A quelques jours de la nouvelle édition de la Nuit Blanche parisienne, de nombreux articles paraissent pour mettre évidence à quel point les élus locaux misent sur l’art contemporain dans l’événementiel comme un élément stratégique au cœur de leur politique territoriale. Depuis quelques années, le développement de l’événementiel culturel et artistique s’est en effet fortement accéléré sur les territoires, permettant de mettre en place des démarches d’animation, de promotion et de valorisation qui ont a priori tout d’un pari gagnant-gagnant, que ce soit pour les élus, les administrés, les acteurs culturels et le territoire d’une manière globale (attractivité et rayonnement, économie, tourisme, qualité de vie, cohésion sociale, etc.).
Certes, il reste à en mesurer l’impact de manière sérieuse et dans la durée mais sur cette question précise de l’évaluation, il n’y a pas de consensus fort auprès des acteurs culturels (élus, techniciens et opérateurs), chacun revendiquant une spécificité qui requiert une approche dédiée. De nombreuses démarches intéressantes existent mais les derniers débats de la FNCC cet été en marge du festival d’Avignon témoignent du chemin qu’il reste à parcourir en la matière. La position qui semble la plus sage consiste à se focaliser sur l’observation plus que sur l’évaluation et à ne pas céder à la frénésie ambiante des indicateurs (nous aurons l’occasion d’y revenir dans une autre post).
En attendant, il faut se contenter de discours qui reflètent une certaine confusion des genres de la part des commanditaires eux-mêmes, de bilans chiffrés dont la viabilité quantitative et qualitative est encore relative (comme la presse l’a rappelé sur les chiffres des fréquentations, juste avant la rentrée) et de logiques de communication parfois peu lisibles.
A la longue, la question devient donc de plus en plus pressante : si le marketing et le « branding » territoriaux usent à souhaits de la formidable opportunité que l’évènementiel artistique et culturel constitue dans la concurrence que les villes se livrent entre elles, l’art contemporain est-il véritablement à son aise dans ce genre de manifestations et de quelle mission culturelle parle-t-on dans ces conditions ?
Si il est vrai que la Nuit Blanche parisienne a servi d’accélérateur du phénomène de l’art dans la ville et de son marketing territorial, il faut bien reconnaître que la même contradiction de fond perdure et s’intensifie au fil des éditions, incitant les autres villes à opter pour des approches qui visent à marquer leurs différences.
Le modèle en soi a tout pour séduire et faire des émules, même s’il n’a pas été pensé pour être reproduit à l’identique (quoi que). Chaque territoire est spécifique et le fait de décider d’une telle démarche dénote un certain niveau de maturité de la politique et de l’offre culturelle du dit territoire. Mais en définitive, lorsque nous analysons les prises de positions des uns et des autres, nous demeurons bien trop souvent à la merci de la sempiternelle opposition entre culture populaire et culture pointue, comme en témoignait tout récemment le journal Le Monde en rapportant les propos de Christophe Girard, élu à la culture de la Ville de Paris : celui-ci, en arguant du fait que « la Nuit Blanche, ce n’est pas une fête de la bière », s’offusque de certaines critiquent qui qualifient la Nuit Blanche de « Disney pour bobos ».
Ceci souligne à nouveau que la culture, traditionnellement ancrée en France dans une politique de l’offre, l’offre des « sachants », contient toujours, malgré d’importants efforts d’adaptation et de dynamisation, les mêmes tiraillements entre culture populaire et culture élitiste, entre démocratisation culturelle et politique culturelle, entre développement culturel et médiation culturelle.
Mais les lignes deviennent moins lisibles lorsque l’événementiel culturel et artistique dans l’espace public revêt une dimension festive. Cette dernière se substitue à la relation à l’art au profit de ce qui en définitive relève de l’animation culturelle, faute de thématique et de direction artistique fortes pour structurer un discours et un concept.
Dans ces conditions, la place nouvelle du public dans la création artistique ne fait-elle pas écho à la valeur centrale du client dans le monde économique contemporain ? Le client, l’usager, le visiteur ou le participant font aujourd’hui l’objet de toutes les attentions, au point qu’on pourrait même se demander si la loi de Say conserve toute sa pertinence : l’offre ne suffit pas toujours à créer la demande et en matière de culture le constat va déjà bien au-delà car malgré tous les efforts déployés pour mettre l’offre en adéquation avec la demande, c’est la nature même de l’offre qui est remise en question par la demande dans une opposition quasi dogmatique entre les tenants de l’offre et les tenants de la demande.
Alors on pense évidemment à une multitude de contre exemples, comme le très réussi et tout récent de Constellation à Metz ou le quasi parfait de Lille 2004 capitale européenne de la culture ou encore le très attendu Evento à Bordeaux mais on se rend bien compte qu’il n’y a rien d’éphémère et de purement festif dans ces opérations. L’une préfigure l’annexe du Centre Pompidou, l’autre se poursuit à travers Lille 3000 et témoigne d’une véritable démarche d’agenda 21 de la culture et le troisième redéploie la stratégie culturelle d’une ville.
Non, l’événement artistique et culturel festif et éphémère ne joue pas dans la même catégorie. L’objectif de politique culturelle qu’il peut être amené à sous-tendre (car ce n’est pas toujours le cas) est beaucoup plus light.
