Seconde partie du texte inédit de Jean-Michel Lucas, qui prend la forme d’un manifeste et ne manquera pas de susciter l’envie de débattre, à l’heure où la question de l’identité nationale impose non sans une certaine violence une pensée simplificatrice pour le moins risquée et donne l’impression désagréable qu’on est en train de jouer avec le feu.
II – Enjeux culturels sur les territoires pour reconstruire la politique culturelle
Face à l’affadissement gestionnaire du modèle culturel, il faut revenir aux enjeux universels et ouvrir des chantiers pour progresser dans cette voie.
A – La culture comme enjeu politique universel.
Je voudrais simplement souligner qu’au niveau international la question culturelle est éminemment politique car elle se coltine avec les différences de « représentations du monde » dont on sait qu’elles contribuent à aviver les tensions et les conflits entre groupes humains. L’enjeu premier de la politique culturelle est alors de transformer ces « différences culturelles » qui séparent irrémédiablement les êtres humains en « diversité culturelle » qui postule que chacun apporte, à sa façon, sa part, modeste ou grandiose, à la construction de l’Humanité. « Repenser nos catégories culturelles et reconnaître les sources multiples de nos identités nous aide à oublier nos « différences » pour privilégier notre capacité commune à évoluer par interaction mutuelle. » [1]
1 – Tel pourrait être l’enjeu d’avenir pour reconstruire la politique culturelle. Cette approche devrait être largement partagée puisque notre pays, toute force politique confondue, a applaudi à la signature depuis 2001 des accords internationaux sur la diversité culturelle préparés par l’Unesco. La politique culturelle aurait dû ainsi remiser le vieux logiciel de la « démocratisation de la culture » pour le remplacer par le principe du « pluralisme culturel » fondé sur la reconnaissance des « droits culturels » des personnes [2].
Je tiens particulièrement à rappeler que les « droits culturels » s »appuient sur le principe universel de la Déclaration des droits de l’homme de 1948 dans son article premier portant reconnaissance de l’égale dignité des êtres humains : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. » A ce titre, nous dit la « Déclaration de Fribourg » sur les « droits culturels »: « Toute personne, aussi bien seule qu’en commun, a le droit de choisir et de voir respecter son identité culturelle dans la diversité de ses modes d’expression ».
On retrouve cette perspective politique, dans le texte de l’agenda 21 de la culture qui, au fond, plaide pour que le développement durable soit mis au service du respect des dignités culturelles des personnes et du Vivre ensemble.
2 – Pourtant cette universalité-là a déclenché une multitude de résistances. Beaucoup de commentateurs en France ont exprimé leurs réticences : pour eux, il s’agit d’un glissement vers une définition anthropologique de la culture qui conduit au relativisme culturel, lequel nourrit son enfant terrible : le communautarisme ! Le terme « identité culturelle » fait naître spontanément, et sans égard pour la riche réflexion des théories de la reconnaissance, la crainte de la ruine de la « République » ! Mais il n’est pas bon d’en rester à ces caricatures de la diversité culturelle et pour éviter les faux débats, je souhaite préciser les conséquences du principe de la reconnaissance des droits culturels de la personne :
*) Première conséquence évidente : avec les droits culturels, la première responsabilité de la politique de la culture est de garantir le respect de la dignité culturelle de la personne. De garantir, par conséquent, à chaque identité culturelle le respect du sens et de la valeur qu’elle donne à sa vie. La politique culturelle ne peut plus se contenter d’être une machine publique à produire des « des biens et services » culturels. Elle ne doit pas rester enfermée dans une approche réduite à un secteur d’activité, d’une offre de marchandises, même de qualité, sur le marché public des loisirs. Elle doit résister à toute forme de réification de ses enjeux.
*) La seconde responsabilité est encore plus redoutable : si la politique culturelle respecte la personne dans sa dignité culturelle, en contrepartie, il est impératif que la personne ne porte pas elle-même atteinte aux autres dignités culturelles c’est-à-dire aux autres identités culturelles. C’est la condition première pour l’avenir de l’Humanité : la « liberté des cultures » ne peut pas servir à justifier l’hostilité, le « mépris », l’« invisibilité », dirait Axel Honneth [3] des cultures des autres.
