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Synergie art et économie : la martingale de la créativité

Sixième chapitre de notre série de publications issues des rencontres débats passionnants qui ont eu lieu au sein du Grand Lyon dans le cadre du cycle de rencontres « Grand Lyon Vision Culture » et dont son concepteur Pierre-Alain Four* nous fait l’honneur et l’amitié de nous autoriser la diffusion. Le document se consacre à l’élargissement des définitions de l’art et de la culture à travers la notion de «créativité » qui permet une synergie entre art et économie qui bouleverse nos conceptions traditionnelles. Dans quelle mesure les artistes peuvent-ils contribuer à une société de la connaissance et à la vitalité de la vie urbaine ? Comment les repérer et les solliciter ? Comment les associer à des dispositifs de politiques publiques ?

Pour consulter le document en ligne, cliquez ici. Vous pouvez également le télécharger dans notre box « Ressources ».

Pour consulter le chapitres précédents : chapitre 1chapitre 2chapitre 3chapitre 4, chapitre 5

*Docteur en sciences politiques (IEP de Paris), Pierre-Alain Four, a été chercheur associé au Pacte-CNRS (IEP de Grenoble) et est membre fondateur de l’Association pour la promotion et l’organisation de la recherche en sciences sociales (Aporss), puis de FRV100. Il a notamment travaillé sur les Fonds régionaux d’art contemporain (Frac), la vie intellectuelle en province et d’une manière générale sur de nombreuses questions culturelles et artistiques. Il a notamment analysé les relations entre artistes et amateurs, et la place des artistes insérés dans des dispositifs de politique publique éloignés de leur champ professionnel d’origine (politique de la ville par exemple). Il a aussi été chargé de cours à l’Université de Montpellier III, à l’école des Beaux-Arts de La Réunion, à l’université Lyon2, etc. Il est actuellement veilleur culture pour la DPSA où entre autre missions, il anime et conçoit le cycle Grand Lyon Vision Culture.

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Chantier de l’économie créative solidaire / 2

Suite et fin  du texte de de Jean-Michel Lucas issu de son intervention pendant les Etats Généraux 2  des Saisons de la marionnette en France qui se sont déroulés les 28 et 29 mai à Amiens. Il s’agit de sa version amendée en date 15 juin dernier et dans cette seconde partie, il enfonce le clou sur « l’éthique de la dignité culturelle ».

L’ÉCONOMIE  CRÉATIVE SOLIDAIRE COMME DISPOSITIF POLITIQUE

DE L’ÉTHIQUE DE LA DIGNITÉ CULTURELLE.

Si l’idée d’une autre perspective est acceptée, on doit alors prendre au sérieux l’idée « d’économie créative solidaire ». Là encore, il s’agit moins de « faits » que de « valeurs » car avec l’économie créative solidaire apparaît la conviction politique que, dans une démocratie, « l’économie » devrait être considérée comme un outil au service de finalités supérieures. « L’économie », ici, ne se dissocie pas du « politique », comme le dit excellemment Jean Louis Laville [12]. Pas de rejet de « l’économie » par la « culture », pas de rejet du « privé » par le « public », par contre, une affirmation politique que le marché ne peut plus être et rester le maître étalon de la valeur culturelle. Avec « l’économie créative solidaire », l’éthique de la rentabilité doit se replier et céder sa place à un autre idéal pour construire le « mieux Vivre ensemble ».

Ceci étant souhaité, le terme « solidaire » n’est pas très encourageant pour dessiner cette recomposition des valeurs de la « vie bonne » ;  Il fait peur car il laisse croire à une espèce de charité des riches (en revenu ou en capital culturel) vers les pauvres. Il convient mal aux préoccupations des créateurs qui, vous le savez, ne veulent ni être pris dans les rets de la philanthropie, ni passer pour des « assistantes sociales » devant sauver les populations incultes,  comme on l’a entendu si souvent. « Solidaire » n’a pourtant pas ce sens étroit. Il faut le comprendre en termes politiques, à travers l’idée que dans une société de liberté qui croit encore en l’Humanité, les êtres humains sont interdépendants. Le futur de la société n’est pensable que si cette interdépendance est régie par des relations respectant les principes des droits de l’homme et particulièrement son article premier : « les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en  droits ».

L’économie créative solidaire reprend à son compte ce premier principe des droits humains qui  fait de l’enjeu culturel un enjeu  universel. En effet, affirmer la dignité d’une personne revient à la reconnaître dans son identité culturelle, dans sa culture. Cette reconnaissance est une condition indispensable pour que s’établissent des « relations d’interactions » permettant les réciprocités entre les personnes ; c’est une exigence de la construction collective du vivre ensemble de libertés hétérogènes. On dira donc que « l’économie créative solidaire » est un dispositif de politique publique qui mise sur la « création », la « créativité », « l’innovation » et autres nouveautés du monde de l’imaginaire mais qui valorise ces activités en fonction de ce qu’elles apportent à la dignité culturelle des personnes dans l’élaboration du bien vivre ensemble : « l’économie créative solidaire » place ainsi en rang premier la volonté des acteurs de respecter, dans leurs relations avec les autres, l’éthique de la dignité culturelle. Le maître des valeurs n’est plus le marché omnipotent mais l’exigence éthique de respecter le mieux possible les droits de l’homme dans toutes leurs dimensions, ce que la Déclaration de Fribourg énonce comme définissant les droits  culturels des personnes. [13]

