une perte lente mais certaine des contre-pouvoirs en France, quelques voix se sont tout de même élevées pour tenter de créer un débat qui n’a hélas pas vraiment pris. Le pouvoir législatif subit de plein fouet l’accélération du train des réformes et de nombreuses questions qui méritent débat passent à la trappe. Pendant ce temps-là, les administrations vaquent à leurs occupations et peinent à conserver un cap.

Ne s’agit-il pas au fond d’une absence de renouvellement de la vision française de la gestion des finances publiques qui se met désormais au pas de charge (ou, pour nuancer le propos : d’une difficulté de la spécificité de notre modèle à se moderniser) à la faveur d’une adoption quasi aveugle de l’approche anglo-saxonne ? On finit par ne plus savoir qui est l’alibi dans cette histoire et on y va de son explication franco-française en nous disant :

  • que la RGPP est devenue le terrain de prédilection des « cost-killers »,
  • qu’il est douteux que Michel Pébereau (auteur du rapport sur la dette en 2005 dont la RGPP émane directement) siégeant au comité de suivi de la RGPP, ne soit pas seulement le président de BNP-Paribas, mais qu’il dirige aussi l’Institut Aspen (l’un des nombreux groupe de « réflexion » de l’oligarchie financière internationale),
  • que ce dernier avait décidé en 2006 « d’intervenir dans l’agenda de l’élection présidentielle » en orchestrant une véritable terreur budgétaire grâce à laquelle tout débat sur l’avenir, les investissements publics et les grands projets, avait été exclu de la campagne présidentielle. (Pour celles et ceux qui ont côtoyé le ministère de la culture et les DRAC en 2006-2007, souvenez-vous des déclarations à longueur de dossiers sur « l’année 0 »),
  • que l’actuel ministre du budget a été un des associés du cabinet Arthur Andersen pendant six ans (avant l’affaire Enron) et que celui-ci a nommé à la tête de la Direction générale de la modernisation de l’Etat le polytechnicien François-Daniel Migeon, tout frais sorti de chez McKinsey,
  • etc.

Des nombreux éléments de ce type ont été identifiés par Philippe Derudder et André-Jacques Holbecq en 2007. Il faut savoir raison garder, ce qui ne nous exonère pas pour autant d’être vigilants.

Mais au fond et autrement dit, le support nécessaire à l’acceptation de la mise en place d’une politique de rigueur au long cours qui ne veut pas porter pas son nom a été fourni depuis 2005, et on s’étonne de la perte régulière de dixièmes de points de croissance… On finit par l’oublier depuis l’arrivée de la crise financière et économique de la fin de l’été. On préfère stigmatiser et hypertrophier les mauvaises pratiques (bien réelles malgré tout) de la sphère de la finance internationale.

Cet après-midi encore, Christine Lagarde déclare devant la représentation nationale que « le langage de vérité a toujours été tenu par le gouvernement vis-à-vis des citoyens » alors que pendant des mois avant la crise, on s’est fendu d’un débat de sémantique plus que regrettable sur le mot « rigueur », mot qu’il ne fallait absolument pas prononcer. Aujourd’hui c’est le « pragmatisme » qui est de rigueur…

Tout cela est tout à fait cohérent et n’est que la suite logique de notre lourd héritage. En fait, nous payons cher notre histoire centralisatrice car nous avons manqué la plupart des grands rendez-vous de la réforme. Trois décennies d’entêtements et de tâtonnements sur une certaine idée de l’exception culturelle française bien arqueboutée sur notre complexe de supériorité bien à nous.

Aujourd’hui la « patrie des droits de l’homme » où ces derniers seraient soi-disant devenus « inutiles » administrativement à la politique de l’Etat a bien du mal à assumer et recrédibiliser sa place dans le concert des nations tant certains décalages sont grands.

Pendant ce temps-là, la société a évolué, les sociétés ont changé. Pour ne parler que de l’Europe, le paradigme à 12 ne peut être le même à 27. Il s’agit pourtant d’un projet de société. Notre vision de l’Europe a-t-elle changée pour autant ? Rien n’est moins sûr.

La question ne serait-elle pas celle de l’habitus français d’affirmer par la négative notre désir de changement ?

