
La Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture (FNCC) a organisé à Avignon des auditions sur l’évaluation des politiques culturelles afin de nourrir les réflexions du groupe de travail qu’elle a réuni sur ce sujet. La Lettre d’Echanges et Jean-Michel Lucas nous font l’amitié de nous autoriser à diffuser l’intervention de ce dernier publiée dans le n°33 de cette dernière.
Jean-Michel Lucas : Je parlerai ici comme militant plutôt que comme universitaire, donc sans prétendre apporter une parole d’ordre scientifique. Je vais seulement tenter d’entrer dans le partage d’une interrogation à partir de la lecture que j’ai faite des comptes rendus du colloque sur l’évaluation organisé par la FNCC l’an passé. Quelques réflexions et observations.
– La première observation – disons plutôt la première impression générale – que m’a laissée cette lecture est que l’évaluation y a été abordée comme un dispositif opérationnel dont la fonction serait de déterminer des critères objectifs pour distribuer l’argent public, comme si l’évaluation allait donner la solution mécanique permettant d’attribuer plus de subventions à tel projet culturel et moins à l’autre, sans autres formes de débat.
Pour ma part, je crois qu’il faut se détacher de cette approche de l’évaluation. Ce qui commande les décisions d’attribution des aides publiques aux projets culturels, ce sont des rapports de forces complexes et l’évaluation avec ses indicateurs ne peut pas prétendre être un substitut miraculeux à l’influence des multiples raisons qui justifient une augmentation ou une réduction de subvention à un projet singulier. L’évaluation ne doit certainement pas être conçue comme un instrument de mesure qui imposerait sa loi à toutes les autres manières de saisir la réalité d’une activité culturelle particulière.
– Deuxième observation. Par contre, l’évaluation est une nécessité si elle est bien comprise comme dispositif collectif d’appréciation de la politique publique. L’évaluation, par définition même, renvoie à l’idée d’expliciter quelles sont les valeurs qu’une politique publique prétend mettre en œuvre et qui justifient, par conséquent, la mobilisation de ressources publiques à son profit. Elle est donc au cœur du projet politique, c’est-à-dire au cœur des négociations sur la légitimité de telle ou telle action publique – ce qui est normal au sens où une décision politique doit pouvoir être justifiée. Ainsi, l’évaluation constitue un cadre de légitimation pour une négociation et non un processus dont l’objectivité s’imposerait à tel ou tel projet culturel.
En parlant de négociation, je veux signifier que l’évaluation vit dans le compromis : chaque politique publique affirme sa valeur d’intérêt général, la politique culturelle ne manque pas de solides justifications mais “la défense nationale” ou la “santé publique” non plus… Il faudra bien faire des choix et, pour les éclairer, le dispositif d’évaluation, en tant qu’il rend compte des valeurs et de leurs mises en œuvre, participe de cette négociation et du compromis qui l’accompagne. Donc, l’évaluation est à saisir comme une arme de négociation politique, comme un outil qui doit peser sur les arbitrages. Si les acteurs culturels demeurent craintifs et réticents, ils en paieront le prix car d’autres politiques publiques sauront mieux qu’eux, grâce à leur propre dispositif d’évaluation, nourrir la négociation de justifications fortes sur les valeurs d’intérêt général qu’elles proposent.
Mais, à coup sur, il ne faut surtout pas situer l’enjeu évaluatif au niveau des objets singuliers comme un festival ou une scène nationale !
L’évaluation n’est pas le lieu de la négociation sur tel ou tel projet (qui de toute façon, surtout en terme culturel ou artistique, ne peut pas s’apprécier par quelques indicateurs anonymes) mais un cadre pour trouver une place dans l’ensemble de la négociation publique (et les acteurs de la culture ne se préoccupent pas assez de ce cadre). Pour ce qui est de juger de la qualité, cela vient après ; on rendra compte de l’action par voie de contrôle, d’audit, d’avis de pairs ou d’experts, etc.