Vous pensez certainement que tout cela nous fait une utopie intellectuelle de plus, sans lendemain possible dans une Union européenne  qui a résolument choisi l’éthique de la rentabilité ! Mais ce serait pur défaitisme de votre part. Car l’Union dans la même directive « services » que je rappelais tout à l’heure a parfaitement compris que « l’éthique de la dignité » était une référence inévitable pour construire une démocratie d’êtres libres et autonomes. Pour l’Union, pas de liberté, d’égalité et de fraternité sans volonté collective de respecter les êtres humains dans leur dignité. Ce n’est donc pas un mot de plus, mais une valeur fondamentale qui permet de bien organiser la société de liberté. Il suffit de lire la page 39 de la directive pour s’apercevoir que l’éthique de la dignité culturelle est bien là, gênante mais présente , comme une grosse épine dans le pied des principes concurrentiels : si vous ne connaissez pas la directive,  vous allez être étonnés car, pour l’Union. On lit ainsi : « La présente directive ne devrait pas couvrir les services sociaux dans les domaines du logement de l’aide à l’enfance de l’aide aux familles et aux personnes dans le besoin qui sont assurés par l’État, au niveau national, régional ou local, par des prestataires mandatés par l’État ou par des associations caritatives reconnues comme telles par l’État avec pour objectif d’assister les personnes qui se trouvent de manière permanente ou temporaire dans une situation de besoins particuliers en raison de l’insuffisance de leurs revenus familiaux ou d’un manque total  ou partiel d’indépendance et qui risque d’être marginalisé. Ces services sont essentiels pour garantir le droit fondamental à la dignité et à l’intégrité humaine et sont une manifestation du principe de cohésion sociale de solidarité et ne devrait pas être affecté par la présente qui directive. »

Je  ne vous ai donc pas menti : l’éthique de la dignité qui reconnaît la personne dans l’intégrité de ce qu’elle est,  c’est à dire dans l’intégrité de sa culture,  n’est pas une utopie, c’est bel et bien une référence explicite pour les décideurs politiques au niveau de l’Union !! Une référence qui conduit même à chasser l’éthique de la rentabilité hors de sa vue lorsque le droit fondamental à la dignité  humaine  est menacé.  Exit la directive services et son obsession concurrentielle !

La seule difficulté est que cette légitimité fondamentale est réservée aux  personnes « pauvres », « dans le besoin », « marginalisées » ? Curieux, n’est ce pas pour une organisation politique qui se réfère aux droits de l’homme ! Pourquoi  l’enjeu de la dignité ne concernerait-il pas toutes les personnes dès lors que leur identité culturelle serait mise à mal  par le système concurrentiel ? C’est d’ailleurs ce que nous disent les accords de l’Unesco sur la diversité culturelle et les droits culturels : la reconnaissance des identités culturelles – qui ne contreviennent pas elles-mêmes aux droits de l’homme – est la condition de la dignité des personnes et par là elle prime sur la logique du marché. [14] A ce titre, compte tenu des signatures apposées par notre pays à ces accords internationaux, « l’économie créative solidaire » devrait être la référence de toute l’organisation des dispositifs de politique culturelle, de l’Etat comme des collectivités. Au contraire de « l’économie créative » qui fait de la rentabilité son éthique et rejette à ses marges, ses quartiers et ses « populations » dépendantes, la valeur de dignité, « l’économie créative solidaire » devra mettre la dignité culturelle au rang de valeur principale de l’action culturelle et laisser la rentabilité dans son simple rôle d’outil de gestion.

« Economie créative », « économie créative solidaire » : voilà bien pour chaque élu une question de bon choix politique entre valeur de dignité culturelle et valeur de rentabilité des services créatifs.

Néanmoins, je sais que cette référence à la dignité culturelle ne vous enchante guère, vous qui êtes persuadés que la création artistique détient, par nature, une légitimité supérieure à toutes les autres. Sans nul doute, vous préféreriez continuer à raisonner en termes de « création », « d’œuvres de l’art et de  l’esprit », de « public  cultivé et fidèle», avec, de temps à autre, une petite attention pour les « populations défavorisées ».

Il me faut donc prendre des exemples pour, au moins, semer le doute dans votre esprit.