Voilà donc une politique de la diversité culturelle dont la responsabilité fondamentale sera d’organiser la confrontation du sens et des valeurs des cultures des différents groupes de la Cité pour s’assurer que les identités culturelles ne soient pas génératrices de manifestations de haine, de mépris, d’irrespect pour les autres identités des personnes.
Or, il faut bien admettre que peu de décideurs politiques français font référence aux « droits culturels » en ces temps de débat sur « l’identité nationale » . Il reste donc entièrement à « les convaincre qu’il faut investir dans la diversité culturelle comme dimension essentielle du dialogue interculturel, parce qu’elle peut renouveler nos approches du développement durable, qu’elle est une garantie de l’exercice effectif des libertés et des droits de l’homme universellement reconnus, et qu’elle peut contribuer à renforcer la cohésion sociale et la gouvernance démocratique. »[4] , comme vient de le répéter le « Second rapport mondial sur la diversité culturelle ».
Toutefois, dans le contexte français si sensible sur les questions d’identité culturelle, il ne me paraît guère opportun de placer le débat au niveau des principes d’universalité des droits culturels. Pour envisager la reconstruction de la politique culturelle, je préfère suggérer la réalisation au niveau des collectivités de quatre chantiers de « bonnes pratiques » dont l’évaluation pourrait nourrir de plus saines discussions.
B – Quatre chantiers pour la culture en débats
Les quatre chantiers concernent les étapes clés de la reconstruction de la politique culturelle : l’écoute des cultures, l’expérimentation artistique, les interactions et interconnexions des identités dans l’espace public, l’économie créative solidaire. Les « bonnes pratiques » que l’on observe déjà ici ou là sur le terrain permettent de mieux situer les grands enjeux culturels pour les territoires.
1 – Le chantier de l’écoute culturelle
Contrairement à la démocratisation de la culture, il s’agit ici d’être attentif à la culture de ceux qui ne croisent jamais la politique culturelle publique. A chaque niveau de l’espace public – dans la rue comme dans les institutions et les associations ouvertes sur la cité – il s’agit de « prendre soin » des dignités culturelles pour qu’elles trouvent leur place dans la vie collective. La politique culturelle au niveau territorial devrait alors encourager la mise en place progressive de dispositifs d’écoute des personnes, leur laissant le temps de formuler leurs « différences » culturelles pour en faire des « diversités ».
De tels propos paraîtront étranges à ceux qui connaissent bien les institutions culturelles de notre pays, identifiées par leur dimension disciplinaire. Pourtant, la perspective de « prendre soin » des personnes est très concrète pour des musées aussi importants que ceux de Newcastle qui sont fréquentés par 1,5 million de personnes. Comment le directeur du musée présente -t-il son activité ? Il ne dit pas comme un directeur de musée en France : « mon musée possède une collection composée d’ « oeuvres » de grande valeur universelle ; chers publics, populations, touristes, venez voir nos expositions et venez rencontrer nos médiateurs qui vont vous montrer le bon chemin de la culture.» Les musées de Newcastle se présentent autrement en disant : «notre mission est de permettre aux personnes et aux groupes de pouvoir mieux déterminer leur place dans le monde. Venez travailler avec vous, pour dire aux autres ce que vous avez à leur dire car nos compétences sont au service de la construction de votre identité culturelle. Nous ferons ensemble un parcours qui vous permettra d’être dans l’espace public acteurs de votre identité, d’être ainsi mieux reconnus par les autres et de mieux les respecter. » En anglais, ces musées se présentent ainsi à la société civile : “Most importantly, it is an organisation, literally, with a mission : To help people determine their place in the World and define their identities, so enhancing their self-respect and their respect for others.”