Le choix d’une approche pointue et exigeante ne rencontre de véritable réception que lorsque les conditions de cette réception sont créées ; certaines œuvres s’y prêtent intrinsèquement et développent un discours spécifique dans l’espace public festif, d’autres non. Cela vaut pour toute forme de monstration de l’art et cela passe par la construction d’un lien, d’une relation individuelle et/ou collective qui doit être vécue quel que soit le type de programmation. C’est dans cette préoccupation que le savoir-faire des acteurs culturels peut créer contribuer à la réussite d’une manifestation. Il faut voir dans le fait d’avoir choisi les deux commissaires artistiques de la Nuit Blanche parisienne à venir, Alexia Fabre et Franck Lamy (respectivement directrice du MAC/VAL et chargé des expositions temporaires du même établissement), une volonté de renforcer le professionnalisme de la manifestation par un retour au savoir-faire muséal pour le vitaliser au contact de l’espace public. Après tant d’années de critiques de la muséification de la capitale, ce choix semble apporter des garanties supplémentaires sur des conditions de monstration et de réception qui ont souvent fait défaut par le passé. Les deux commissaires ne cachent pas leur frustration du fait que Nuit Blanche ne dure qu’une nuit mais ils en conviennent eux-mêmes, ils faut « échapper au seul côté spectaculaire en travaillant sur des oeuvres qui montrent une polysémie, une richesse ; en optant pour des gestes qui puissent laisser des traces dans la mémoire des gens ».
Ce dont il s’agit au fond, c’est de la maîtrise de ce qui distingue l’animation culturelle de la démocratisation de la culture. Si il n’est en effet pas certain que ces manifestations servent l’art contemporain, dans la mesure où le fossé entre celui-ci et le public ne s’est pas véritablement réduit et peut donner la fausse impression de se réduire par ces événements, il apparaît qu’elles sont en soi un formidable moyen de médiation si un minimum de conditions de réception est fourni. Si ce n’est pas le cas, il y a un risque de tomber dans les travers d’une démarche consumériste culturelle, où l’on parvient à donner un sentiment de culture qui ne peut véritablement s’épanouir que lorsqu’elle réussit à s’inscrire dans le cadre de vie citoyen en tant que pratique à part entière, ponctuelle ou régulière, ou bien comme une constellation au sens de Walter Benjamin.
Or, le rôle de l’art contemporain comme catalyseur et révélateur sociétal qui transcende le réel ou qui nous invite à le regarder et le cas échéant le vivre autrement, se trouve particulièrement diminué dans certaines programmations car celles-ci se contentent souvent de proposer d’arpenter l’espace public sous l’angle du festif, du spectaculaire, de l’anecdotique ou du sensationnel. Parfois même, ce sont des performances habituelles dans l’offre culturelle quotidienne d’une ville que nous retrouvons « magnifiées » par le caractère insolite du lieu ou d’une nuit, une forme de transfiguration de l’environnement ambiant qui en somme fait illusion. La question du message, du lien et de la trace laissés par ces manifestations est donc fondamentale et Jean Blaise, l’inventeur de la Nuit Blanche parisienne, a su tirer les leçons de cet aspect des choses à Nantes en se démarquant fortement et en insistant par exemple sur le caractère pérenne d’au moins la moitié des œuvres montrées, en intégrant et articulant les manifestations dans une logique de gouvernance culturelle du territoire, laissant ainsi une trace qui va au-delà d’un vague souvenir de parcours festif le temps d’une nuit aussi magique soit-elle. Peut-être qu’au fond le problème de la Nuit Blanche réside en son format, celui-ci ne laissant aucun signe persistant une fois la manifestation terminée. Une piste intéressante à explorer serait de remédier à cela par une visibilité amont du processus de production (nous nous faisons pas trop d’illusion tout de même) ou d’une montée en puissance progressive du dispositif de communication/séduction/médiation faisant de la date fatidique le paroxysme d’un désir de culture savamment entretenu et relayé par une partie de l’offre culturelle du territoire toute l’année. En attendant, la manifestation ne parvient pas à s’incarner et à exister en dehors de son propre format, alors qu’elle contient de nombreux ingrédients propices à un impact plus important sur le cadre de vie.
A cela s’ajoute le fait que le coût de ces manifestations fait parfois courir des risques supplémentaires à des acteurs culturels locaux dont la lutte quotidienne pour survivre est déjà suffisamment problématique, sans compter la désagréable impression d’être parfois relégué sur le banc de touche. Si l’événementiel est bien entendu et de plus en plus un atout considérable pour l’économie locale et nationale, comme le rappelait avant l’été le rapport du maire de Deauville Philippe Augier, en ce qui concerne la culture il convient de veiller à ce que l’événementiel « faire-valoir » ne se substitue pas l’action de terrain où l’offre est souvent historiquement structurée mais malmenée par la difficulté des collectivités et de l’Etat à mettre en adéquation sur le fond l’offre et la demande dans leurs politiques, par la concurrence entre les territoires, par les alternances politiques, par les évolutions des financements croisés, par la crise qui vient comprimer plus encore les moyens et les possibilités de partenariats.
On voit donc bien à quel point il est difficile et néanmoins capital de connecter un événement à la vie de son territoire (et non pas simplement au calendrier événementiel de celui-ci) pour parvenir à développer un aspect de la politique culturelle où la création contemporaine ne sert pas de légitimation ou de faire-valoir permettant de palier les faiblesses d’une gouvernance culturelle. Espérons dans tous les cas que la Nuit Blanche parisienne saura cette année incarner autre chose qu’une date, aussi exceptionnelle soit-elle, dans le calendrier des manifestations parisiennes.
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