  1. Le premier exemple est d’autant plus pertinent que je ne l’ai pas  choisi : il nous est imposé par l’actualité du jour à Amiens où le président du Conseil général a refusé l’ouverture d’une exposition de dessins à la bibliothèque départementale ! Vous observerez aisément avec moi qu’il s’agit ici d’un conflit de dignités culturelles. D’un coté, la dignité des professionnels de la culture, artistes et organisateur dont la légitimité est solidement arrimée au principe de la liberté d’expression. Il s’agissait, en effet, de montrer des dessins érotiques d’illustrateurs aussi renommés qu’Ungerer, Claveloux ou Heitz. La commissaire de l’exposition, agrégée et  spécialiste de « littérature jeunesse », ne manquait pas non plus de marques manifestes de respectabilité  ! Pourtant – pour vous montrer que la référence à l’éthique de la dignité n’est pas une question philosophique stratosphérique mais une donnée pratique qui impacte la conduite des projets artistiques – cette dignité de la liberté artistique s’est trouvé confrontée à une autre dignité culturelle plus forte qu’elle. Le Courrier Picard [15] nous indique en effet que le président du Conseil général a considéré qu’il devait annuler l’exposition pour atteinte à l’image de la dignité des femmes : « c’est en pleine conscience que j’ai pris cette décision car j’ai estimé que certains dessins étaient vecteurs d’une image dégradante de la femme et je refuse que la collectivité départementale soutienne une telle approche de la sexualité qui me semble opposée à nos valeurs d’émancipation ». Image de la femme versus liberté d’expression  artistique, la tension des dignités  est bien au cœur de la politique culturelle. Je profite de cet exemple pour essayer d’expliquer que l’éthique de la dignité a un avantage important pour les acteurs de l’art : elle nécessite que le débat dans l’espace public soit permanent pour apprécier ce qui fait dignité culturelle pour les  uns et pas pour les autres. Pleinement ancrée dans l’univers sensible des personnes, la question de la dignité ne peut jamais être parfaitement résolue avec les outils de la raison. Elle n’est jamais réglée d’avance et aucun dispositif ne pourra définir les conditions parfaites qui éviteraient les tensions intersubjectives, notamment en matière d’appréciation des pratiques artistiques. L’éthique de la dignité rend donc nécessaire des dispositifs qui organisent les confrontations, échanges, dialogues autour du sens et des valeurs des multiples identités  culturelles. A Amiens, le président du Conseil général a pris sa décision en jugeant qu’il était, à lui seul, l’arbitre des dignités de tous. S’il avait adopté l’éthique de la dignité, il aurait mis en place le temps des discussions, le temps de « la palabre », respectueuse des identités et soucieuse d’aboutir à une solution pour le vivre ensemble de libertés heureusement hétérogènes. Il s’est contenté de surplomber le monde sensible de la liberté artistique par sa puissance publique, alors qu’avec l’éthique de la dignité, il aurait, au contraire, choisi la voie de la délibération publique, source active d’interactions entre les dignités culturelles. Cette conclusion conduit à penser que les acteurs culturels feraient bien de prendre le dossier de l’éthique de la dignité en main s’ils ne veulent pas, à d’autres occasions, subir le même sort et voir leur liberté réduite au silence.
  2. Je considère maintenant un deuxième exemple : l’aide à la création. Aujourd’hui, l’artiste qui parvient à vendre correctement ses œuvres dispose de ressources privées et de commandes publiques qui lui permettent de poursuivre librement son activité de création ! Si cette activité marchande ne lui pose pas de problèmes de dignité, le marché est le bienvenu pour la société de liberté et cela convient à l’éthique de la dignité. La question politique apparaît plutôt lorsque la nécessité de vendre pour survivre est considérée par le créateur comme un supplice insupportable portant atteinte à son identité culturelle d’artiste génial, donc, à sa dignité de créateur. Aujourd’hui, les possibilités sont réduites de donner droit à cette revendication d’autonomie artistique vis à vis du marché. On songe évidemment à la légitimité de « l’exception culturelle » fondée sur l’éthique de l’œuvre. Dans cette  tradition héritée de Malraux, la création artistique doit être soutenue par des fonds publics parce qu’elle enrichit les êtres humains ; elle exprime le meilleur du génie de l’homme et, à ce titre, elle représente une référence universelle pour tous les êtres soucieux de progrès et d’harmonie du genre  humain. L’enjeu du soutien public à l’art est donc politique au sens où la création artistique est sensée devenir  « patrimoine des œuvres capitales de l’Humanité ». J’ai observé par vos demandes au ministère de la culture que cette approche était pour vous un espoir réel de survie. Malheureusement cet espoir ne peut qu’être déçu car l’éthique de l’œuvre n’est pas compatible avec les principes démocratiques. Elle nécessite en effet des dispositifs institutionnels qui hiérarchisent les œuvres d’art dans le secret et l’arbitraire, des dispositifs qui, inévitablement, empruntent à la logique du despotisme éclairé : « Tout pour le peuple, rien par le peuple » ; avec bonne foi souvent, mais sans considération pour la liberté et la dignité culturelles des personnes composant la société. On ne peut donc s’étonner que l’éthique de l’œuvre s’effrite et que ses partisans finissent, eux aussi, par s’adapter à l’éthique de rentabilité, en vantant (en vendant) le nombre d’abonnés de leurs institutions, de visiteurs de leurs biennales d’art contemporain ou de spectateurs de leurs spectacles de qualité ! Pour les créateurs, la  résistance à l’éthique de la rentabilité devrait plutôt être du coté de l’éthique de la dignité : en effet, la dignité de l’artiste est fondée sur sa liberté d’expression artistique qui n’a de portée que si elle peut être effective. Comme le dirait Amartya Sen [16], il s’agit d’élargir la « liberté de ses capabilités ». Cette liberté de la dignité est première et, par conséquent, si l’artiste  ne voit pas son avenir dans un segment de marché de l’économie créative, il doit être soutenu  par des ressources publiques au titre du respect de sa dignité d’artiste. A condition, on s’en doute, qu’il soit « artiste », et que l’expression de  sa liberté soit reconnue par des pairs mandatés par la démocratie pour apprécier son apport aux pratiques disciplinaires déjà connues. L’éthique de la dignité justifie le soutien public à la création par l’application du principe de la liberté d’expression et non pour la raison  politique que l’œuvre choisie devrait imposer sa valeur à l’ensemble des humains. Je ne veux  pas dire que dans cette voie du respect de la liberté d’expression la solution au subventionnement des artistes serait toute trouvée ; je veux simplement souligner que les négociations avec les responsables politiques ne seront pas les mêmes si les valeurs partagées se réfèrent à l’éthique de la dignité culturelle plutôt qu’à l’éthique de l’œuvre ou à l’éthique de la rentabilité.