Mais l’évaluation, c’est autre chose ; c’est la reconnaissance de la valeur d’intérêt général d’une action publique. Par exemple, l’agenda européen de la culture commence par l’affirmation que “la culture nous fait rêver” et “stimule nos sens”… D’autres disent qu’elle favorise “l’élévation de l’âme”… Mais quelle valeur d’intérêt général peut-on accorder, dans une négociation serrée avec les politiques de l’emploi ou de l’habitat, à de telles affirmations ? Comment parvenir à convaincre les autres politiques que l’on saura apprécier une “âme en élévation” ou un “sens stimulé” que la morale réprouverait par ailleurs ! Entrer dans l’évaluation, c’est d’abord travailler les argumentaires permettant de négocier sa place dans la hiérarchie des valeurs que la société accepte d’intégrer dans la politique publique. Si “faire rêver” est suffisant pour cela, tant mieux, mais à mon sens c’est plutôt, comme “l’élévation de l’âme”, un argumentaire ridicule qui ne résistera pas à la négociation !
C’est donc aux politiques et avec les politiques que s’engage cette négociation sur l’évaluation. Autrement dit, il est trop tôt pour évaluer le singulier, trop tôt pour parler d’indicateurs, de critères. Pour le moment il s’agit juste de négocier une petite place pour la “valeur” de la culture et des activités artistiques dans la grande négociation politique.
Je suis un militant de la grève des indicateurs… L’évaluation se pratique actuellement comme un processus extérieur, qui vous tombe dessus… Et, dans ce cadre, les valeurs mêmes du ministère de la Culture n’apparaissent nulle part. Elles sont évitées par la négociation, à l’exemple de la BNF, qui coûte 540 000 euros par jour et qu’il faut pourtant justifier au nom de l’intérêt public… Pourtant, n’y a-t-il pas du sens à la BNF ? La BNF n’est-elle pas le lieu de valeurs que l’on connaît bien et qui relèvent du choix politique de disposer des “œuvres capitales de l’humanité”, ce qui n’est pas rien comme valeur d’intérêt général… C’est autre chose que de s’intéresser au recollement, au prêt ou à la fréquentation ! Or de cette valeur, pas un mot n’est dit par le ministère. Cette revendication du sens manque. Et il ne reste plus que des indicateurs de “satisfaction” des “clients”, à travers une enquête auprès de 1 500 personnes, avec un questionnaire à quatre cases : très satisfait, moyennement satisfait, satisfait, insatisfait… Comme si l’enjeu était d’être “content” de venir à la BNF !
Il y a un évitement du sens par les politiques – par les collectivités territoriales aussi. On cherche à vendre autre chose que ce pour quoi on est là. Or, il y a des valeurs à défendre, mais nul ne les revendique comme telles.
Je prends un autre exemple : Le soutien à la création artistique est l’un des trois programmes du PAP du ministère de la Culture, au sens de la LOLF, aux côtés des programmes “patrimoine” et “transmission des savoirs et démocratisation de la culture”. On pourrait penser que si la “création artistique” est ainsi soutenue, c’est parce qu’elle a une valeur d’intérêt général. Or, si vous faites l’expérience de la lecture du PAP, soumis aux parlementaires, les finalités d’intérêt général n’apparaissent jamais. Et la conséquence de cette absence est simplement que les seuls indicateurs d’évaluation du PAP ne portent que sur du quantitatif (nombre de places, prix des places, taux de fréquentation, etc.). Le sens de la politique publique de création artistique est oublié ! Il n’a pas été objet de la négociation ! Même les acteurs la mettent de coté, puisque cette question n’est pas apparue dans les propos des Entretiens de Valois. Les finalités n’ont pas été défendues, comme si elles étaient si évidentes qu’il aurait été incongru de les négocier ! Il n’y a pas eu ce compromis nécessaire que j’évoquais sur la reconnaissance des valeurs.
Nous ne pouvons donc pas encore être dans le temps de l’opératoire en matière d’évaluation puisque les acteurs, “leur” ministère, “leurs” élus refusent – évitent plutôt – de prendre en charge la première étape : l’explicitation puis la négociation des valeurs d’intérêt général justifiant des ressources publiques pour l’art et la culture.
C’est pourquoi je préconise la grève des “observatoires de la culture” dont on nous dit qu’ils apporteraient des éléments objectifs à la décision culturelle publique. En effet, nul ne peut obtenir des chiffres “incontestables” sur une “réalité culturelle” alors que la définition du sens n’est pas explicitée, ni reconnue par les acteurs et les décideurs. Où est le protocole négocié permettant de donner une valeur à la notion de “public” ? Nulle part. Je tiens à le redire : en matière de politique culturelle, il n’y a pas de protocole négocié du sens. Quelle est, par exemple, la définition du “champ culturel” pour les observatoires ? Eurostat [l’Office de statistique de l’Union européenne] donne la réponse suivante : « Ce que l’on estime habituellement comme faisant partie de ce champ. » Où est le sens dans une telle définition ? Il se réduit aux habitudes d’un corps d’acteurs (qui n’est même pas constitué). Belle façon d’entrer en négociation avec d’autres politiques publiques que de ne pas savoir se nommer soi-même.
