Jean-Michel Lucas nous fait l’honneur de nous autoriser à publier sur C.E.G. une de ses récentes interventions sur la manière dont le comité Balladur aborde la culture. Nous avions déjà signalé trois de ses parutions en janvier dernier et celle-ci est à notre connaissance et à notre grand étonnement la première sur le sujet (n’hésitez pas à renseigner ce point).
Il s’agit d’une contribution critique de fond, à l’heure où la culture et son ministère se situent dans un moment charnière. Nous suivons depuis le début et de près les travaux du comité Balladur sous cet angle et nous lancions un débat en février dernier suite à la réunion du Forum de gestion des villes afin de rétablir un certain nombre de vérités. Le texte de Jean-Michel Lucas porte ici un regard critique et essentiel. Nous nous réjouisons de pouvoir vous le proposer sur C.E.G.
Président de Trempolino, docteur d’Etat ès sciences économiques et maître de conférences à l’université Rennes 2 Haute-Bretagne dont il fut le vice-président de 1982 à 1986, Jean-Michel Lucas fut également conseiller technique au cabinet du ministre de la Culture Jack Lang de 1990 à 1992, où il y impulsa notamment le programme « Cafés Musiques ». Nommé Directeur régional des affaires culturelles d’Aquitaine en 1992, il mit en place une politique culturelle d’État en étroit partenariat avec les collectivités locales, et avec comme préoccupation de valoriser la place de la culture dans les politiques de la ville et des territoires ruraux. Ce « militant de l’action culturelle », connu sous le pseudonyme de Doc Kasimir Bisou, a participé à plusieurs projets sur le devenir des politiques culturelles et sur les légitimités dans lesquelles elles s’inscrivent. En Bretagne comme en Aquitaine, il fut par ailleurs à l’origine de nombreuses réalisations concernant les musiques amplifiées (RAMA, festival d’Uzeste, Rencontres Trans Musicales de Rennes…).
Vous pouvez retrouver toutes ses contributions en cliquant ici et n’hésitez pas à réagir et à contribuer au débat !
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PREMIER REGARD INTERROGATIF ET CRITIQUE SUR LE RAPPORT BALLADUR
ET SA CONCEPTION DE LA POLITIQUE PUBLIQUE DE LA CULTURE
Le Comité pour la réforme des collectivités locales, présidé par Monsieur Balladur, a rendu son rapport au Président de la République en date du 5 mars 2009 [1].
Les propositions de ce Comité ont été largement commentées, surtout à propos du « redécoupage » des régions, du « Grand Paris », des « métropoles » ou de la suppression de la compétence générale de certaines collectivités.
Le milieu culturel, quant à lui, a accordé un regard distrait à ces propositions, à juste raison d’ailleurs puisque aucune formulation ne semble modifier profondément l’ordre acquis de la politique culturelle des collectivités.
Toutefois, l’interrogation ne manque pas de surgir lorsque le premier regard croise des mots dont le sens est curieusement erroné ou indéterminé. Il devient alors manifeste que pour le Comité Balladur, de haute compétence par ailleurs, la politique publique de la culture est « invisible » dans les enjeux qu’elle porte [2]. Le regard du lecteur devient nécessairement critique et oblige l’ensemble des acteurs culturels à s’interroger sur la part qu’ils doivent prendre pour que la République décentralisée ré-écrive [3] autrement cette mauvaise copie sur les compétences publiques en matière d’arts et de cultures.
I- Lecture des apparences « culturelles » dans le rapport Balladur
Quelles sont les compétences culturelles que les collectivités et l’Etat seraient appelés à exercer si le rapport s’appliquait intégralement ? La réponse est lisible dans un tableau ➊ et dans un paragraphe ➋.
➊ Commençons par le tableau où figurent des mots dont la compréhension est posée comme évidente puisque aucune note ou lexique n’en précise le sens. Lisons :
- Les régions détiendront la compétence : « culture (patrimoine, éducation, création, bibliothèques, musées) ».