  3. Je donne un troisième exemple du changement d’appréciation qu’apporte l’éthique de la dignité : en choisissant cet idéal, les acteurs culturels professionnels échappent au statut de pourvoyeurs de services  créatifs  auxquels les destine l’éthique de la  rentabilité. Ils ne se contentent plus de vendre des spectacles, des musiques ou des images à des clients – privés ou publics – qui ont payé pour obtenir ce service ! Ils participent plutôt à une relation sensible avec des personnes qui se trouvent enrichies dans leur liberté de choix ; ils participent  à leur parcours d’émancipation. Alors, la politique publique ne peut plus considérer l’activité artistique comme relevant de « services économiques d’intérêt général ». Le projet artistique n’est plus dépendant d’une demande d’une clientèle de publics consommateurs. Il est au contraire constitutif d’une relation personnelle dont la légitimité repose sur l’interdépendance des dignités d’êtres humains égaux et sur la réciprocité de leurs apports. Dans ce cas, si l’on reprend l’enjeu de la dignité humaine qui figure dans la directive « services », l’activité artistique devrait  échapper  à la concurrence. Le sens du combat politique pour la culture devient d’affirmer que la relation culturelle de personnes  à personnes établie par l’équipe artistique contribue à « garantir le droit fondamental à la dignité » et doit être considérée comme une service d’ intérêt général régi  par des règles propres et non par la seule exigence de rentabilité. Pour ceux qui trouveraient ce propos trop abstraits, je prends a contrario le grand loupé de la politique de soutien aux musiques amplifiées  : depuis les années 1990, certains de ses acteurs ont effectivement bénéficié d’un soutien public mais uniquement  en application de l’éthique de la rentabilité. Tous les dispositifs d’aides ont, en effet, été organisés autour de la « professionnalisation » des musiciens. L’aide publique n’a eu qu’une seule finalité collective : amener le musicien à vivre du fruit des ventes de sa musique, à être rentable pour le dire correctement sur un segment du marché de la musique. Si l’éthique de la dignité avait servi de matrice idéale à la politique culturelle, le soutien aurait  plutôt été liée à la capacité des acteurs de ces musiques amplifiées à nourrir les interactions culturelles dans la cité et, par là, à participer à la construction de parcours culturels d’émancipation d’autres personnes, (on dit quelquefois sans raison les « jeunes »), même si le marché du disque n’était pas au rendez–vous ! La « fabrique » de professionnels de la vente musicale que nous prépare l’économie créative ne doit pas, politiquement continuer à nous imposer sa seule loi du sensible rentable. Elle doit politiquement s’inscrire dans une « économie créative solidaire » pour laquelle le marché n’est qu’un outil technique qui ne saurait imposer sa loi aux « fabriques » de relations humaines émancipatrices, construites sur l’interaction des dignités culturelles de personnes contribuant, ensemble, dans la confrontation des libertés hétérogènes, à la créolisation du monde, pour reprendre le crédo d’Edouard Glissant [17]. Je n’en dirai pas plus mais avec la valeur de dignité culturelle, on légitime moins la solution miracle par la rentabilité des acteurs, que la discussion dans l’espace public sur la meilleure manière de faire pour améliorer  la  reconnaissance de l’artiste, les  droits culturels des personnes, les dispositifs d’élaboration  collective des normes du Vivre ensemble  – pour plus d’Humanité. L’éthique de la dignité culturelle  ouvre ainsi sur l’enjeu d’une meilleure justice sociale qui  nécessite de prendre soin –  le fameux «care» qui, bien tardivement, fait émergence dans le débat politique – des personnes dans leur capacité à traduire en acte la liberté de leur dignité culturelle. La négociation est donc possible au plan européen, national et locale : elle consiste à démarginaliser les enjeux de « la dignité et de l’intégrité humaine » et c’est sans doute aux acteurs culturels de tenter d’y parvenir puisque le sens  de leur activité  reste la construction des interdépendances du sensible qui conditionnent l’avenir d’une  humanité plus respectueuse des identités culturelles. C’est la voie qui me semble avoir été choisie notamment par l’Ufisc [18]. Après tout, il suffirait de prolonger la voie ouverte à Quimper où la municipalité et une dizaine d’acteurs culturels du projet  Max Jacob [19] ont signé un protocole d’accord éthique dont les principes et les engagements empruntent aux textes de l’Unesco sur la diversité et les droits  culturels. On retiendra ainsi deux  principes et un engagement qui ouvrent le chemin de « l’économie créative solidaire » :
  • Principe 1 : Favoriser la liberté des choix culturels des personnes et manifester le plus grand soin au respect de leur dignité, en considérant que nul ne peut invoquer sa propre liberté pour porter atteinte aux droits de  l’Homme. »
  • Principe 3 : Affirmer qu’il n’y a pas de développement de projets culturels sans dynamiques artistiques revendiquées et garantir aux artistes accompagnant chaque projet singulier du Pôle Max Jacob, les conditions de leur liberté de création et d’expérimentation artistiques
  • Engagement 3 : faire connaître aux autres structures du pôle les réactions et interrogations exprimées par les personnes. Sur cette base, proposer annuellement des initiatives conduisant à nourrir les échanges et confrontations de sens et de valeurs culturels et artistiques ; en particulier, contribuer, au sein du pôle Max Jacob, à construire le débat collectif et la vie sociale à partir d’une présence forte de la création artistique, accordant une attention prioritaire à l’actualité des différents courants artistiques et des débats esthétiques.

