Il n’aura échappé à personne que les finances publiques sont gravement dégradées. On le savait pour ce qui concerne l’Etat depuis plus de 30 ans de par le caractère structurel des déficits mais on le savait moins pour les collectivités locales et territoriales il y a encore 15 ans.
Parmi les cinq principes qui guident l’élaboration des budgets des collectivités figure le principe de régie de l’équilibre réel. Ce principe de régie de l’équilibre réel constituait depuis toujours une véritable règle d’or impliquant l’existence d’un équilibre entre les dépenses et les recettes des collectivités ainsi que les différentes parties du budget (sections de fonctionnement et d’investissement).
Or si on analyse la situation actuelle de très nombreuses collectivités, on ne peut que constater qu’on a tout simplement occulté, ou fait mine d’occulter, souvent publiquement, à quel prix cet équilibre s’obtient, surtout lorsque les recettes enregistrent une baisse structurelle et récurrente. Il a fallu que quelques élus courageux, dont l’actuel président de l’assemblée nationale alors président du conseil général de Seine-Saint-Denis, fassent sensation à leur manière il y a deux ans pour que l’opinion publique découvre plus largement l’ampleur et le caractère critique de la situation.
De nombreux outils sont à la disposition des collectivités pour palier ce type de situation, pour qu’elles maîtrisent leurs dépenses courantes et pour qu’elles poursuivent le mieux possible leurs investissements d’avenir. Les manipuler, même de manière éclairée ou visionnaire, même avec le plus grand souci de justice ou de sécurisation possible, génère un important faisceau de contraintes qui pèse sur la prise de décision, l’engage plus encore lorsque la situation est dégradée et oblige à des arbitrages complexes où la mécanique budgétaire pluriannuelle (les fameux PPI) est sérieusement mise à mal à l’échelle d’un mandat politique, à l’échelle de la responsabilité individuelle et collective.
La crise de 2008 aura agit comme le détonateur d’une bombe à retardement qui s’était lentement mais sûrement assemblée au fil des ans, mais en définitive ce sont ses conséquences descendantes de la sphère purement financière à la sphère économique et sociale qui ont peu à peu révélé la fragilité de nos politiques budgétaires.
L’onde de choc est telle que bon nombre des certitudes du système à la française ont été tout simplement balayées. Ce qu’on appelait notre « bocage normand » ou notre « mille-feuilles administratif », objet de critiques récurrentes, aura eu la vertu de ralentir la progression de la catastrophe, c’est un fait, et les collectivités territoriales ont eu la part belle en s’érigeant en modèle de gestion face à un Etat déresponsabilisé réputé irréformable, ne parvenant pas à assumer la décentralisation et la déconcentration qu’il s’est lui-même infligées sans revoir en profondeur ni ses prérogatives ni son modèle.
Avec cette pression considérable qui s’exerce sur nos décideurs et nos élus, avec cette responsabilisation qui n’a jamais atteint un tel niveau d’exigence et de complexité, le devoir de construire des politiques soutenables pour les générations futures doit participer de toutes les décisions. C’est à cet endroit que le danger bien réel depuis 2002 d’un agrandissement toujours plus grand du fossé entre les citoyens et leurs représentants prend une toute autre tournure. Faute de projet de société clair, faute de consensus suffisamment large autour de ce projet (ou tout simplement d’adéquation de ce projet avec les évolutions et les attentes de la société), c’est dans ce fossé que s’engouffrent tous les extrêmes et les populismes. Les clés d’un vote ne s’obtiennent donc plus simplement par la confrontation d’un projet à un autre mais par un curieux mélange d’écoute de ce qui est considéré comme les attentes et les aspirations des citoyens, d’exaltation d’un supposé élan populaire, d’un discours qui se fonde sur un dire de vérité et de responsabilité. Or c’est sur ce dernier aspect que les principales conditions de la soutenabilité d’une politique se jouent et tant qu’on continue à employer le story telling, on ne remplit aucune exigence de vérité et de responsabilité, on fonde une certaine idée de la responsabilité à partir d’une certaine idée de la vérité.
Au moment de prendre des décisions budgétaires capitales pour l’avenir de l’Etat et des Collectivités, il faut avoir l’estomac sérieusement accroché pour s’engager dans telle ou telle direction mais ce n’est rien comparé aux efforts consentis ensuite si la soutenabilité n’est pas avérée. D’autant plus que nous n’avons plus vraiment le luxe du droit à l’erreur… Les débats sur les arbitrages budgétaires tels que nous les avons connus n’ont plus rien avoir avec ceux d’aujourd’hui et ceux d’aujourd’hui laissent entrevoir l’imminence d’un nécessaire changement profond de la culture politique.
Aujourd’hui la situation est devenue dangereuse au point que quelles que soient les alternatives politiques démocratiques et républicaines, elles semblent de moins en moins audibles et de ce fait, elles nourrissent malgré elles la désorientation, le désarroi et un pessimisme ambiant, elles amplifient la crise de confiance, elles cèdent du terrain dans le débat public et assistent irrémédiablement à la montée des extrêmes qui ne manquent pas d’exploiter l’exaspération, le désespoir et la colère en poussant à une radicalisation et un simplisme qui colonisent chaque jour un peu plus les esprits.
Car maintenant que la réalité et ne peut plus être occultée ou « storytellée », c’est bien sur cette question de la responsabilité dans la gestion du bien public (qui au fond concerne autant le décideur public que le décideur privé, leurs modes de gouvernance, leurs organisations et leurs réseaux) que se focalisent une part importante des formes de rejet de nos élus et de nos dirigeants. Ne nous y trompons pas : cela ne date pas d’hier. Il faut évidemment aller chercher entre autres dans l’alliance gaulliste – communiste au sortir de la seconde guerre mondiale cette « culture » de la gestion publique et privée tout au long de la cinquième République.