Autre chose. L’évaluation des politiques publiques s’ancre dans une profession. Ce n’est pas une simple activité qui pourrait se dérouler après toutes les autres, par le simple usage du mot ! (Vous savez mieux que moi que cela est fréquent dans les conventions : article final “le projet sera évalué lors d’une rencontre annuelle entre la collectivité et le porteur de projet”.)
Il existe un regroupement professionnel, la SFE, qui a défini des principes, sous forme d’une charte de l’évaluation et qui explicite parfaitement la complexité des méthodes, processus, et interprétations de l’évaluation. On ne peut pas faire comme si cette somme d’expériences et de réflexion n’existait pas sous prétexte que l’on s’occupe de “culture”. De ce point de vue, il y a des éléments techniques indépassables, au delà des sentiments de crainte et de soupçon que contient l’évaluation pour le milieu des acteurs culturels.
Considérons, par exemple, quelques règles d’une “bonne” évaluation d’un programme de politique culturelle :
– Il s’agit d’abord de “politique”, ce qui suppose une “bonne” raison, c’est-à-dire un argument de légitimité (une politique peut être “arbitraire”, mais elle ne peut se revendiquer comme telle : il lui faut au moins un argumentaire de légitimation). La question des finalités, qui donnent valeur à la décision politique, est la première marche de toute évaluation.
– De plus, l’évaluation d’une politique publique doit se faire dans le langage des autres, dans un langage qui est externe au milieu des acteurs car il s’agit bien de négocier par rapport à d’autres politiques publiques, qui, chacune, affirme son bien fondé. Celui qui ne parle qu’à ses propres troupes entre mal dans la négociation.
– Le processus d’évaluation lui-même doit être interrogé dans ses propres finalités. L’évaluation peut avoir une valeur “citoyenne”, “gestionnaire”, “décisionnelle”. Le mot d’évaluation utilisé seul ne signifie rien… En tout cas, il ne peut imposer une quelconque objectivité.
– Ensuite, il faut définir un “référentiel” d’évaluation afin de voir comment on peut s’accorder sur la manière d’appréhender la réalité. Rien de simple ni de mécanique dans cette étape, il s’agit bien de négocier un “référentiel partagé” qui dira quelles sont les “normes” qui traduisent le mieux ou le moins mal les finalités énoncées par la politique publique. Cette question des “bonnes” normes négociées est essentielle : si les finalités sont “l’épanouissement des publics”, “l’accès à la culture”…, “l’élévation de l’âme”…, ou les beaux “rêves” de l’Agenda européen de la Culture, quelles normes utiliser ? A ce stade, on ne peut plus dire n’importe quoi : pour évaluer correctement, il faut se mettre d’accord sur la manière dont on peut apprécier ces finalités. A vrai dire, c’est effectivement plus simple de faire l’autruche et de se passer de cette étape ! On se contente alors du “nombre de gens” venus au festival, nombre qui passe implicitement pour une norme d’un “bon” accès à la culture, ou on monte en épingle un témoignage de quelques spectateurs qui ont été bouleversés par le spectacle, parole qui passe pour une norme de l’élévation de l’âme ou de l’épanouissement des publics ! Je caricature à peine… Je voudrais seulement dire que, pour que l’évaluation puisse favoriser la négociation, il vous revient en tant qu’élus, avec les acteurs, de passer du temps pour déterminer les normes pertinentes de ce référentiel d’évaluation des politiques culturelles.
– Pour cela – c’est moins difficile (même si là, on ne peut laisser œuvrer les seuls professionnels) –, il faut prendre en charge explicitement la question des questionnements : S’engager sérieusement dans une évaluation, c’est identifier la liste des questions qui se posent pour négocier la politique publique dans de bonnes conditions. Evaluer ce n’est pas nommer des indicateurs qui sont en quelque sorte des réponses fournies avant que l’on ait pris le temps de poser les questions ! De ce point de vue, avec qui, dans la rédaction du PAP, le ministère de la culture a-t-il pris le temps de poser les questions ? Avec personne d’autres que l’administration elle-même ; c’est dire que le PAP est un gros loupé évaluatif !