Pour passer ainsi de « l’économie créative » avec toutes ses qualités inventives à « l’économie créative solidaire » qui la replace dans la construction d’une Humanité plus coopérative, plus attentive aux autres et plus déterminée  au respect des dignités de chacun et des autres.

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Notes

[12] Sur la compréhension détaillée de l’économie solidaire, voir la référence indispensable  à Jean Louis

Laville : « la politique de l’association » : éditions du Seuil, Paris  2010.

[13] Voir   http://www.aidh.org/ONU_GE/Comite_Drtcult/decla-fribourg.htm et par exemple Patrice Meyer

Bisch : http://www.droits-fondamentaux.org/spip.php?article149

[14] On réfère ici à la déclaration universelle sur la diversité culturelle de 2001 , à la convention sur la sauvegarde du patrimoine culturel  universel, à la Convention  sur la protection et la promotion de la diversité  des  expressions  culturelles.  Voir  sur  le  site  de  l’Unesco  : http://portal.unesco.org/culture/en/ev.php-URL_ID=34325&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html et http://portal.unesco.org/culture/fr/ev.php-URL_ID=34321&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html

[15] Voir le Courrier Picard, alerté par l’efficace « observatoire de la liberté  de la création » : l’article de Daniel Muraz, « Le conseil général accusé de censure » ,  vendredi 28 mai 2010,  page 7.

[16] Voir notamment l’ouvrage « L’idée de Justice » édition Flammarion 2009.

[17] Voir l’inévitable « philosophie de la relation » NRF, ainsi que l’ouvrage d’Alain Renaut : « l’humanisme de la diversité » éditons Flammarion 2009

[18] Voir le site de l’ufisc  http://www.ufisc.org/ où l’on peut lire dans l’appel du 17 juin 2010 : « les transpositions en droit français des directives européennes renforcent une mécanique destructrice et imperméable à toute éthique du vivre ensemble en privilégiant les seuls principes de la concurrence et de la rationalité comptable. »

[19] Voir le site de la ville de Quimper : délibération municipale de décembre 2009 projet max jacob  :

http://notes9.mairie-quimper.fr/kportal/conseilq.nsf/0/4AB20EB6D4DEFDBDC1257696004D9557?opendocument

Pour revenir à la première partie, cliquez ici.

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Chantier de l’économie créative solidaire / 1

Une fois de plus Jean-Michel Lucas nous fait l’amitié de nous autoriser à diffuser sa toute dernière contribution issue des Etats Généraux 2  des Saisons de la marionnette en France qui se sont déroulés les 28 et 29 mai à Amiens. L’auteur nous a transmis le texte de son intervention dans sa version amendée datée 15 juin dernier et une fois de plus, il n’y va pas par quatre chemins pour mener la vie dure aux évidences et à notre prêt à penser et plaide pour une alternative de mise en chantier d’une économie créative solidaire.


Je ne  voudrais pas ouvrir le chantier de l’économie créative solidaire avec l’idée pragmatique (ou plutôt  « intéressée ») que nos travaux aboutiront  à résoudre immédiatement une partie significative des problèmes de financement public évoqués dans votre manifeste en huit points http://www.saisonsdelamarionnette.fr/2010/06/08/appel-a-signature-pour-le-renforcement-d’un-soutien-aux-arts-de-la-marionnette-en-france/ [1]. Je ferai preuve de plus de prudence en vous proposant d’opérer une sérieuse rupture par rapport aux évidences que j’ai cru entendre hier et qui laissent croire que la création, la diffusion, la médiation ou la formation artistiques devraient naturellement être soutenues  par l’autorité publique.

Je suis persuadé qu’il faut renoncer  à cette posture naïve. Pour cela, je voudrais faire observer, dans un premier temps, que les soutiens publics  sont de plus en plus liés aux apports des activités artistiques à  l’économie. Je partirai ainsi de la situation proposée aux créateurs d’adhérer au dynamisme généralisé de «créative», une place forte aux valeurs puissantes de liberté et de compétitivité marchandes. J’interrogerai les justifications qui propagent cette tendance et j’en déduirai la nécessité de faire un grand virage en défendant  d’autres valeurs de liberté dans les négociations sur les politiques culturelles mises en œuvre.  J’essaierai alors de plaider pour une politique « d’économie créative solidaire » porteuse d’une éthique vraiment attentive à la dignité  culturelle des personnes.

L’ÉCONOMIE CRÉATIVE COMME DISPOSITIF POLITIQUE DE L’ÉTHIQUE DE LA RENTABILITÉ

Pour les créateurs, l’économie créative est une perspective intéressante  que les territoires, les villes  en particulier, mettent en œuvre  avec un enthousiasme croissant.  Grâce à l’économie créative, les professionnels de la culture  ne sont plus considérés comme des dilettantes dévolus aux temps de loisir  de nos laborieux concitoyens ou comme des intellectuels pourvoyeurs d’élitisme. Ils sont maintenant les moteurs de la société de la connaissance et deviennent la  source du développement économique  et  de l’harmonie sociale. La culture construisant un  futur meilleur, beaucoup d’entre vous l’ont rêvé ; l’économie créative le fait !

Reste à préciser de quoi ce mot est fait : je reprends d’abord  la définition d’un professeur qui détient la chaire d’économie créative dans une grande école de commerce : «  l’économie créative regroupe les secteurs dans lesquels le produit final est un objet de création ».[2] Je suis certain que vous vous sentez concernés par ce terme si flatteur de  « création » mais l’usage des mots étant gratuit – celui de « création »  plus que d’autres – la vigilance s’impose  car  il faut entendre  que «  le terme générique d’économie créative concerne donc aussi bien les services créatifs (design, architecture, publicité, etc..) que les technologies de l’information et de la communication ( jeux vidéo, services Web, multimédia) ou  les industries culturelles (audiovisuelles, musique, édition). » [3] Nous voilà ainsi au cœur de notre sujet avec l’économie créative, la « création » consiste en définitif  à faire preuve de « créativité » pour produire des « services innovants » qui seront « vendus » dans les meilleures conditions possibles. A priori, tant mieux, car, dans ces temps difficiles,  aucun acteur culturel ne peut se plaindre que ses activités se vendent à des acheteurs qui lui apportent de précieuses ressources pour poursuivre sa « création » !