- Les départements détiendront aussi la compétence culture, mais le contenu de la parenthèse est différent : « (éducation, création, bibliothèques, musées, archives) ». Le lecteur attentif aura compris que les régions n’ont pas la compétence « archives » qui revient aux départements ; l’inverse se jouant pour le « patrimoine ».
- Pour le « secteur communal », on retrouve aussi la compétence culture, avec les précisions entre parenthèses : « (éducation, création, bibliothèques, musées) ».
- L’Etat, quant à lui ne perd rien de sa compétence globale « culture (patrimoine, éducation, création, bibliothèques, musées, archives) ».
On pourrait conclure de ce premier regard qu’il n’y a pas là de quoi fouetter un chat et que la culture est une affaire bonne pour toutes les collectivités, hormis le dosage territorial entre « archives » et « patrimoine ». Le Comité s’est montré raisonnable et équilibré, vertu première de la démocratie institutionnalisée.
Pour être complet, on évoquera aussi les « métropoles » [4] pour lesquelles la compétence « culture » recouvre « le patrimoine, l’éducation, la création, les bibliothèques, les musées et archives ». Les « métropoles » sont ainsi privilégiées puisqu’elles obtiennent les compétences des départements avec, en plus, la responsabilité du patrimoine. Dans cette nouvelle configuration, les communes concernées se verront déléguer, si nécessaires, des compétences de la métropole.
On peut aussi mentionner la collectivité nouvelle « Grand Paris » qui se voit doter des « compétences d’attribution des départements et des intercommunalités les plus importantes ». Le Grand Paris aurait en charge « la coordination » de nombreuses politiques publiques (aménagement de l’espace, réserves foncières, transports urbains, plan d’urbanisme, habitat…) et les communes disposeraient de « compétences suffisamment précises ». En particulier, le rapport indique que seraient « transférées ou confirmées » aux communes, « en raison de leur intérêt local », certaines compétences « exercées par les départements absorbés par le Grand Paris ». « Ce serait le cas en matière culturelle (1 % culturel, protection du patrimoine, enseignement artistique, bibliothèques, archives), en matière d’environnement et de protection du patrimoine, avec les inventaires locaux, en matière d’eau et d’assainissement, par exemple. »
Devant si peu de mouvements significatifs par rapport au passé, on s’ennuierait presque !
➋ On commence toutefois à sentir la brise du doute en lisant le paragraphe consacré aux « compétences partagées ». En effet, le rapport formule explicitement sa conception des compétences culturelles. Au-delà de la liste que nous venons de rappeler, le rapport affirme : « Pour ce qui concerne la culture, la diversité des missions en cause rend particulièrement délicat l’attribution de cette compétence à un seul niveau d’administration ». Conséquence : au nom de l’intérêt général, toutes les collectivités peuvent agir pour le bien de la « culture » !
Je suis certain que la plupart des acteurs concernés par la politique culturelle percevront la dimension positive de cette phrase. Ils approuveront la liberté accordée aux collectivités qui seront dorénavant maîtresses des valeurs culturelles à promouvoir sur leur territoire. Liberté aussi pour les professionnels de la culture qui, recalés auprès des élus d’ici, pourront trouver du soutien ailleurs pour leur projet artistique. Sans compter qu’il ne manquera pas une voix pour apprécier la possibilité de mobiliser, sans contrainte de compétences, des financements croisés pour partager la charge des gros équipements ou compléter le financement d’un festival.
Mais le doute vient vite car cette large liberté est par définition fort paradoxale ! Faut-il rappeler que le rapport Balladur a pour seule ambition de simplifier l’organisation administrative de la France. Sa priorité politique est de « définir clairement comme exclusives les attributions de compétence faites au profit de telle ou telle collectivité locale ». Le rapport insiste ainsi pour nous convaincre que « l’empilement des structures et l’enchevêtrement des compétences de chaque niveau d’administration sont, par eux-mêmes, générateurs d’excès de dépenses, et favorisent des investissements sur l’utilité desquelles les électeurs peuvent, parfois, ne pas manquer de s’interroger ».
