Pour prolonger et enrichir le débat, nous avons le plaisir de publier la note de Jean-Michel Lucas sur le projet de loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles, dans le cadre de l’audition du 18 juin à la commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale.
J’ai examiné le projet de loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles sous l’angle des enjeux culturels et je voudrais d’abord vous faire part de ma perplexité, avant de suggérer une perspective qui me parait plus conforme aux ambitions de modernisation de l’action publique souhaitée par la loi.
A- je note, en premier lieu, que la conception des responsabilités culturelles des collectivités territoriales ne s’appuie sur aucune réflexion innovante.
1- La référence aux langues régionales dans les responsabilités des régions ne fait que prendre en compte une revendication ancienne, très ancienne qui ne comporte même pas de référence aux « cultures régionales » !
2- Les responsabilités culturelles des métropoles sont formalisées quasiment dans les mêmes termes [1] que dans la loi Chevénement de 1999 : » Construction ou aménagement, entretien, gestion et animation d’équipements, de réseaux d’équipements ou d’établissements culturels, socioculturels, socio-éducatifs, sportifs, lorsqu’ils sont d’intérêt communautaire ».
Cette formulation réduit la « culture publique » à des batiments et des institutions, alors que la plupart des élus, notamment des grandes villes, observent que la vitalité culturelle de leur territoire émane d’une multitude d’initiatives qui, de surcroit, déplacent le périmètre traditionnel du domaine culturel. Dans une métropole ouverte sur le monde, les initiatives puisant dans les ressources du numérique, les pratiques musicales en particulier nocturnes, les manifestations festives et attractives, les interventions d’artistes dans l’espace public, la variété des cultures venues d’ailleurs sont à ce point actives et créatives qu’on se demande pourquoi les rédacteurs du projet de loi sont restés figés sur les catégories culturelles de la fin du siècle précédent.
3 – Le projet aurait pu, par exemple emprunter à l’article L4433-27 du Code général des collectivités territoriales qui préfère énoncer que la collectivité a la responsabilité de « définir un programme des actions qu’elle entend mener en matière culturelle ». Pour qu’elle s’exerce pleinement, une telle responsabilité suppose une large concertation et une forte mobilisation des parties prenantes du territoire, ce qui me parait être plus conforme aux aspirations du présent projet de loi.
Je trouve dommage que cette approche culturelle n’ait pas été retenue et qu’elle demeure limitée à certaines régions – Guadeloupe, Guyane, Martinique, Mayotte et Réunion – comme si la république décentralisée considérait que la responsabilité culturelle là-bas ne pouvait pas s’appliquer dans les grandes cités métropolitaines ou dans les régions de l’hexagone. [2]
B – Je voudrais aussi exprimer ma perplexité devant le retour à l’identique de la clause de compétence générale pour les régions et les départements.
1 – Il faut reconnaitre que cette disposition répond à une revendication qui avait été l’un des axes forts de l’opposition des élus et des professionnels culturels à la loi de décembre 2010.
Je ne reviendrai pas sur les atouts positifs de ce retour à la compétence générale, dont on sait qu’elle a permis à nombre de collectivités d’innover par rapport aux politiques culturelles de l’Etat, notamment en renforçant la cohérence territoriale des actions culturelles.
Malgré l’unanimité du milieu dit culturel en faveur de la compétence générale, je crois nécessaire d’observer que l’approche proposée par le texte de loi est insatisfaisante. En effet, le statu quo de la compétence générale comporte plusieurs risques majeurs.
2 – Le premier est évidemment la segmentation de l’action culturelle publique nationale. Chaque collectivité a sa propre temporalité et élabore à son gré sa propre politique culturelle. Si chaque territoire reste indépendant dans la détermination de ses finalités et de ses actions culturelles, l’idée même d’une politique culturelle ayant une dimension nationale disparaît.
L’idée de « Pacte de gouvernance » (article 5 du projet de loi) confirme cette acceptation de la segmentation de la responsabilité publique culturelle par la république décentralisée. En effet, le projet ne prévoit pour la culture aucun chef de file et les schémas territoriaux pourront, ou non, inclure une dimension culturelle, laquelle sera donc à géométrie très variable.
Il est manifeste que pour les concepteurs du projet de loi, l’enjeu culturel a si peu d’importance qu’il n’y a aucune nécessité de définir des règles nationales communes aux collectivités. Si l’on en reste là, chacune des collectivités mettra dans sa politique culturelle les valeurs et pratiques qui lui semblent bonnes, dans l’indifférence de la loi commune.
3- L’absence de cadrage de la compétence générale appliquée à la culture porte en elle un autre risque : au vu de l’histoire de la politique culturelle dans notre pays, il sera bien difficile pour les élus d’éviter les effets des clientélismes locaux qui resteront toujours aussi dominants dans le choix des équipements culturels prioritaires sur le territoire. De ce point de vue, si des garde-fous ne sont pas introduits dans le projet de loi, la répartition socio économique actuelle des bénéficiaires des équipements et établissements culturels publics demeurera ce qu’elle est depuis longtemps.
4 – J’ajouterai que le projet de loi ne précisant pas qu’elles pourraient être les valeurs culturelles à partager sur l’ensemble du territoire national, les collectivités s’appuieront sur leurs réseaux de professionnels culturels pour énoncer les critères de sélection des projets.