Toutefois, en terme de politique publique, il est légitime de s’interroger sur l’idéal qu’on nous prépare ainsi.

Si j’en crois mes amis de la ville de Nantes,  la finalité  de l’économie créative est  claire. Prenons  le projet ECCE dans lequel la ville de Nantes est lancée  avec six autres villes européennes : il consiste à construire un « quartier de la création » (encore la « création ») dont on nous dit qu’il est « un cluster culturel en émergence et  vise à réunir sur un même site les acteurs de l’industrie créative mais aussi l’université et la recherche pour créer des collaborations inédites et fécondes ». [4] C’est donc bien un projet public répondant aux besoins de nombreux acteurs culturels  et dont l’ambition est de « stimuler la croissance économique et la création d’emplois dans le secteur culturel en créant un nouvel axe de développement au carrefour de la culture, des technologies et de l’économie. » [5]

Tout est bien dit. L’économie créative est tout bénéfice : les acteurs culturels trouvent des emplois grâce aux coups de main que leur apporte la ville (couveuses d’entreprise, pépinières d’entreprises, formations,  information.. ) Dès qu’ils auront grandi, ils n’auront plus besoin de la béquille du soutien public car ils vendront leurs services créatifs et deviendront auto-suffisants ! La ville créative pourra donc  mener une politique culturelle très active en direction des nouveaux créateurs innovants sans avoir  à remplir sans fin le tonneau des Danaïdes des subventions  culturelles   ! Le contribuable ne peut que s’en féliciter !

Ajoutons que ce dynamisme à l’avantage de garantir l’attractivité du territoire : « il y a une véritable conscience du rôle économique du secteur créatif et qu’une métropole doit s’engager dans une politique qui permettre  de se positionner parmi les villes créatives dans le cadre d’une société de la connaissance de plus en plus internationale. » [6]

Traduction : la « ville créative » devient si attractive qu’elle attire  à elle de nouvelles têtes de plus en plus créatives  !  Le cercle vertueux de la « création », en somme. En plus de tout cela, les réseaux anglo-saxons militant pour l’économie créative nous assurent  que la présence des artistes dans la cité va nécessairement améliorer l’harmonie sociale. Parmi les 125 arguments énoncés sur le site canadien, j’ai trouvé cet argument qui mérite peut-être votre attention : «  les arts soutiennent la création de communautés saines, capables d’agir ». [7]

C’est très beau des artistes  qui apportent la vie « saine » à la société  !  Ailleurs, on insiste encore pour nous convaincre que l’économie créative va favoriser « l’implication citoyenne ».

Vous avez compris qu’avec cette économie créative nous bénéficions d’un triple miracle : « croissance des emplois » pour les cultureux, « attractivité du territoire » devenu innovant  et même « harmonie » dans la société des citoyens  libres ! »

Pourquoi alors prendre une attitude critique un peu moqueuse pour évoquer ce modèle d’avenir culturel ?  Non pour des raisons  de « faits » – il est sans doute mieux d’avoir un emploi, d’attirer les touristes, de favoriser le  lien social, d’innover grâce aux œuvres des artistes et aux pensées des savants et  philosophes du réenchantement du bas-monde – mais plutôt pour des raisons de valeurs. Quelles sont donc les valeurs de la « vie bonne » qui nous sont promises ? Au delà des parfaites finalités de cette économie  créative  – « croissance des emplois », « attractivité »,  « harmonie » –  qui est vraiment le maître des valeurs ?

Figurez vous que cette question est incongrue car la réponse est aussi évidente qu’immédiate : la  valeur d’une activité créative sera, bien sûr,  donnée par le système d’échange marchand concurrentiel. Car l’économie créative n’a de sens que si, grâce aux interventions publiques, le créateur « vole de ses propres ailes ». Il deviendra alors, ce que l’on appelle  un « véritable  professionnel »  !   Cela signifie que sa créativité devra intéresser des acheteurs, privés ou publics ; il doit devenir bientôt « auto-suffisant » avec des services créatifs qui se vendent suffisamment bien pour garantir la rentabilité  de son projet. L’économie créative atteint ainsi son idéal : un créateur « utile », puisqu’il  répond à des besoins, un créateur « rentable », puisqu’il est reconnu par de bons clients  !  L’éthique de l’économie créative est tout simplement l’éthique de la rentabilité  concurrentielle, comme valeur de référence de la « vie bonne ».

Disons-le à l’envers, si  notre acteur culturel crée des marionnettes sans acheteur ou de la musique  inventive invendable, ces  activités n’ont pas de « valeurs » collectives. Elles ont une valeur pour lui et pour ses amis, donc dans la sphère des valeurs privées,  mais pour le bien-être de la société, dans son ensemble,  elles ne valent rien car elles ne promettent pas de devenir un jour des services achetés et vendus avec profit sur des marchés libérés de toute entrave. Un service créatif  qui n’est pas auto-suffisant n’a aucune « bonne » raison  d’exister pour le collectif.