Or, l’expression la plus pure de cet « enchevêtrement » est bien la politique de la culture ! Malgré ce constat, le Comité laisse toute liberté aux collectivités de prendre les initiatives culturelles qu’elles souhaitent. La « culture » échappe aux objectifs politiques pourtant solidement affirmés par le Comité Balladur. Privilège ou piège ? On commence à douter des avantages d’une liberté si antinomique avec l’objet même du rapport ! La vigilance s’impose et le premier regard doit laisser place à l’investigation critique. Regardons de plus près les enjeux de politique publique que le Comité Balladur accorde à la « culture ».
II- De détails secondaires à une totale invisibilité
Quand on examine la liste des membres du Comité Balladur, on est impressionné par les titres et les expériences de chacun des sages appelés à dire l’avenir de la république décentralisée. Une telle compétence collective ne peut commettre ni erreur, ni confusion et le lecteur n’ose qu’avec peine imaginer des imprécisions. Pourtant, si l’on veut prendre la question culturelle au sérieux, il faut oser interroger le texte. On découvre, alors, de questions en questions, l’ampleur du vide que cachent les mots. Prenons le soin de nous arrêter sur la référence au « Patrimoine » ➊, sur ce qui fait sens pour la politique culturelle ➋ puis sur l’idée même de « soutien à la création artistique » ➌.
Commençons par un détail secondaire, mais cruel :
➊ Le rapport évoque ainsi « le patrimoine », sans donner de définition précise du terme. Il différencie le « patrimoine » des « archives », des « musées », des « bibliothèques ». Les membres du Comité séparent toutes ces catégories, ne doutant pas un instant de la pertinence d’un tel découpage. Pourtant, ce dernier est obsolète et n’a plus de référence formelle dans la politique culturelle de l’Etat. N’importe quel stagiaire de sous préfecture aurait pu le vérifier en regardant le seul document de référence incontournable pour l’Etat, celui que le ministère de la culture présente et fait adopter par le Parlement à l’occasion du vote de la loi de finances : le PAP (projet annuel de performances) de la mission culture. Dans ce document qui autorise formellement le ministère à agir, le « patrimoine » n’est jamais au singulier. Il est uniquement question de « patrimoines » au pluriel et le mot est défini ainsi : « Le champ du patrimoine comprend les monuments historiques, les espaces protégés, l’archéologie, les musées ou les archives mais aussi l’architecture, le livre, le cinéma et la langue française. »
La différence de définition est telle avec les mots du Comité que l’interrogation s’impose : pourquoi le rapport Balladur, si soucieux du formalisme républicain, n’a-t-il pas respecté les définitions données par l’Etat ; pourquoi s’est-il contenté de donner son point de vue à partir des vagues souvenirs de ses membres !
Cette observation paraîtra, sans doute, bien anecdotique au regard des enjeux fondamentaux du rapport Balladur. On peut en convenir ! Mais l’erreur suffit à éveiller la vigilance critique sur ce qui est dit, mais aussi sur ce qui est oublié.
➋ De ce point de vue, un retour à la liste des compétences est salutaire : quel sens faut-il donner à l’expression « politique culturelle », plus précisément, quelle est la finalité d’intérêt général de la compétence culturelle ? Uniquement celle d’équipements en dur – musées, archives, bibliothèques – désignés par leur seule qualité disciplinaire. Aucune unité de sens dans la définition de la culture publique. Là encore, on reste étonné que le rapport Balladur nous resserve des catégories anciennes qui fleurent bon le siècle passé : il nous parle de « bibliothèques », équipements lourds et coûteux mais il oublie de les resituer dans la cadre de la « politique de la lecture publique » qui seule les légitime. De même, l’action culturelle, la médiation culturelle pour ne rien dire de la coopération culturelle ou de l’activité culturelle associative qui nourrit les dialogues et échanges des arts et cultures sur le territoire, sont totalement ignorées.
Cette observation est d’autant plus problématique que l’annexe du rapport Balladur fait figurer les positions alternatives de Monsieur Mauroy, dont on connaît le parcours politique. Que lit-on dans sa formulation des compétences culturelles : Monsieur Mauroy propose que les régions aient compétence sur les « Grands équipements (opéras) » ; les départements sur les « bibliothèques, les musées, les archives, le patrimoine » ; le bloc communal sur « l’éducation, la création, les musées, les bibliothèques » ; l’Etat conservant la « création et les grandes structures nationales ». Pas plus d’unité de sens dans la définition des finalités spécifiques de la politique de la culture, et la même obsession, répartie différemment, pour les « structures » et les « grands équipements ».