Cette conception de l’intervention culturelle publique ne se pense plus ni en terme de « consommateurs » apportant une contrepartie monétaire pour accéder à l’offre artistique, ni en terme de « public », « d’usager » ou d’habitants, bénéficiant à coût réduit du service des expositions du musée. Avec la figure de la dignité culturelle, l’enjeu public instaure entre les deux parties (le musée et le groupe de personnes) un engagement solide de réciprocité, qui prend concrètement la forme d’un document d’évaluation préalable où chacun décrit ses espoirs, objectifs et ressources apportés au projet co-construit ensemble ; un document qui vaut protocole d’accord d’éthique culturelle entre l’institution et les personnes.
Cet exemple illustre une « bonne pratique » de politique interculturelle : l’enjeu du travail avec les professionnels est de contribuer à forger une culture commune à partir d’identités culturelles différentes. En pratique, l’équipe du musée travaille durant plusieurs mois avec des groupes de personnes désireuses de dire aux autres ce qu’elles sont et, entre expositions, vidéos, soirées, débats, ces bonnes pratiques construisent la confrontation culturelle, avec la qualité technique apportée par l’équipe du musée et la volonté de reconnaissance apportée par le groupe.[5] La culture commune s’élabore à partir de cette confrontation maîtrisée avec les autres identités culturelles.
Cette politique culturelle fait le pari que la reconnaissance des personnes réduit les risques d’enfermement dans un culture communautaire particulière. Son credo est que les différences culturelles ne doivent pas demeurer masquées, confinées dans la vie privée et éloignées de la vie publique, (surtout quand elles prennent une dimension religieuse). « Il est plus sain d’afficher ses différences et d’apprivoiser celles de l’Autre que de les occulter ou de les marginaliser, ce qui peut entraîner une fragmentation propice à la formation de stéréotypes et des fondamentalismes » [6]
Je conclus en faisant observer que nombre d’acteurs en France sont attentifs aux « populations » (plus qu’aux personnes ) et à leurs caractéristiques culturelles mais, le plus souvent, ces acteurs sont consignés dans le registre du « socio culturel ». Leur travail ne se lit pas à l’aune de l’universalité des droits culturels. C’est alors, à mon sens, de la responsabilité du politique que de leur redonner ce sens et cette visibilité collective dans la construction de la culture commune, à l’égal de l’exemple de Newcastle.
2 – Le chantier de l’expérimentation artistique
Avec les droits culturels des personnes, l’action publique doit combattre toutes les formes de stéréotypes qui nourrissent les « replis identitaires». La politique culturelle doit donc veiller à ce que l’espace public bruisse de nouveaux signes qui déplacent les significations, provoquent du débat, attisent des aspirations inédites, captent les identités culturelles et les amènent à se recomposer. Plutôt que de s’entêter à parler de soutien « à la création artistique » (qui se termine en production d’un produit culturel à destination de quelques réseaux de clientèles particulières), la politique culturelle ferait mieux d’encourager les « expérimentations artistiques » comme pratiques de liberté qui nourrissent l’espace public de « nouveaux repères sensibles » dynamisant les possibilités d’interactions entre les identités.