Sans doute pensez vous que je décris ici les intentions des « méchants » capitalistes qui ne songent qu’à exploiter à leur profit le talent des honnêtes créateurs ou que j’évoque les élus des collectivités qui sont prêts à acheter très chers sur le marché international les services d’artistes dont la renommée apportera  la gloire à leur territoire ? Ce serait une grave erreur de compréhension des enjeux  car  l’éthique de la rentabilité ne repose pas sur de telles « mauvaises » intentions. Bien au contraire,  elle revendique d’être la source de la « vie bonne » [8] dans nos sociétés de liberté. Elle doit être comprise comme une  valeur  politique fondatrice sur laquelle repose l’organisation de notre démocratie, notamment au niveau européen. Ainsi, pour prendre un texte de référence parmi tant d’autres, l’Union Européenne en  2006 a déclaré, au nom de cette société de la connaissance évoquée plus haut  qu’il était  impératif de libéraliser le marché des services, c’est à dire de renforcer au nom du progrès la concurrence dans ce secteur. C’est la fameuse directive « services » [9] qui affirme  clairement comme norme de la vie « bonne », le développement de la compétition marchande des services. Or, quelles que puissent être les envies et opinons des acteurs culturels, leurs activités entrent dans le champ de la directive : elles relèvent de  « l’économie créative ». Sera donc « bon », pour construire l’avenir de l’Europe, le service culturel qui se vend bien en régime de concurrence. C’est bien  l’éthique de la rentabilité qui est mise en premier plan du Vivre ensemble en démocratie.

Écoutez bien ce passage qui, en même temps, qu’il plaide pour cette éthique de la rentabilité nous fait, heureusement, comprendre qu’il  serait temps de revendiquer d’autres éthiques de la culture pour continuer à croire à l’Europe : En page  37  de la  Directive « services » :

« Le  parlement européen et le conseil ont souligné que l’élimination des obstacles juridiques à l’établissement d’un véritable marché intérieur représente une priorité pour l’accomplissement de l’objectif fixé par le conseil européen de Lisbonne en 2000 de renforcer l’emploi et la cohésion sociale, et  de parvenir à une croissance économique durable afin de faire de l’union européenne l’économie fondée sur la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici 2010, accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative des emplois ».[10]

2010, nous y sommes  !  Peut-on dire pour autant que cette éthique de la rentabilité nous a rapproché du miracle de « dynamisme », de « qualité d’emplois », « de cohésion sociale »,  promis par cette « société de la connaissance » et  de son  « économie créative » si parfaite ?  Disons que le miracle  est moins évident que sa promesse et, raisonnablement, nous pouvons nous donner le droit d’interrogertion.  Peut-on accepter si aisément dans notre démocratie la  soumission des enjeux culturels à la seule logique de transformation du sensible en  services marchands vendus au mieux offrant ?

Pour poser des limites à cette éthique affichée  par l’économie créative, je donnerai trois exemples parmi   beaucoup d’autres  :

  1. Avec l’éthique de la rentabilité, l’idée même de service public de la culture devient obsolète. Il faut seulement parler de « service économique d’intérêt général » dont la signification n’a pas encore été bien saisie par les milieux culturels. L’affaire est simple : quand le marché d’un service ne dégage pas assez de rentabilité et n’intéresse pas les entreprises lucratives, alors la collectivité publique peut remplir le vide. Elle devient, par défaut, « entrepreneur » du service manquant, du moins tant que le marché ne redevient pas profitable. L’Union européenne autorise ainsi la mise en place de « services économiques d’intérêt général » que la collectivité publique organisera en lançant un appel d’offres  mettant en concurrence – toujours la concurrence – les prestataires possibles du dit service. Ce qui est essentiel pour notre raisonnement c’est que ce « service économique d’intérêt  général »  peut être fourni indifféremment par des entreprises privées lucratives ou par des organismes non lucratifs : l’éthique du fournisseur de service importe peu à l’autorité publique, ce qui compte uniquement c’est que la prestation soit obtenue au moindre coût   pour le contribuable. Aux prestataires  de se débrouiller pour rester viables  dans ce cadre. Concurrence et rentabilité, même pour l’action publique  ! Si j’évoque cette éthique de la rentabilité appliquée aux collectivités publiques, c’est que les activités culturelles sont considérées comme des services ordinaires qui n’échappent pas à la norme générale  !  D’ailleurs, beaucoup d’entre vous sont déjà pris dans cette seringue des appels d’offres concurrentiels et, même si l’on vous dit que la méthode est strictement du ressort des juristes, vous ne pouvez pas avoir la naïveté de croire que votre statut n’a pas considérablement changé : avec le « service économique d’intérêt général » et ses appels d’offre, vous devenez des « prestataires de services »  gérants d’épiceries culturelles !  Dans ce cadre politique où s’installe « l’économie créative », ce que vous continuez à appeler « la culture » ou « l’art » est à lire comme fournitures de produits, en situation de rivalité par rapport à tous leurs frères de culture ! Cette éthique de la rentabilité même pour gérer les interventions publiques culturelles, avouez que ça fait un choc  !  Mais la lecture de la circulaire du premier  ministre  sur les subventions aux associations vous le confirmera [11] : le vieux système de la subvention pour cause de valeur artistique ou culturelle du projet  n’est plus qu’une exception archaïque par rapport à la norme du « service économique d’intérêt général », qui, lui-même, je l’ai rappelé, est  déjà une exception à la règle sacrée du marché libre.( le fameux article 107 du traité de l’union). L’appel d’offres concurrentiel, voilà la logique  publique de l’économie créative, traduction pratique du sort qui attend les cultureux dans une société de liberté vantant les bienfaits de l’éthique de la rentabilité.
  2. Un second exemple contraint aussi à interroger la couleuvre de l’économie créative  : prenons le cas – dont on se demande parfois s’il est extrême – de ces jeunes chinois qui ont la « chance » de pouvoir jouer aux jeux vidéos en ligne de 8 heures du matin à 20 heures le soir avec une demi heure de pose, un salaire de 90 euros par mois et un logement sur place, le tout pour vendre un service qui consiste à faire avancer la puissance des  avatars de cadres occidentaux  qui n’ont pas le temps d’amasser les ors et les armes de leur personnage  préféré  : l’économie est bien créative,  elle est bien rentable mais sa valeur  donne  le frison : comment l’apprécier en terme de dignité des personnes ainsi  amputées de leur liberté ?
  3. Le troisième exemple est éthiquement encore plus douloureux :  que peut signifier pour la construction de l’Humanité, cette économie créative qui nourrit l’attractivité du territoire ? Beaucoup diront qu’il s’agit là d’une nécessité pragmatique dans un monde cruel où les territoires sont en concurrence les uns vis à vis des autres. Mais  il faudrait dire cette vérité autrement si l’ont tient à conserver une spécificité aux enjeux culturels en démocratie : avec l’économie créative, les villes s’organisent activement pour  capter chez elles les talents créatifs venus d’ailleurs. Les meilleurs doivent être ici et non ailleurs. Les cultureux apportent alors leurs « munitions » créatives à la lutte acharnée, au combat permanent des territoires  pour dominer les autres. En obéissant à la seule éthique de la rentabilité, le territoire public de l’économie créative ne fait qu’organiser « la guerre culturelle de tous contre tous ». Il réduit  l’enjeu culturel dans la société de liberté à des flux d’agression. Bel avenir que l’on nous prépare ainsi! Pour l’éviter à l’Humanité, un autre voie doit être explorée.