L’anecdote des mots présents ou omis n’est plus si bénigne : le seul enjeu d’intérêt général énoncé pour la culture est pour l’ensemble des membres du Comité, la gestion des locaux et des personnels qui y travaillent ! On espérait une pensée sur la valeur des interventions culturelles publiques sur les territoires : on ne trouve qu’un trop plein de préoccupations gestionnaires.
➌ On pourrait douter de la pertinence de ce jugement sévère en observant que le rapport retient la compétence de « soutien à la création artistique » pour toutes les collectivités. Beaucoup de porteurs de projets verront là une reconnaissance de leur activité de création artistique et se féliciteront de pouvoir, ainsi, être largement financés par plusieurs sources publiques (on devrait plutôt dire plusieurs « guichets »).
Le regard critique s’impose pourtant car, dès la première lecture, on repère une grossière erreur que l’on ne pardonnerait pas à un rédacteur ordinaire : le rapport considère que les collectivités ont déjà la compétence de « soutien à la création artistique ». Or ce constat est faux. Le Code général des collectivités territoriales ne mentionne nullement cette compétence, même pour les Établissements publics de coopération culturelle (EPCC – Article L1431-4) ; seule la Collectivité de Corse détient le privilège de s’occuper légalement de « création artistique » (Article L4424-7) !
L’erreur n’est pas seulement formelle puisque l’histoire de la décentralisation nous rappelle que le milieu artistique, dans ses composantes les plus influentes, a combattu pour éviter que les collectivités puissent s’emparer d’une compétence autonome de « création artistique ».
En revanche, si le constat est faux en droit, il est juste dans les faits : les collectivités apportent un soutien très important aux spectacles vivants. Le rapport Balladur aurait pu nous dire qu’il était temps de mettre le droit en adéquation avec les pratiques, il aurait ainsi exercé pleinement sa mission. Mais il oublie son rôle, il prend le « fait » pour une compétence juridique spécifique. Cette méprise ne manque pas d’intérêt. Elle révèle une faute d’appréciation que d’autres pouvaient commettre mais pas le Comité chargé de mettre de l’ordre dans la formulation des compétences des collectivités ! Comment comprendre qu’un Comité aussi expérimenté ait pu faire preuve d’autant d’approximations sur les mots, d’autant d’imprécisions sur leur sens, d’autant de négligences dans l’approche de la politique culturelle ? Par une seule raison qui saute maintenant aux yeux et qui avait pourtant échappé au premier regard : le Comité Balladur n’accorde aucune importance à la politique culturelle. C’est une affaire dont il faut bien parler car elle intéresse quelques intellectuels influents et coûte cher aux collectivités territoriales. Mais guère plus ! On doit donc conclure que le Comité estime que les enjeux de la politique culturelle sont à ce point négligeables, mal cernés, « indéfinis » dira même Monsieur Jean-Claude Casanova, membre du Comité, qu’il est inutile de chercher à les expliciter.
Cette conclusion éclaire d’un jour nouveau la liberté accordée à toutes les collectivités de s’occuper de culture : dans la république décentralisée dessinée par le rapport Balladur, l’enjeu culturel est sans importance ! La politique culturelle est certes « connue » pour ses bâtiments et structures, mais pas « reconnue » pour ses valeurs d’intérêt général. Elle fait partie du paysage de l’action publique, mais elle est « invisible » dans les finalités propres qu’elle revendique. Sa liberté est la contrepartie de l’indifférence qu’elle inspire.
III- De l’invisibilité à la reconstruction de la politique de la culture
Pour bien mesurer la force de l’invisibilité, il faut quitter l’apparence des mots et se concentrer sur la question des valeurs.