– Après le référentiel et le questionnement, il faut se préoccuper du “registre” de l’évaluation : recherche-t-on “l’efficacité”, la “pertinence”, la “cohérence”, “l’efficience”, “l’effectivité” ? Que doit comprendre sous le terme “performance” ? S’il faut évaluer de tous ces points de vue, autant dire que l’on passera plus de temps à évaluer qu’à faire. Il faut donc opérer des choix de registres, ce qui est aussi une question politique.
– Sans compter que pour évaluer, il faut d’abord faire un état des lieux, établir un “diagnostic”» : personne ne peut faire un diagnostic d’une politique publique sans solliciter les différents acteurs de cette politique et, dans cette démarche de “diagnostic partagé”, il est indispensable d’avoir recours à des professionnels, qui savent mettre en place des dispositifs adaptés, comme on a besoin d’ingénieurs pour faire des ponts, pas seulement de la bonne volonté de ceux qui vont les utiliser !
– Ajoutons qu’une évaluation doit nécessairement être pilotée. Il faudra une “instance d’évaluation”, avec un statut et un mandat clairement définis. C’est cette instance qui établira les indicateurs – les indicateurs sont donc, en fin de compte, la dernière roue de ce carrosse évaluatif !
– Après cela, l’évaluation doit être restituée à un moment donné, dans des conditions de négociations politiques à déterminer. Pour que l’évaluation ne soit pas un alibi, il faut produire un engagement précis de restitution publique.
Bref, la question essentielle est la suivante : on ne peut pas prendre au sérieux des dispositifs d’évaluation qui ne s’engagent pas dans cette voie de la transparence, de la discussion publique, de l’accord de compromis sur les valeurs partagées et l’appréciation tout aussi partagée de la réalité qu’elles recouvrent. Donc, dans la voie de la co-construction. Les vrais enjeux de l’évaluation des politiques publiques supposent ainsi des discussions ouvertes avec les acteurs et les citoyens au niveau tant local, que national ou européen. C’est un chantier pour faire partager du sens et non un listing de chiffres sans aucun sens.
Mais encore faut-il commencer par le commencement, à savoir que les valeurs à évaluer puissent faire l’objet d’un accord. Ce n’est par exemple pas le cas pour la valeur “grandes œuvres de l’Humanité”, ou la valeur “création artistique”, comme je l’ai rappelé dans l’article joint. Il y a donc un travail important à faire par les acteurs eux mêmes pour qu’ils précisent comment se construisent les valeurs qu’ils défendent. Or, dans les Entretiens de Valois, cette dimension est totalement absente.
L’évaluation, c’est de fait la question des valeurs sur lesquelles s’adosse un politique culturelle. Pourtant c’est tout simple – et j’ai même du mal à comprendre que vous cherchiez une réponse… votre légitimité incontestable en tant qu’élus est simplement de faire une politique culturelle qui fasse “culture commune”, à toutes les échelles de territoire. Cette culture commune ne peut pas être le catalogue des œuvres universelles (y mettra-t-on un jour Johnny Holiday et qui le fera ?), car aucun d’entre vous ne peut considérer qu’il possède les clés pour désigner ces œuvres universelles qui feraient donc culture commune à l’échelle de l’Humanité. Avec cette finalité, on nage dans l’arbitraire malgré tous les coups de gueule des intellectuels.
A mon sens, la seule valeur universelle qui a pour finalité la culture commune, donc qui légitime une politique publique de la culture, c’est la confrontation permanente des valeurs – c’est votre travail d’élus. C’est cette voie d’action publique qui peut favoriser le vivre-ensemble, c’est-à-dire au fond le glissement de “l’individu” (tourné vers lui-même) à la “personne” (ayant assimilé la reconnaissance des autres). La politique culturelle commencerait alors son parcours de légitimité en affirmant le principe de la “dignité” de la personne humaine, c’est-à-dire la valeur d’intérêt général de l’idée du respect, pour soi et pour les autres, comme perspective d’émancipation. Et là, l’évaluation est envisageable : la politique culturelle partirait alors des droits culturels et non pas des œuvres.