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Notes

[1] Voir http://www.saisonsdelamarionnette.fr/2010/06/08/appel-a-signature-pour-le-renforcement-d%E2%80%99un-soutien-aux-arts-de-la-marionnette-en-france/

[2] Extraits de la plaquette de présentation de la « Pépinière écocréative » à Bordeaux. Voir www.emploi-bordeaux.fr

[3] ibidem

[4] Voir entre autres l’article « le quartier de la création : un cluster en émergence » dans la revue de l’Observatoire des politiques culturelles », N° 36 Hiver 2009 page 63. contacts : www.observatoire-culture.net. Voir aussi le N° 35 de la même  revue : l’article de JM Lucas « Pour la reconnaissance de l’économie créative solidaire ».

[5] Ibidem,.page 63

[6] Ibidem, page 65

[7] Voir le site  http://creativecity.ca/english/creative-city-news-mainmenu-326/e-newsletter-mainmenu- 272?task=view

[8] On peut rappeler que dans une tradition ancienne, fortement réactualisée par la philosophie politique anglo-saxonne « le concept de « vie bonne » correspond à l’idée que chaque individu cherche à réaliser dans sa vie un but ou projet qui est pour lui un bien et qui lui permet de donner du sens à sa vie’ (selon Martin Provencher , dans « petit cours d’éthique et politique) . Pour donner une référence parmi beaucoup d’autres aux enjeux politique de la « vie bonne » dans une société de liberté, on peut citer Charles Taylor dans un ouvrage aisé d’accès « le malaise de la modernité », éditions du cerf, 2008.

[9] Voir Directive 2006/123 Ce du Parlement européen et du conseil du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur.

[10] Pour confirmer la  fascination  pour la culture de marché , notez par exemple que les services de la commission européenne viennent même de lancer une large consultation sur le bel avenir de l’économie créative  en  nous rappelant que « le secteur de la culture et de la création fournit des emplois de qualité à cinq millions de personnes dans l’Union européenne et représente 2,6 % du PIB européen. Les industries culturelles et créatives connaissent également une croissance plus rapide que la plupart des secteurs de l’économie. Les industries culturelles et créatives peuvent aussi avoir des retombées positives sur un large éventail d’autres entreprises et sur la société dans son ensemble. De nouveaux marchés s’ouvrent aux petites entreprises. Toutefois, ces entreprises rencontrent souvent des obstacles qui les empêchent d’exploiter tout leur potentiel. Cette consultation publique encouragera les parties intéressées et d’autres acteurs à se pencher sur certaines questions, telles que :  Comment faciliter l’accès au financement pour les petites entreprises et les microentreprises dont le seul atout est la créativité ?  Comment l’Union européenne peut-elle aider à assurer une combinaison adaptée de compétences créatives et de compétences managériales dans ce secteur ?   Comment stimuler l’innovation et l’expérimentation, et encourager notamment un usage plus large des technologies de l’information et  de  la  communication ? »  (présentation faite  par  Irma  actu sur http://www.irma.asso.fr/Consultation-publique-sur-les?xtor=EPR-47.)… Autant dire « business is business », culturel ou pas  !  !

[11] Extrait de la circulaire du 18 janvier  relative aux relations entre les  pouvoirs publics et les associations;  JORF N° 0016 du 20 janvier 2010 : « Un nombre croissant d’activités exercées par les associations entrent dans le champ d’application du droit communautaire , notamment parce qu’elles sont considérées comme étant de nature économique » ou « Une association sans but lucratif exerçant une activité économique d’intérêt général et sollicitant un concours financier  public sera qualifiée « d’entreprise » au sens communautaire… ». « Cette notion d’activité économique recouvre quel que soit le secteur d’activité tout offre de biens et de services sur un marché donné »., ou  « le fait que l’entité susceptible de bénéficier d’un concours public  ne poursuive pas de but lucratif ne signifie pas que ses activités ne sont pas nature économique » , et le reste à l’avenant  !

Fin de la première partie. Pour lire la seconde, cliquez ici.

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