Le mieux est de revenir sur la compétence de « soutien à la création artistique ». À première vue, notre jugement critique semble contredit puisque la république décentralisée reconnaît, enfin, l’enjeu public de l’art. Mais les porteurs de projets ne doivent pas se réjouir trop vite, car le rapport Balladur fait subir à la « création artistique » une forte mutation génétique.
Rappelons d’abord que pour soutenir la création artistique de qualité, la politique culturelle de l’Etat prend appui, depuis cinquante ans, sur une compétence nommément désignée consistant à sélectionner, parmi toutes les productions culturelles, celles qui méritent d’être reconnues comme « œuvres de l’art et de l’esprit ». La compétence publique vise à sélectionner les œuvres pouvant détenir une place « capitale pour l’Humanité ». Il s’agit là d’une compétence spécifique au Ministère de la culture qui n’est partagée avec aucun autre ministère. Son énoncé, à travers le PAP, est formellement validé par le Parlement qui, pour l’année budgétaire 2009, rappelle que : « Depuis sa création en 1959, le Ministère chargé de la culture a pour mission de rendre accessibles au plus grand nombre les œuvres capitales de l’humanité, de favoriser la création des œuvres de l’art et de l’esprit […] ». Cette finalité d’intérêt général de la politique culturelle est fondamentale pour la République : elle consiste à promouvoir pour le plus grand nombre la belle utopie malraucienne de la culture universelle qui émancipe les êtres humains et les sauve de l’emprise des « usines de rêves »[5], dans la solide tradition française d’une politique culturelle poursuivant le mandat des Lumières.
Ces exigences associées aux œuvres de l’art et de l’esprit se retrouvent-elles dans le rapport Balladur quand il accorde la compétence de « soutien à la création artistique » à toutes les collectivités ? La réponse est évidemment négative : le rapport n’associe aucune finalité républicaine et émancipatrice à la notion de « création artistique ». Il n’indique pas que les collectivités devront, comme l’Etat, sélectionner les seules « œuvres de l’art et de l’esprit » qui méritent de l’être pour recevoir le titre « d’œuvres capitales de l’Humanité ». Il ne dit pas non plus que la liberté de choix des collectivités sera encadrée par une loi fixant les modalités de sélection des productions culturelles pouvant justifier le soutien public pour leur valeur artistique.
À aucun moment, le rapport Balladur ne se place sur ce registre de la « culture universelle ». Chaque collectivité fera donc ses choix selon son appréciation de l’art. Chacune sélectionnera la qualité à sa façon, selon ses propres règles, selon son goût, le bon comme le mauvais. La conséquence de cette liberté est que l’idée même de création artistique sera très différente, sinon même antagonique, de Dunkerque à Marseille, de Strasbourg à Louhossoa… Chacun pourra prétendre avoir fait le bon choix des « œuvres d’art et de l’esprit » au nom de l’intérêt général, mais qui pourra le croire ? L’idée même de culture universelle est totalement enterrée par la république décentralisée imaginée par le rapport Balladur. L’utopie de l’Etat est abandonnée ! Plus grave encore, le rapport n’envisage aucune approche alternative. Il reste silencieux sur les missions spécifiques que la république décentralisée confie aux créateurs, et plus largement, aux acteurs culturels.
Il reste donc à conclure que les compétences culturelles n’ont aucune vertu particulière ; la « culture » comme les autres, devra s’inscrire dans les missions générales confiées aux collectivités : d’une part, la réponse aux besoins de proximité des habitants et d’autre part, les enjeux de développement du territoire. Les compétences culturelles n’auront pas d’autres légitimités. L’invisibilité de la politique culturelle s’explique donc aisément : la république a mieux à faire qu’à reconnaître les valeurs propres aux arts et aux cultures.