Pour reprendre autrement cette question, en référence à la terminologie de Jacques Rancière, on pourrait dire que le travail culturel du politique est celui de « l’émancipation » : comment la personne va-t-elle pouvoir exister comme telle en déplaçant son espace de possibilités et acquérir son émancipation à travers un parcours d’interactions culturelles, fait de confrontations, de tensions, de litiges.
Vous, à la FNCC, vous êtes, à mon sens, encore dans une approche du type de celle de Catherine Trautmann – celle de la Charte des missions de service public du spectacle vivant – laquelle part du principe que la finalité des moyens publics donnés à la culture est de modifier, par tous les moyens possibles, le comportement de la grande majorité de la population qui ne fréquente pas volontairement les œuvres d’art. C’est donc le contraire de la démocratie : postuler l’indignité culturelle (« l’invisibilité », dirait Axel Honneth) de la majorité de la population ! Cela ne peut pas fonctionner bien longtemps !
Comme le point de départ consiste à construire un cadre de compromis, on ne pourra y faire entrer facilement l’idée du “désordre”. Il est à mon avis beaucoup plus simple, en partant de l’idée d’évaluation, d’en revenir à l’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme, lequel postule que les hommes sont libres et égaux en droits et en dignité. Pour moi, la dignité est au fondement de l’intérêt général. Et je ne peux réclamer ma dignité si je ne respecte pas celle des autres. Sur cette approche, on peut aussi citer Axel Honneth (La Lutte pour la reconnaissance, La Société du mépris) qui diagnostique dans le mépris l’absence de reconnaissance… La tâche du politique est d’organiser la confrontation des valeurs et des différences, de les mettre en situation d’interagir entre elles. Pour cela, il faut un imaginaire commun à chaque territoire, qui puisse se confronter à d’autres. C’est là, précisément, qu’on a besoin des artistes, pour faire circuler les imaginaires, c’est-à-dire faire glisser les barrières, sortir des conformismes et des stéréotypes. Déplacer en somme. De ce point de vue, la notion d’émancipation, plus politique, est mieux appropriée que celle de désordre. Et l’évaluation commence là : c’est la valeur d’émancipation que les acteurs culturels devraient défendre comme étant d’intérêt général.
Finalement, l’émancipation conduit aux “droits culturels”. L’universalité des politiques culturelles, c’est leur capacité d’organiser la confrontation permanente du sens. C’est formidable ! Sinon, c’est le marché, qui lui aussi ne manque pas de qualités et d’attention aux individus (qu’il appelle “consommateur ayant des besoins à satisfaire”). S’il ne devait y avoir qu’un enjeu, encore une fois, ce serait de garantir que les personnes pour préserver leur dignité ne sont pas condamnées à être seulement des consommateurs (donc solvables) du marché.
Et, à mon sens, s’il faut un colloque sur les valeurs et l’évaluation, c’est sur le thème de la dignité qu’il faut l’organiser. Mon référentiel est ici le rapport Bouchard-Taylor, au Québec : il importe de croire en la participation des différentes cultures, d’accepter l’arrivée de cultures nouvelles et de tenter d’en organiser la vie interactive. S’il n’y a pas cette exigence démocratique de la confrontation des cultures, il y a un fort risque que la culture ne fasse pas société, mais seulement segments identitaires. Il y a un enjeu décisif, un enjeu de démocratie, qui consiste à permettre de sortir de l’invisibilité des autres cultures. C’est encore la question de la “reconnaissance” des personnes qui est soulevée ici, comme valeur centrale de la démocratie. Voilà le véritable contenu de la question de l’évaluation.
Dans les négociations, il ne faut pas chasser le lien social ou l’attractivité économique des activités culturelles; L’utilité des actions culturelles fait partie du compromis à obtenir, mais en contrepartie de cette utilité, il faut faire reconnaître que la valeur de l’action culturelle a une autre dimension spécifique, autour de cette valeur de la dignité culturelle des personnes. Le projet culturel s’annule s’il est seulement utile aux autres politiques publiques.
Il faut donc aller vers une loi de cadrage qui imposerait la prise en compte des droits culturels et la confrontation des valeurs dans l’élaboration des politiques publiques de la culture, élargissant ainsi la démarche volontariste mais réduite aux militants de l’Agenda 21 de la culture.
Compte-rendu rédigé par Vincent Rouillon. Texte paru dans la Lettre d’Echanges (n°33 – mi septembre 2009), revue électronique de la Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture.
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