La politique culturelle de la diversité doit impérativement faire place aux « stratégies d’artistes qui se proposent de changer les repères de ce qui est visible et énonçable, de faire voir ce qui n’était pas vu, de faire voir autrement ce qui était trop aisément vu, de mettre en rapport ce qui ne l’était pas dans le but de produire des ruptures dans le tissu sensible des perceptions et dans la dynamique des affects », pour reprendre la belle définition du travail de dissensus de l’artiste, formulée par Jacques Rancière. [7]
Dans un langage plus diplomatique fait pour ménager les compromis, le « Second rapport mondial sur la diversité culturelle » de l’Unesco donne aussi à ce chantier une importance primordiale : « la diversité culturelle ne peut être préservée que si ses racines sont nourries en permanence par des réponses créatives apportées à un environnement en évolution rapide. En ce sens, la création artistique et toutes les formes d’innovation touchant à l’ensemble des activités humaines peuvent apparaître comme des sources d’imagination essentielles pour l’essor de la diversité culturelle. La créativité revêt ainsi une importance capitale pour la diversité culturelle, qui elle-même la favorise en retour. » [8]
C’est sans doute le chantier plus difficile à concrétiser actuellement car il prend à revers les structures artistiques reconnues par la politique culturelle. Les élus le savent bien, l’acceptent souvent, le souhaitent plus rarement : ce qui fait culture de référence, ce sont uniquement les oeuvres (toujours de qualité) choisies par les directeurs artistiques de ces structures. Aucune discussion ne peut être légitime car elle mettrait en cause le principe de leur liberté de sélection des « oeuvres ». Alors qu’avec l’approche de l’expérimentation artistique, les équipes font leurs choix artistiques librement mais s’engagent au débat , à la confrontation avec les autres cultures. C’est cet engagement de faire société qui donne son sens politique d’intérêt général à l’expérimentation artistique et qui rappelle les grands moments des pionniers de la décentralisation théâtrale.
De ce point de vue, sans doute, faudrait-il que les élus soient plus attentifs localement aux équipes issues de ce que l’on appelle souvent à tort, les « friches artistiques » et qui développent de telles « bonnes pratiques » d’expérimentation artistique, à l’exemple du réseau « Autre(s) parts ».
3 – Le chantier de la mise en oeuvre des interactions et interconnexions culturelles.
Les chantiers précédents de l’écoute culturelle et de l’expérimentation artistique n’ont de sens que s’ils débouchent sur des possibilités de se connecter à d’autres identités culturelles dans la cité, élargie à tous les réseaux réels ou numériques auxquels elle est reliée. La « richesse » de cette politique culturelle naîtra des interactions qu’elle favorise.
Je reprendrais ici les propos éclairants de Patrice Meyer Bisch pour qui la « richesse culturelle » se comprend comme « une interaction entre les hommes, les communautés, les choses et leurs milieux, inscrivant et accumulant des acquis, une multitude de connexions entre objets et sujets. Ces connexions constituent au sens propre un capital culturel : un instrument de production et de création ». Alors qu’à l’inverse, « la pauvreté culturelle se reconnaît à la rareté des connexions avec leurs conséquences, les exclusions, les cloisonnements et l’incapacité de tisser des liens et donc de créer ».
Le travail des professionnels de l’art et de la culture consiste alors à favoriser les parcours des personnes dans ces réseaux de connexions culturelles. Parcours qui ouvrent des opportunités pour construire sa personnalité, être en interactions avec les autres, sans être réduit à l’état de spectateur anonyme d’une offre culturelle formatée. En quelque sorte, tracer un chemin vers l’émancipation, qui conduit au « brouillage de la frontière entre ceux qui agissent et ceux qui regardent, entre individus et membres du collectifs. » [9] pour reprendre les mots de Jacques Rancière.
On peut avoir des doutes sur l’avenir d’une tel chantier d’interconnexions dont la dimension politique vise la construction du Vivre ensemble. On connaît tous le poids des découpages traditionnellement en vigueur dans la politique culturelle, soit par discipline artistique (arts plastiques, musiques, théâtre, patrimoine bâti, etc..) ou par fonction (création, diffusion, formation, sensibilisation, et..). On sait aussi que l’appel à la « transversalité » est souvent un leurre où chaque institution conserve son « quant à soi » et impose ses considérations techniques et disciplinaires aux instances politiques. Pour reconstruire la politique culturelle, il conviendra donc de s’extraire de cette longue tradition française, ce qui ne pourra guère se décréter.
Mais, si l’on en juge par le chantier lancé à Quimper des évolutions sont certainement envisageables rapidement sur le terrain.