Il faut s’attarder sur un passage fondamental du rapport, qui ne parle pas de compétences culturelles, mais en conditionne fortement le rôle :
« Le Comité a relevé que les dynamiques démographiques et sociales en cours se traduisaient par un déséquilibre croissant dans la répartition de la population et l’émergence de modes de vie inédits qui ont pour conséquence des besoins accrus de services de proximité. Il en a déduit que ces évolutions rendaient nécessaire que l’action publique des collectivités locales, en symbiose avec celle de l’Etat, s’articule, à terme, autour de deux niveaux principaux d’administration exerçant deux catégories de compétences distinctes. Le premier, à l’échelle régionale, aurait la charge de la mise en œuvre des politiques publiques de soutien à l’activité et à la compétitivité ; le second, à l’échelon intercommunal, aurait pour mission, en complément du rôle joué par le département, surtout en milieu rural, d’assumer l’action de proximité à destination des habitants. »
Dans ce cadre, les acteurs culturels n’ont plus à être surpris : ils sont là comme outils du développement territorial et comme services de proximité aux usagers et donc aux électeurs :
« La société française a changé, elle éprouve des besoins nouveaux, des aspirations inédites, sa soif de proximité et de sécurité, son goût pour la démocratie locale sont justifiés par la globalisation du monde. Aussi est-il indispensable qu’un changement fondamental soit apporté au mode d’administration du territoire. C’est la condition d’un approfondissement de la démocratie locale et de l’amélioration des services rendus aux usagers des services publics, qui sont aussi des contribuables et, d’abord, des électeurs. »
D’ailleurs, le principe qui commande l’attribution des compétences ne laisse aucun doute : « Le principe selon lequel l’impôt local est une contrepartie des biens et services produits ou rendus par la collectivité qui les vote est de plus en plus méconnu, alors que ce principe est constitutif du consentement à l’impôt, socle de la démocratie. »
Ainsi, ne relevant pas de finalités spécifiques, le soutien à la création artistique et plus largement l’aide aux équipements culturels ne peuvent échapper à cette exigence de la « contrepartie » : les contribuables en voudront pour leur argent, pour les services culturels comme pour les autres. Votre création artistique, pour relever de l’intérêt général, devra être « utile » et rien d’autre qu’utile. Et si elle est sélectionnée pour sa qualité, c’est uniquement parce que les usagers du service, habitants ou touristes, auront besoin d’un service de bonne tenue et du « meilleur goût ».
Cette situation de « service utile » ou « d’acteurs du développement », (on dira sans doute bientôt « acteurs de l’économie créative » !) ne serait pas gênante si elle résultait d’un compromis transparent équilibrant la reconnaissance des valeurs culturelles spécifiques, d’un côté, et les enjeux territoriaux de l’autre. On se rappelle à cet égard que les monuments historiques ont une valeur d’intérêt général spécifique définie par la loi de 1913. Ils doivent avoir un « intérêt d’histoire ou d’art suffisant pour en rendre désirable la préservation ». Mais cette qualification propre aux enjeux culturels n’interdit pas les compromis conduisant le monument historique à contribuer activement à l’attractivité du territoire et à participer à l’identité culturelle du pays. Dans le rapport Balladur, cette perspective de compromis est invisible puisqu’il n’y a aucune légitimité à promouvoir une politique spécifique de soutien aux arts et aux cultures. Soyons direct dans la critique : le mythe de la « culture universelle » n’a pas résisté au réalisme des enjeux territoriaux et l’on doit se résoudre à penser que le soutien à la création artistique correspond à une simple autorisation offerte aux collectivités de dépenser de l’argent public pour proposer aux consommateurs, habitants ou touristes, des spectacles vivants à prix cassés par rapport au prix du marché…, du moins tant que la « concurrence loyale » n’est pas menacée [6]. Toujours et encore une affaire de gestion des ressources publiques !
Le Comité Balladur pouvait-il éviter cette invisibilité de la politique culturelle ?
À notre sens, il aurait été décent que ce Comité des sages rappelle, a minima, les efforts faits par la France depuis 50 ans au bénéfice de la décentralisation théâtrale et de l’aménagement culturel du territoire. Le Comité Balladur aurait pu indiquer par exemple son désaccord avec cette politique culturelle traditionnelle de l’Etat. Il aurait dû expliquer pourquoi il ne retenait pas cette voie dont on sait qu’elle opère des sélections artistiques draconiennes, dans une confidentialité des choix artistiques d’experts qui ne convient guère à la démocratie. Il a préféré l’oubli du sens des mots, forme suprême de mépris pour cette histoire culturelle française.