Mais avec cette radicalisation de la pensée à droite comme à gauche, le centre gauche et le centre droit paraissent bien pâles, peu lisibles et subissent des tiraillements forts. Ils ont la plus grande des peines à porter haut et fort une parole de raison qui doit pourtant fédérer et occuper le plus possible le débat public.
On a longtemps cru que c’était un déficit de pédagogie de l’action qui ne permettait pas de fédérer suffisamment pour réformer. On a ensuite cru que c’était le contraste saisissant entre être en responsabilité et être dans l’opposition. Puis ce fut le défaitisme paralysant de l’impossibilité de réformer. On a cru par la suite que c’était le manque de vision, de dynamisme ou de volonté pour finalement revenir à l’idée du nécessaire réancrage du politique dans la normalité de choses. Curieuse itinérance. En tout état de cause, nous voici à la fin d’un cycle et la dureté de la réalité à laquelle nous nous confrontons en est très probablement le catalyseur.
Le mur du réel n’est ni droite ni de gauche et chacun a longtemps fait mine de le découvrir à chaque alternance, c’est aussi cela qui affaiblit toute société démocratique.
Beaucoup de crédulité à la fois assumée et subie qui en effet décrédibilise la République et la livre pour partie au premier ou la première qui parvient à se dédiaboliser en s’appropriant de la façon plus superficielle et manipulatrice les valeurs, la morale et l’éthique politique. Ceux-là parviennent à proliférer sur l’illusion qu’ils nourrissent et attisent d’une insurrection à venir. Qui n’a pas entendu le fameux « la révolte gronde » ou le « ça fait péter » ou le « tous pourris » ou encore le « qu’ils s’en aillent »? Tous les sujets passent dans leur machine à broyer le vivre ensemble et ne sert à fabriquer que plus d’exclusion et d’antagonismes, y compris quand ils proposent de la façon la plus décomplexée dans leur propre programme « leur projet » de société.
Quels messages et quelles démarches peut-on mettre aujourd’hui en face pour non pas redonner des raisons d’espérer ou de réenchanter (cela serait assurément fatal) mais pour agir et avancer sur la base de ce qui fait sens, de ce qui fédère et rassemble, de ce qui est possible et de ce qui est souhaitable pour que cela soit soutenable ?
La puissance publique a besoin de nouvelles perspectives d’investissement et de gouvernance associées à une véritable soutenabilité budgétaire, sans quoi elle continuera à s’affaiblir et une puissance publique qui s’affaiblit va de pair avec une détérioration plus grande du lien social, une exacerbation des tensions sociales, terreau fertile des extrêmes qui savent désormais parfaitement racoler en plein jour.
Il faut donc absolument déployer toutes nos énergies et nos intelligences pour se sortir de l’ornière. Le pays n’a plus le temps et n’a plus les moyens d’expérimenter ni d’explorer telle ou telle alternative. Les prochaines échéances électorales seront déterminantes car bon nombre de mandats vont se renouveler. Il faut oser penser que c’est un nouveau cycle qui commence, une nouvelle génération qui surgit et non pas un cycle qui n’en finit pas de se reproduire.
L’enjeu sera très clair : continuer selon les bonnes veilles méthodes ou trouver les leviers, les outils, les méthodes, les démarches, les idées et les projets qui parviendront à concilier utile et éthique tout en étant en capacité de dialoguer avec une société qui a profondément changé et où l’incertitude domine.
Les décisions sont à prendre maintenant avec les solutions dont nous disposons. Ironie du sort, c’est le « ici et maintenant » que nous reprochions comme « non-durable » à d’autres pays, non sans un certaine condescendance d’ailleurs, persuadés que nous étions capables de tenir notre modèle jusqu’au retour d’une croissance salvatrice qui, même molle, nous aurait épargné le serrage de ceinture le plus raide que nous ayons connu depuis longtemps.
Or, il est pour le moins inquiétant (même si c’est humain) de voir s’attiser les antagonismes et les oppositions, se raviver tous les dogmatismes qui de par leur goût prononcé pour l’hystérie et l’irrationnel en dépit de tout bon sens, entretiennent un état de panique permanent pour peu que cela les légitime toujours un peu plus.
Cela est d’autant plus préoccupant qu’une ligne rouge semble désormais franchie, au point d’entamer ce qui doit pourtant toujours l’emporter en politique : la raison.
De nombreux motifs d’espoir existent, de nombreux outils existent, mais beaucoup d’entre eux sont occultés ou compromis par cette étrange climat qui gagne les esprits un à un. Aucun sujet n’y échappe, montrant ainsi que ce sont les fondements de notre société et tous nos domaines d’activité qui sont ébranlés.
Dans ce moment charnière de notre histoire, et c’est peut-être pour cela qu’il faut le juger comme tel (et non pas pour attirer l’attention des médias), il faut être en mesure de faire face et la raison doit prévaloir. Cette lutte qui prend possession de l’espace public doit se résoudre avant que ce soit l’espace public qui en prenne possession.
C’est aussi pour toutes ces raisons que culural-engineering.com s’engage désormais en tant qu’acteur « ressource » aux côtés d’institutions publiques et privées qui portent cette même volonté d’agir, cette volonté qui se soucie tout autant du « comment mieux faire pour bien faire ? » que du « comment bien faire pour faire mieux ? ».
Parmi nos différentes actions, nous publierons régulièrement avec nos partenaires des exemples très concrets dans de nombreux domaines d’activité pour tenter d’éclairer ce qui peut rendre le « ici et maintenant » soutenable, c’est-à-dire ce qui se doit désormais d’être porteur d’avenir.
Philippe Gimet
Fondateur de C.E.G.
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