L’excellente revue Archée et Eric Clémens* nous font l’amitié de nous autoriser à diffuser ses réflexions parues le mois dernier à partir du livre « L’expérience des lieux esthétiques » de Norbert Hillaire paru aux éditions de L’Harmattan en 2008. Après l’esthétique du passage et l’anesthésie moderne, l’oeuvre d’art devient-elle aujourd’hui multimodale ?
Suis-je le seul à me passionner pour l’art d’aujourd’hui sans pour autant échapper à la confusion des sentiments : attirance, répulsion, enthousiasme, découragement, indifférence, incompréhension, perplexité, etc., mais qui culmine dans le sentiment d’être débordé ? Et suis-je le seul à considérer que, pour me dépêtrer de cette confusion, la plupart des écrits sur l’art contemporain se trouvent pris entre la cartographie générale qui ne fait que décrire la multiplicité des productions actuelles et le décryptage particulier qui n’accède qu’à l’orientation partielle d’un mouvement ou même d’un seul artiste?
L’expérience des lieux esthétiques (1) de Norbert Hillaire, est, à cet égard, une exception. Le caractère exceptionnel de ces essais tient aux lignes de forces esthétiques qu’ils dégagent en révélant, me semble-t-il, la plupart des enjeux de l’art au XXIième siècle. Et qui, de plus, à partir de remises en jeu et de méditations reliant l’histoire et l’actualité dans une « hétérochronique vigilante du présent », nous permet d’échapper au relativisme nihiliste propre aux bavardages postmodernes.
Au départ, une double question qui encadre toutes les autres : celle du rapport de l’art aux nouvelles technologies et celle du lieu comme du temps, donc celle du monde, que les thématiques du désenchantement et de la déterritorialisation voudraient rendre caduques. Quels déplacements permettent d’y voir un peu plus clair ?
De l’esthétique du passage à l’anesthésie postmoderne : le port et la mode
Premier déplacement : de la destruction à la soustraction (concept emprunté à Badiou). Défaire la représentation qui occulte le réel passe certes par la déconstruction des conventions, mais qui, à se perpétuer sans fin, ne peut que s’épuiser. Et de fait, une bonne part de la production du XXième siècle s’y soustrait par une mise en jeu minimale qui marque l’écart irréductible du réel. De la mise en scène du poncif (les idées reçues autant que l’ « image-type » tel celle de Bovary chez Flaubert) au Pop art en passant bien sûr par le ready-made, une esthétique se fait jour moins de la banalité que de la répétition, à l’instar du modèle, du type, de l’objet à l’âge industriel. D’où le deuxième déplacement : de l’expérimentation et du nouveau vers l’enregistrement et la transmission. Walter Benjamin avait depuis longtemps indiqué cette voie qui substitue à l’idée du progrès celle du passage, de la transition, de la flânerie distraite qui attend la mort. Mais dans une telle perspective, y a-t-il un autre lieu que les « lieux communs » ?
Plus actuellement, si le monde prend de plus en plus la figure de la ville et surtout de la mégapole, c’est qu’en elle la vitesse et la lumière portent à l’incandescence la fascination pour l’âge industriel. Les illusions des Lumières – le panoptisme instantané – sont ainsi portées à leur comble avec la photographie, la vidéographie et le Net. L’enregistrement de l’éphémère – non sans paradoxe –confirme le devenir esthétique « du recyclage, du reste, du résidu » jusqu’à celle « de la disparition, de l’effacement ». Métaphore de cette transitivité, le port, toujours voué à l’incessante circulation marchande, apparaît ainsi comme « lieu emblématique de notre condition artistique postmoderne – qui après avoir épuisé la tradition du nouveau, postule comme principe le jeu infini des réappropriations, des recyclages et des relectures (un peu sur le modèle du DJ, dont l’œuvre se construit dans le mouvement du mixage et du sample d’un matériau musical ou sonore qui lui préexiste). » Et à ce lieu de pur transit du port semble correspondre le temps de pur transit de la mode où le monde moderne se sera épuisé dans le vide répétitif du monde postmoderne, un monde hors temps et sans lieux.
C’est sur ce point que Norbert Hillaire relance, repense le questionnement. Où en est la possibilité de faire œuvre au moment où le « tout visuel » menace l’image elle-même, le numérique immatériel effaçant la trace qui portait la différence entre le réel et la représentation ? Toute distance abolie, grâce aux technologies qui soutiennent la mondialisation, l’art s’est-il replié sur la manifestation et sa réception, sur l’action performante censée rétablir le leurre de la communication immédiate, sinon physique ?
Ce qui soulève la question du lieu de l’œuvre : où et quand l’œuvre a-t-elle encore lieu ? Pour y répondre, Hillaire repart du modèle de la « ville-panorama » lié à l’architecture fonctionnelle, avec son espace visible en surplomb, espace sans qualités axé sur le « principe de circulation et de changement perpétuels ». Face à cela, nombre d’artistes semblent privilégier une « présence autoréférentielle », souvent minimaliste, opposée à l’utopie de « l’esthétisation généralisée de l’environnement » – généralisée dans la stéréotypie . Mais, cette action locale opposée au réseau global suffit-elle pour résoudre la « crise du lien entre œuvre et lieu » ?