De plus, on doit souligner que le Comité Balladur disposait d’une autre voie pour donner une valeur d’intérêt général spécifique à la politique culturelle : la république française s’est, en effet, engagée, sur le plan international, à donner à la culture une place prioritaire dans la construction de la démocratie. La France s’est jointe activement à l’Unesco pour défendre une politique publique qui fait de la culture et de sa diversité une condition nécessaire du « Vivre ensemble » dans une société d’harmonie et de paix. Je n’invente rien : la gauche a approuvé en 2001 la Déclaration de l’Unesco sur la diversité culturelle et la droite a prolongé les négociations internationales sur le même terrain. Le Parlement français, unanime, a même autorisé la ratification des conventions de 2003 et 2005 qui prolongent les propos de la Déclaration de 2001 [7]. On doit donc considérer que ces documents sont pour la république décentralisée des références indiscutables. La définition des compétences culturelles des collectivités devrait donc directement s’en inspirer.
Il s’agirait alors de confier aux collectivités la mission de contribuer activement à la « reconnaissance de la dignité culturelle » des personnes vivant sur leurs territoires. La politique culturelle aurait ainsi pour mission d’agir concrètement pour favoriser l’expression des « droits culturels », considérés comme « partie intégrante des droits de l’homme, qui sont universels, indissociables et interdépendants », ainsi que l’affirme la Déclaration de 2001 que la France a largement approuvée. Dans ce cadre légitime pour notre pays, le Comité Balladur aurait dû affirmer la nécessité d’une compétence culturelle spécifiquement attachée à la « diversité culturelle » au sens de l’article 3 de la Déclaration de 2001 : « La diversité culturelle élargit les possibilités de choix offertes à chacun : elle est l’une des sources du développement, entendu non seulement en termes de croissance économique, mais aussi comme moyen d’accéder à une existence intellectuelle, affective, morale et spirituelle satisfaisante. » Les collectivités ne se seraient pas plaintes, pas plus que les acteurs culturels, de détenir une telle mission contribuant à donner plus de place aux valeurs émancipatrices de « dignité culturelle » des personnes dans une société plus que jamais en quête de sens.
Il aurait fallu de surcroît que le Comité affirme la nécessité pour les collectivités de soutenir les expérimentations artistiques. Il lui suffisait d’affirmer cette compétence en recopiant l’article 8 de la Déclaration de 2001 : « Face aux mutations économiques et technologiques actuelles, qui ouvrent de vastes perspectives pour la création et l’innovation, une attention particulière doit être accordée à la diversité de l’offre créatrice » ! Au moins les artistes auraient eu une raison « spécifique » de bénéficier du soutien public en tant que proposant signes, symboles, formes et récits du sensible, propres à interagir avec les identités culturelles des personnes et à forger des références culturelles communes à toutes les échelles de territoire.
Ainsi, la décentralisation se serait ouverte sur une politique active d’interactions entre les cultures, nourries de l’activité artistique, permettant à la démocratie de progresser vers un mieux « Vivre ensemble ».
Mais le Comité Balladur n’a même pas eu l’idée de penser que la « dignité culturelle des personnes » était une finalité première de la vie collective à construire, jour après jour, aux différentes échelles du territoire de la République. Il a dédaigné les enjeux politiques de la culture : ni « culture universelle » à la Malraux, ni « droits culturels des personnes » ou « expérimentions artistiques ». Il est même probable que le Comité ignore que, dans un contexte où les élus locaux s’enthousiasment pour le développement durable et mettent en place des « Agenda 21 », il avait la possibilité de suggérer que les collectivités se réfèrent à « l’Agenda 21 de la culture » ! [8]
Le Comité s’est contenté d’enfermer la culture dans des murs à gérer et des services utiles à rendre.
Pour autant, on ne lui reprochera pas totalement cette insuffisance de souffle politique.