Je précise ce risque du point de vue de l’Etat de droit : certes, aujourd’hui les élus définissent les valeurs d’intérêt général qu’ils confient à chacun de leur équipement culturel et, sur cette base, ils choisissent les professionnels les mieux placés pour mettre en oeuvre ces valeurs. On dira par exemple que l’établissement devra proposer une offre de qualité artistique et travailler en partenariat avec le milieu scolaire et les quartiers, assurer un rayonnement régional ou contribuer à l’attractivité touristique. La valeur culturelle d’intérêt général sera alors associée à des valeurs économiques et sociales, jugées bonnes pour le territoire par les élus. Toutefois, dans cette configuration, le politique n’a pas de responsabilité dans le choix des valeurs culturelles d’intérêt général car elles sont déterminées exclusivement par les professionnels de chaque discipline artistique. Elles sont fondées sur des critères qui appartiennent seulement aux spécialistes de la discipline et auxquels les citoyens et les élus n’ont pas accés, et ont, encore moins, la légitimité d’en discuter. L’intérêt général culturel est sous controle de la compétence d’expertise des professionnels ( ce que l’on appelle en pratique la « qualité » du projet culturel).
Tant que les services spécialisés du Ministère de la culture controlaient les recrutements des professionnels, la République pouvait encore croire que tous ces choix relatifs et techniques des spécialistes des disciplines des arts concuurraient à enrichir la Nation d’une même valeur culturelle de référence, puisque la mission confiée par l’Etat au ministère etait de sélectionner parmi toutes les activités artistiques uniquement celles qui avaient une valeur de référence pour toute l’humanité (les oeuvres capitales de l’humanité dans le décret instituant le ministère).
Mais avec la compétence générale, cette fiction du référentiel commun des valeurs culturelles n’est plus recevable. Les choix culturels des élus n’ont plus qu’une valeur locale puisque l’Etat n’a jamais envisagé de confier aussi aux collectivités la mission de ne choisir que des projets culturels de référence ayant « valeur capitale pour l’humanité », tout juste les collectivtés territoriales peuvent -elles faire des choix qui répondent aux « besoins des habitants ».
En conséquence, si la loi ne fixe pas des valeurs culturelles communes pour tous les territoires, l’élu fera des choix de valeurs culturelles qui n’auront qu’une valeur locale, avec tous les dangers du repli culturel que l’on connait (la culture entre soi). Ou alors l’élu s’en remettra empiriquement aux valeurs des réseaux de professionnels qu’il connait et apprécie. Il continuera à se retrouver en situation de dépendance vis à vis des critères de « qualité » énoncés par ces réseaux, avec la relativité de leurs choix artistiques qui affaiblit la crédibilbité des politiques culturelles publiques.
L’observation est banale et les élus à la culture en témoignent de plus en plus souvent: la responsabilité de l’expert culturel s’impose trop souvent à la responsabilité du politique. De ce point de vue, le projet de loi n’apporte aucune perspetive de modernisation de l’action publique.
5 – Enfin, sans vigilance particulière du législateur, il est fort probable que la tendance des politiques culturelles locales sera de privilégier les projets ayant un impact déterminant sur la vie économique du territoire. La compétence générale acentuera cette tendance d’autant plus nettement qu’elle n’est assortie d’aucune ressource publique particulière. Beaucoup de territoires se positionnent déjà en concurrence culturelle avec les autres et il est difficile de penser que la loi de décentralisation, même légitimement préoccupée par l’enjeu de croissance, puisse accorder des vertus à cette rude compétition culturelle entre les collectivités.
A l’heure où la France revendique l’exception culturelle, il est particulièrement curieux de constater que le projet de loi oublie d’en rappeler les règles aux « territoires créatifs » et autres « clusters culturels » qui évaluent leurs objectifs publics à la seule rentabilité marchande des acteurs culturels !
Jean-Michel Lucas*.
Président de Trempolino, docteur d’Etat ès sciences économiques et maître de conférences à l’université Rennes 2 Haute-Bretagne dont il fut le vice-président de 1982 à 1986, Jean-Michel Lucas fut également conseiller technique au cabinet du ministre de la Culture Jack Lang de 1990 à 1992, où il y impulsa notamment le programme « Cafés Musiques ». Nommé Directeur régional des affaires culturelles d’Aquitaine en 1992, il mit en place une politique culturelle d’État en étroit partenariat avec les collectivités locales, et avec comme préoccupation de valoriser la place de la culture dans les politiques de la ville et des territoires ruraux. Ce « militant de l’action culturelle », connu sous le pseudonyme de Doc Kasimir Bisou, a participé à plusieurs projets sur le devenir des politiques culturelles et sur les légitimités dans lesquelles elles s’inscrivent. En Bretagne comme en Aquitaine, il fut par ailleurs à l’origine de nombreuses réalisations concernant les musiques amplifiées (RAMA, festival d’Uzeste, Rencontres Trans Musicales de Rennes…).
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Notes
[1] Dans le projet de loi, il est question de « fonctionnement » et non « d’animation » : c) Construction, aménagement, entretien et fonctionnement d’équipements culturels, socio-culturels, socio-éducatifs et sportifs d’intérêt métropolitain ; »
[2] Je voudrais aussi faire observer que dans le texte des compétences des métropoles, le projet de loi prétend pouvoir dissocier les « équipements culturels » des « équipements socio culturels » ou « socio éducatifs. Je n’ose dire que le législateur est bien présomptueux de vouloir ainsi discriminer entre des théâtres et des centre sociaux quand les uns travaillent régulièrement avec des associations de quartier et quand les autres sont engagés avec des artistes pronant « l’art participatif » ! Il est dommage que la loi opère de tels découpages, aussi mal justifiés, entre équipements culturels, socio culturels, socio éducatifs dont la raison d’être répond moins à l’intérêt collectif du territoire qu’aux intérêts particuliers de différents groupes professionnels concernés.
Du même auteur sur cultural-engineering.com
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