Le prochain rapport d’étape de la RGPP est prévu en mars 2009 et nous attendons toujours que le débat soit véritablement public, qu’on nous propose autre chose que du sondage par Internet (voir l’idée qu’on se fait du dialogue social et de la concertation sur le site dédié à la RGPP…) pour solliciter les citoyens et les acteurs des territoires. On nous explique que le « travail très approfondi de mise en œuvre et de dialogue social, que conduisent les ministres et leurs administrations, va se poursuivre et donnera lieu à un nouveau rapport d’étape en mars 2009 ». Attendons donc mars 2009…

Les acteurs de la culture ont entamé leurs entretiens de Valois depuis un moment déjà et, même avec la meilleure des volontés, il est difficile de constater une quelconque prise en compte de leur parole dans les mesures avancées dans ce rapport. C’est sûrement le cas même pour une infime partie. Il serait néanmoins intéressant d’avoir l’intégralité des retranscriptions des entretiens conduits depuis pour cela. Si quelqu’un les possède, les as repérés ou peut les obtenir, qu’il n’hésite pas à en faire part sur CEG.

En attendant, on nous dit que « de ces discussions avec les professionnels du secteur et avec les collectivités locales sortiront des orientations de réforme du soutien de l’Etat en ce domaine ».

Alors, on finit par se demander où se trouvent les débats où les observateurs et les praticiens contribuent par leur retour d’expérience et leur vision à la détermination d’un cadre de politique culturelle qui ne soit pas uniquement administratif et financier mais tournés vers les enjeux des pratiques de la culture.

Les rencontres BIS 2008 qui se sont tenues en janvier dernier à Nantes avaient eu le mérite de voir des professionnels établir de bonnes fondations et de bons diagnostics à travers des échanges brillants. Chacun s’y retrouvait : artistes, acteurs culturels, professionnels du spectacle, collectivités locales, experts, commande publique et institutionnels. Des perspectives fortes ont été tracées pour préserver ce qui peut encore l’être et se projeter dans l’avenir, conscient du travail qu’il reste à accomplir pour établir un équilibre profitable entre offre et demande sur nos territoires.

Les 3èmes journées d’économie de la culture organisées par le DEPS les 2 et 3 octobre à Paris, ont ausculté dans le détail l’état des industries culturelles et créatives en Europe. Celles-ci représenteraient aujourd’hui 3,4 % du commerce mondial (selon le rapport de cette année de l’ONU Creative Economy) et leur part devrait s’accroître dans les prochaines années, où, selon les prévisions, un tiers de la croissance sera dû aux téléphones portables et à Internet. Ceci ne vient pas sans boulerverser les modèles économiques existants mais également socio-économiques.

Le « Davos de la culture » qui s’est déroulé en Avignon des 16 aux 18 novembre derniers a établi que l’économie de la culture (et celle des médias) est en train de changer. En réalité, toute personne observant l’économie de la culture peut affirmer que celle-ci a déjà changé, en France et ailleurs, comme les intervenants l’ont parfaitement démontré, et le philosophe Gilles Lipovetsky a parfaitement résumé la situation : « nous sommes en train de passer de la marchandisation de la culture à la culturalisation de la marchandise ». À condition d’entendre la culture au sens des industries culturelles et créatives, comme ce fut le cas en Avignon.

La culture comme un levier transversal aux politiques sectorielles est un axe important du développement mais il reste encore tant à faire. On voit par analogie à quel point il est difficile de mettre en place des politiques transversales (économie numérique, droits de l’homme, développement durable notamment). À quand le Grenelle de la culture tant réclamé par les professionnels mais refusé par Christine Albanel depuis décembre 2007 ?

On peut alors se demander si les tentatives de « rattrapage » que la RGPP est sensée opérer constituent un pari sur l’avenir. Il faut faire ce pari bien entendu, mais dans quelles conditions et à quel prix ?

Nous sommes donc allés ce lundi, non sans une certaine curiosité, aux « Utopiades » organisées le 15 décembre dernier par l’ARENE au théâtre du rond-point des Champs-Elysées. CEG avait annoncé le caractère prometteur du sujet de cette soirée « Culture et développement durable ». Les enjeux n’ont hélas même pas été posés. La préparation pour le moins insuffisante du thème et le déroulement chaotique de la soirée ne sont pas venus nous rassurer sur l’avenir. L’intention était pourtant là, mais le rendez-vous fut totalement manqué.

Dans la deuxième partie de cet article à paraître dès la rentrée, nous tenterons modestement de faire une proposition sur cette question « culture et développement durable », en revenant malgré tout sur les « Utopiades ». Vos contributions et vos commentaires sont comme toujours les bienvenus.

Alors que nous sommes bel et bien entrés dans l’ère de la fin des subventions, il serait plus qu’utile et légitime de se demander si les conséquences de la RGPP sont susceptibles de rendre les politiques culturelles durables en France.

En attendant mars 2009, échangeons dès maintenant.

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