Les partis autant que le milieu culturel professionnel doivent aussi prendre leur part à cette invisibilité des valeurs spécifiques de la politique culturelle. Les récents Entretiens de Valois ont bien montré la prégnance du corporatisme dans les débats internes entre les acteurs culturels ainsi que la difficulté pour eux de dire que les arts et la culture participent pleinement à la construction de l’Humanité, au-delà de la rentabilité du secteur économique de la culture. Il faut maintenant tirer les leçons de cet imparfait que nous livre le rapport Balladur. Si la prochaine échéance est celle de l’été 2009, date évoquée pour l’élaboration d’une loi sur la décentralisation, il est urgent d’œuvrer collectivement pour que la politique publique des arts et des cultures bénéficie d’une visibilité plus décente et d’une reconnaissance plus conforme aux enjeux humains, trop humains, qu’elle porte.
Le Doc Kasimir Bisou et Jean-Michel Lucas
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[1] Le rapport figure au Journal Officiel de la République Française n° 0055 du 6 mars 2009 page 4161, disponible sur www.legifrance.gouv.fr
[2] « Invisible » au sens d’Axel Honneth : le rapport connaît la politique culturelle, mais ne la reconnaît pas dans ses spécificités. Cf.« Invisiblité : sur l’épistémologie de la reconnaissance », in La société du mépris, éditions La découverte, 2006.
[3] Suite à la remise de ce rapport, le Président de la République a demandé au Premier ministre de procéder, sous quatre mois, à l’élaboration d’un texte législatif reprenant les propositions du Comité en poursuivant la concertation.
[4] Extrait du rapport Balladur : « Pour donner une impulsion nouvelle aux intercommunalités les plus peuplées et les plus importantes de notre pays, le Comité recommande que soit créée une catégorie de collectivités locales à statut particulier au sens de l’article 72 de la Constitution, les “métropoles”. […] Cette liste inclurait les actuelles communautés urbaines de Lyon, Lille, Marseille, Bordeaux, Toulouse, Nantes, Nice, Strasbourg, ainsi que les communautés d’agglomération de Rouen, Toulon et Rennes, dont les périmètres géographiques pourraient, à cette occasion, être revus de manière à permettre, dans le cadre de l’achèvement de la carte des intercommunalités, leur extension future. »
[5] Il faut toujours rappeler la finalité que Malraux assignait à la politique publique de la culture : résister à ces usines de rêves, « Ces usines si puissantes apportent les moyens du rêve les pires qui existent, parce que les usines de rêves ne sont pas là pour grandir les hommes, elles sont là très simplement pour gagner de l’argent. Or, le rêve le plus efficace pour les billets de théâtre et de cinéma, c’est naturellement celui qui fait appel aux éléments les plus profonds, les plus organiques et, pour tout dire, les plus terribles de l’être humain et avant tout, bien entendu, le sexe, l’argent, la mort. » (Discours prononcé par André Malraux à l’occasion de l’inauguration de la Maison de la Culture d’Amiens le 19 mars 1966) ou « Supposons que la culture n’existe pas. Il y aurait les yé-yé, mais pas Beethoven ; la publicité, mais ni Piero della Francesca ni Michel-Ange ; les journaux, mais pas Shakespeare ; James Bond, mais pas le Cuirassé Potemkine ni la Ruée vers l’or. » (Discours prononcé par André Malraux à l’occasion de l’inauguration de la Maison de la Culture de Grenoble le 13 février 1968)
[6] On ne rappellera jamais assez la principe européen qui place l’intervention culturelle publique sous la couperet de la concurrence : Article 107 du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne. Article 107 : Sauf dérogations prévues par les traités, sont incompatibles avec le marché intérieur, dans la mesure où elles affectent les échanges entre États membres, les aides accordées par les États ou au moyen de ressources d’État sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions. […] 3. Peuvent être considérées comme compatibles avec le marché intérieur : […] d) les aides destinées à promouvoir la culture et la conservation du patrimoine, quand elles n’altèrent pas les conditions des échanges et de la concurrence dans l’Union dans une mesure contraire à l’intérêt commun…
[7] Pour ceux qui l’ignorent encore il s’agit en 2003 de la « Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel » et en 2005 de la « Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles ».
[8] Voir le site de l’Agenda 21 de la culture : www.agenda21culture.net
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