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La grande braderie

Lorsqu’on se penche sur les types et les mécanismes des contrats de gestion déléguée et de partenariat public-privé qui ont été récemment initiés et qui sont en train de se préparer dans le domaine de la culture, on constate l’accentuation d’une tendance particulièrement préoccupante pour l’avenir, tendance que l’on peut qualifier de « grande braderie » de la mission de service public culturel.

De nombreuses villes, de droite comme de gauche, ont de plus en plus recours ces vingt dernières années à des contrats très précis pour certains équipements et certaines missions culturelles (DSP, PPP et BEA notamment), dont la mécanique est complexe mais dont la viabilité dépend surtout de principes jusqu’alors respectés et qui créaient les conditions d’un relatif bon équilibre qui n’hypothéquait pas l’avenir.

Force est de constater aujourd’hui et depuis peu que ces principes ont tendance à être négligés, d’une manière qui témoigne d’un profond désarroi du politique, désarroi aux conséquences particulièrement néfastes pour la soutenabilité d’une politique culturelle mais aussi pour la fiabilité et la complémentarité du partenariat entre le secteur public et le secteur privé.

Ces municipalités ou ses collectivités se tournent assez naturellement vers les acteurs du secteur privé pour l’animation, la gestion et l’exploitation (ou partie) de la mission culturelle de service public mais les grandes difficultés que celles-ci (et pas des moindres) rencontrent notamment avec la baisse de leurs recettes, les conduisent à utiliser ces contrats en dépit du bon sens c’est-à-dire en considérant, disons-le tout net, qu’ils permettent de transférer tout ou partie de leurs charges sur un opérateur privé, parfois à périmètre constant, en comptant sur sa capacité d’en optimiser la gestion et la performance.

Il est nécessaire de noter que :

  • pour faire face à la complexité de ces contrats, ces acteurs (à quelques rares exceptions près), ne sont que des groupements d’opportunité qui rassemblent plusieurs entreprises pour couvrir l’ensemble des métiers nécessaires à l’exécution de ces contrats ;
  • tous les métiers nécessaires à l’exécution de ces contrats ne sont pas « industrialisables » et il peut s’agir de savoir-faire sur-mesure, qui ne permettent pas systématiquement d’envisager des rentabilités importantes et les conditions de rémunération doivent être créés par l’intégration de services souvent qualifiés de « recettes annexes » qui sont souvent mal appréhendées au sein des contrats ;
  • les obligations respectives entre la puissance publique et l’opérateur privé sont fixées au contrat mais n’exonèrent en rien la collectivité de la responsabilité du service public et dans certains projets de contrats, on voit clairement que les périmètres sont mal définis, avec tous les risques que cela comporte et notamment la requalification ;
  • le renouvellement ou la reconduction de ces contrats sont, contrairement à ce qu’on peut imaginer, très rarement l’occasion de les mettre à jour ou de les améliorer, ils sont reproduits parfois à la virgule près alors que leur économie et leur écosystème ont tellement évolué qu’ils deviennent peu à peu intenables ;
  • la puissance publique (Etat et collectivités), tout comme les acteurs culturels en réalité, sont relativement mal outillés dans le domaine culturel pour construire des contrats performants où de nombreuses ambigüités et contradictions demeurent vis-à-vis du financement privé et des sources de financements complémentaires ;
  • si l’approche traditionnelle de la gestion de la culture issue du modèle malrucien a tout de même connu de nombreuses évolutions positives pour la mission de service public, il apparaît encore aujourd’hui que la manière dont les politiques culturelles sont conduites ne permettent pas le rapprochement et la collaboration de la culture avec ses secteurs afférents, ce qui retreint fortement le champ des possibles pour optimiser les mécanismes économiques de ces contrats ;
  • des pans de plus en plus nombreux des politiques culturelles des collectivités sont concernés par ce type de contrats, dans un contexte où la redistribution des cartes politiques et budgétaires ne crée pas les conditions d’une évolution maîtrisée.

« La grande braderie » prend forme dès lors que la collectivité se rendant compte qu’elle n’a plus les moyens de ses ambitions ne met aucun euro sur la table, demande à l’opérateur privé de prendre en charge à ses risques et périls l’exécution de la mission de service public et de surcroît, si celui-ci parvient à atteindre et dépasser le seuil de rentabilité (le fameux point d’équilibre), il doit reverser un pourcentage plus ou moins important de ce qui constitue sa marge brute à la collectivité. Il peut aussi arriver qu’à cela s’ajoute le souhait de la collectivité que l’opérateur privé réalise des investissements qu’il doit amortir en général sur une durée record et qu’il doit remettre à la collectivité en parfait état à la fin du contrat.

Disons-le clairement, il y a danger pour les acteurs culturels (et en particulier pour les acteurs culturels locaux) car qui peut croire un seul instant qu’ils sont en capacité de maîtriser à ce point de tels risques ? Pour beaucoup d’entre eux la mutation du partenariat avec le public et avec le privé n’a pas été engagée, ils sont donc particulièrement vulnérables et ils le seront encore plus si les politiques abandonnent la partie.

Ils peuvent essayer de s’associer avec d’autres partenaires privés mais si ce sont des opérateurs économiques ou des prestataires de services, ceux-ci ne manqueront pas de « préempter » les parties les plus rentables du contrat et la prise de responsabilité (voire de contrôle) dans la gouvernance qui va avec.

Dans ces conditions, il est urgent que cette grande braderie cesse, que l’Etat et les collectivités optimisent leurs cahiers charges et la mécanique de ces contrats, qu’elles instaurent un dialogue qui ne soit pas que compétitif mais aussi coopératif dans la recherche des meilleurs équilibres possibles entre l’efficacité de la mission de service public, son impact social, économique et résiduel, et le respect de ses principes fondamentaux.

Philippe Gimet

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