Concrètement la ville a souhaité s’investir dans un projet culturel innovant sur l’espace urbain « Max Jacob », composé d’un jardin des débuts du 20ème siècle entouré par un théâtre à l’italienne, un Gymnase et trois pavillons. Pour engager le projet, la ville a tenu à associer une dizaine de structures culturelles très différentes en terme de champ artistique et culturel (théâtre, langue bretonne, musiques savantes, musiques bretonnes, musiques actuelles, art contemporain), en terme de fonction (formation, animation, diffusion, création ), en terme de statuts juridiques ( associations, services municipaux, structures indépendantes, structures labelisées par le ministère de la culture…). Après la période de réflexion collective, la finalité du projet a été précisée en terme d’enjeux politiques partagés par tous les acteurs : ainsi, « le pôle Max jacob répond à la nécessité de concevoir les politiques publiques de la culture dans le cadre d’une démarche d’agenda 21 qui met au cœur des processus la participation des personnes et les interactions entre les cultures comme sources d’émancipation et de développement du Vivre ensemble. »
L’innovation est triple :
i) l’enjeu politique n’est plus « la vraie culture pour tous », (et son catalogue d’offres culturelles vendues dans l’année), mais les interactions culturelles entre les personnes qui construisent le Vivre ensemble dans la ville.
ii) Les structures demeurent totalement libres de leurs choix artistiques et culturels et si elles participent au projet c’est qu’elles partagent toutes la même éthique au delà des différences de leurs disciplines et de leurs fonctions. Sur la base de cette finalité éthique commune, elles coconstruisent la dynamique du projet de politique culturelle du Max Jacob. Un protocole d’accord éthique a ainsi été élaboré ; il sert de référence pour apprécier si les actions répondent bien aux finalités collectives énoncées.[10]
iii) Le protocole affirme aussi que les acteurs signataires ont leur part de responsabilité à prendre dans la gouvernance du projet collectif . La gouvernance est donc partagée au sens où les structures s’engagent à participer aux discussions sur la répartition des ressources et la sélection des projets répondant aux finalités du protocole d’accord éthique.[11]
Dans cette cohérence participative, la politique culturelle a vraiment une dimension « politique » pour la vie de la cité : plus que sur le potentiel de la vente du catalogue de spectacles et d’expositions qu’elle finance, son enjeu territorial est de construire une dynamique d’interconnexions culturelles entre les personnes.
Il y a dans ces modalités de travail entre une collectivité et des acteurs culturels des signes manifestes de changements qui méritent d’être observées pour nourrir le jour venu le débat politique sur le sens et la valeur de la politique de la culture. En tout cas, on peut certainement fonder de solides espoirs sur la démarche engagée car elle se montre cohérente avec l’approche globale du développement durable du territoire dans le cadre de l’approche de l’agenda 21 et de son volet culturel. [12]
Chantier 4 : le chantier de l’économie solidaire des projets culturels.
Je voudrais aussi appeler l’attention sur la logique économique de ces projets qui relèvent de l’écoute culturelle, de l’expérimentation artistique, de l’interaction entre les identités. Dans ces projets, ce n’est plus l’offre de produits culturels à consommer qui justifie la politique culturelle, c’est l’engagement des personnes dans une éthique commune du Vivre ensemble. Ici, les acteurs vendent moins des spectacles qu’ils ne cherchent à faire partager leur passion pour leur art ; les spectateurs sont moins des publics acheteurs de billets que des « amateurs » passionnés et fortement motivés, construisant par ces interconnexions leur identité de personne. C’est pourquoi, dans une approche plus humaniste que libérale, il serait bon de considérer ces activités où les personnes investissent beaucoup de leur identité culturelle comme des « services à la personne ».
Là encore, pour la politique publique, ce qui importe c’est la relation d’interaction culturelle entre les personnes et non les caractéristiques techniques des activités ( concert, atelier, représentation théâtrale, livres, etc..). L’enjeu politique d’intérêt général se lit dans les exigences éthiques que la politique culturelle se donne. On pourrait ainsi illustrer cette relation de personnes à personnes en terme de « compagnonnage », de « transmission de passions », même de « fan », pour faire comprendre que cet enthousiasme de la personne ne peut pas être réduit à un rapport marchand, l’un qui vend sa compétence artistique et l’autre qui l’achète, alors que le vécu des uns et des autres relève d’une relation de partage de mêmes valeurs.
Ceux qui sont attachés à une langue ou des formes culturelles puisant dans les « traditions » du territoire le comprennent parfaitement : la culture n’est pas seulement une offre et une demande de produits. Ainsi, il serait inacceptable de considérer que les fest noz, du moins beaucoup d’entre eux, sont de simples actes commerciaux où les organisateurs cherchent à capter le maximum de clientèle solvable. Ce type d’activités comme de multiples autres orchestrées par le milieu associatif [13] relève très souvent d’une volonté de partager des » pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire – ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés – que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. » Je ne fais que reprendre ici la définition que donne l’Unesco du « patrimoine culturel immatériel » (PCI). Ainsi, lorsque une activité culturelle « procure un sentiment d’identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine », elle devrait ressortir d’une politique publique spécifique et non pas être considérée comme un produit régi par la loi de la concurrence sur les marchés. Question d’éthique de la vie collective et de relations entre les dignités culturelles.
Je me permets d’insister sur ce point particulier car tous les députés français, à l’unanimité, ont ratifié la loi autorisant le Président de la République a signer la convention de l’Unesco sur le Patrimoine culturel immatériel, Mais les pouvoirs publics ont depuis oublié totalement de renforcer le soutien à toutes ces associations qui contribuent à la valorisation du PCI, donc à ces activités qui procurent « un sentiment d’identité et de continuité … »aux personnes du territoire !
Ainsi, dans notre démocratie, il devrait y avoir place pour une politique culturelle qui ne se résume ni à l’offre des services culturels de l’Etat et des collectivités, ni à l’offre des industries culturelles, mais qui prendrait en compte une troisième voie : une autre économie de l’art et de la culture.
Cette perspective a été dessinée dans le manifeste de l’Ufisc qui regroupe des fédérations d’associations culturelles soucieuses de vivre dans une « économie plurielle ». [14] Ces acteurs ne cherchent pas le profit maximum de la vente des artistes, ne réclament pas non plus d’être intégralement financés par des subventions, estiment que les apports « bénévoles » des personnes aux projets constituent un atout essentiel pour le Vivre Ensemble ».
L’enjeu culturel tend alors vers le développement d’une économie certes créative mais aussi solidaire qui met en avant une éthique partagée avec la collectivité. Comme l’indique le manifeste de l’UFISC : » il s’agit d’inventer des dispositions juridiques et fiscales pour que les initiatives citoyennes sans but lucratif ne soient plus systématiquement tiraillées entre les logiques marchandes et les logiques d’administration publique ».
Ainsi, à partir de « bonnes pratiques » conduites localement pour élaborer des protocoles éthiques de l’intervention culturelle sur le territoire, organiser l’écoute culturelle des personnes, l’expérimentation artistique, le développement des interactions et interconnexions entre les cultures, le soutien à l’économie créative solidaire, il sera sans doute possible d’engager la réflexion sur la reconstruction d’une politique culturelle soucieuse d’émancipation et de Vivre ensemble. Il y a là un enjeu essentiel qui concerne directement la définition du service culturel d’intérêt général au niveau européen. Pour l’instant, me semble -t-il, les réflexions sur le service économique d’intérêt général semblent ignorer la dimension éthique de cette politique culturelle construite sur la reconnaissance des droits culturels des personnes et du vivre ensemble.
C’est donc bien aux collectivités locales, dans le silence même du rapport Balladur de faire avancer de tels chantiers. C’est peut être, espérons le, autour de ces bonnes pratiques que l’on pourrait préciser et concrétiser les récents propos du Parti socialiste : » Une conviction nous anime : la Culture a un rôle fondamentalement émancipateur, tant au plan individuel que collectif. L’économie et la société de demain reposeront au premier chef sur les capacités d’innovation, de connaissance, de création, de recherche. L’art et la culture constituent l’un des atouts décisifs de notre pays, à condition que l’on veuille bien leur redonner la priorité qu’ils n’auraient jamais dû perdre. Il y a une multitude de femmes et d’hommes qui sont épris de Culture libre et vivante, des créateurs de toutes disciplines, venus d’horizons les plus divers, qui considèrent que l’art est d’abord un outil critique pour interroger le monde et interpeller nos certitudes. » [15]
Mais je pourrais avoir autant d’espoir en lisant les ambitions d’Europe écologie « L’Ecologie Culturelle plutôt que le centralisme culturel. Par nature, la Culture est symbolique de ce changement fondamental. Au-delà des urgences, elle annonce et témoigne de l’indispensable changement de société. »
Mais ce n’est peut être qu’un espoir dont l’avenir se préfigure mal tant la conviction est répandue chez les acteurs de la politique culturelle publique que la « culture » n’est qu’un « secteur » d’activités avec des « professionnels » faits pour produire (créer) et vendre (diffuser) des biens et des services au prix ou en dessous du prix de marché !
Pour revenir à la première partie du texte, cliquez ici.
[1] Second rapport mondial sur la diversité culturelle », sur le site de l’Unesco
[2] Consulter particulièrement la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels
[3] Axel Honneth « la société du mépris » editions La découverte, et « la réification » nrf essais2007.
[4] Voir le second rapport mondial sur la diversité culturelle octobre 2009 sur le site de l’Unesco
[5] Voir le site du Tyne and Wear Museums
[6] Voir le rapport Bouchard /Taylor sur le site http://www.accommodements.qc.ca/
[7] Voir Jacques Rancière : le paradoxe de l’art politique » in « Le spectateur émancipé » page 72.
[8] Voir le » second rapport mondial sur la diversité culturelle » page 20, résumé en français sur le site de l’Unesco : http://portal.unesco.org/culture/fr/ev.php-URL_ID=39891&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html
[9] Voir Jacques Rancière : » le spectateur émancipé », la Fabrique, page 22
[10] A titre d’illustration, le principe 3 du protocole éthique énonce que les projets des acteurs quelles que soient leurs activités disciplinaires doivent « Favoriser collectivement les formes d’interactions entre les cultures ainsi que la participation des personnes au projet Max Jacob, considérant que « participation » et « interactions » sont sources d’émancipation et conditions du renforcement de la citoyenneté culturelle. »
[11] Le protocole d’accord éthique indique par exemple que les structures s’engagent dans la gouvernance du pôle Max Jacob à organiser » les débats et confrontations publics sur le sens et les valeurs culturels et artistiques. En cas d’absence de consensus au sein du dispositif de gouvernance un rapport sur les positions des protagonistes est remis à la municipalité de Quimper qui procède aux arbitrages relevant de sa responsabilité publique. »On remarquera aussi que le dispositif de gouvernance collective est « considéré comme « instance d’évaluation » du projet Max Jacob. A ce titre, il établit le protocole d’évaluation partagée, après accord sur la pertinence des enjeux et méthodes avec les structures concernées. Le dispositif veille à respecter les principes évaluatifs proposés par la Société française d’évaluation. »
[12] Voir agenda 21 de la culture
[13] On n’oubliera pas qu’il ya plus de 204 800 associations culturelles en France avec 4,3 millions d’adhérents et une moyenne de 14 bénévoles par association, sur tous les territoires ; plus de 20 millions de français sont concernés (un tiers de la population). Voir rapport de la cofac : « Propositions des fédérations et associations de culture et de communication face à une crise de sens de l’action culturelle publique »
[14] l’UFISC regroupe la fédération des arts de la rue, la fédération des lieux de musiques amplifiées, le syndicat national des arts vivants, le syndicat du cirque de création, la fédération des scènes de jazz, le centre international pour le théâtre itinérant , le réseau Chaînon, Actes-if, le syndicat des musiques actuelles, Zone franche …
[15] Appel du secrétariat national du Parti socialiste
à l’occasion de la célébration du 50ème anniversaire du Ministère de la Culture
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