La sortie du musée suffit-elle et même est-elle efficace ? Comment l’œuvre d’art peut-elle encore se relier de façon distincte à l’espace réticulaire techno-urbanistique, un espace « saturé de signes et d’objets standardisés », y avoir lieu et temps, y introduire la médiation d’un monde transformable ? S’il ne s’agit plus de transmettre des objets (d’art), mais de créer des relations (communicationnelles), comment l’œuvre peut-elle intervenir de façon marquante ? L’opposition entre médiation et transmission n’est pas tenable : des « objets seconds » durables (photographies, ouvrages, DVD…) relaient et prolongent les performances éphémères… Mais, à nouveau, cela permet-il d’échapper à la délocalisation et à l’atemporalité de la « technologique » mondiale et globale ?
Du mur à l’écran, au vitrail et à l’estampe : l’œuvre multimodale
Une méditation sur l’art pariétal rend possible une avancée. Orner une paroi, peindre un mur convertissait l’espace en lieu, hors de toute fonction utilitaire et domestique, plus encore, il ouvrait l’avenir en faisant signes, des signes qui nous « parlent » encore, fût-ce énigmatiquement, aujourd’hui. Or, marquer aujourd’hui l’espace par des techniques comme celles du pochoir ou par des interventions délimitantes jusque dans les paysages prolonge cette tradition chez certains artistes qui reprennent cette constante de l’histoire de la peinture, la « libération des contraintes de l’architecture ». A l’espace fermé, l’art répond par la trace transfigurante.
Cependant, la modernité architecturale a voulu précisément abolir toute limite en substituant le verre, la transparence béante, au mur. Elle participe ainsi à l’établissement du monde-mégapole, trames et trajets horizontaux infinis qui remplacent la verticalité « du mur comme projet et projection », « du mur comme parole ». L’écran et ses images donnent-ils une nouvelle forme à ce mur ? Ou ne sont-ils qu’un prolongement de la prolifération télévisuelle de la réalité ? Une méditation du vitrail découvre à son tour une autre perspective : celle de l’invisible condition du visible. Car le vitrail introduit un temps en suspens qui redonne sens au lieu. Il est écran, mais écran qui ne masque pas le dehors tout en se tournant en dedans : il rend visible des figurations et des colorations en même temps que leur source invisible, la lumière qui les traverse. Dans l’art contemporain, il fait ainsi éclater cette manifestation d’un lieu présent au-delà de la représentation narrative traditionnelle.
Ce détour permet à Hillaire de dépasser les impasses du postmodernisme. Il témoigne, en effet, de ce que « la rupture du numérique et l’abstraction de l’espace – son immatérialisation dans les réseaux – ne signifie pas la fin des lieux « physiques » de l’art et de la culture, tels le musée, non plus que le déclin des techniques du visible appartenant à l’âge classique-moderne ». Contre toute apparence ?
D’une part, la saturation des informations et des images, l’interactivité immédiate entre producteurs et consommateurs et la propagation identique reproduite sans fin dans la médiasphère ou la sémiosphère – un monde de signes à la place du monde des vies – n’excluent-ils pas toute possibilité d’un événement ? D’autre part, en parallèle, le « devenir conceptuel de l’art », prisonnier d’une autoréflexivité et réduit à une essence vide (blancheur, silence, objet trouvé…), n’excluent-ils pas toute possibilité d’une œuvre ? L’abolition de la « distance représentative » n’a-t-elle pas précipité la prédite fin de l’art ? Le réseau technologique n ‘a-t-il pas remplacé les œuvres du monde de l’art par une « esthétique de la communication » sans monde que d’artifices ? La diversité même des productions artistiques qui prennent part et qui ne prennent pas part aux nouvelles technologies empêche de s’aligner sans plus sur les prédictions fatalistes que pareilles questions semblent dicter.
Les nouvelles technologies, en effet, ne se substituent pas « aux rapports entre l’art, l’artiste et ses outils » : elles les modifient en les sédimentant par de nouveaux supports et de nouveaux instruments. Une autre méditation originale permet à Hillaire d’ouvrir nos perspectives : elle rapproche la technique de l’estampe et celle de l’ordinateur. Outre la diffusion grâce au web, la numérisation des estampes permet de jouer sur ses formats. Autrement dit, dans ce cas, l’œuvre conquiert à la fois un nouvel espace public et de nouveaux modes d’appropriation. Risquant un parallèle avec les jeux d’hypertexte par rapport à la littérature, Hillaire y voit la confirmation des exigences d’Italo Calvino pour une création digne du troisième millénaire : « la légèreté, l’exactitude, la multiplicité, la rapidité, la visibilité »…
En somme, loin d’avoir disparus, l’œuvre et l’événement, le monde qu’ils proposent, ont accru leur possibilité. L’immédiat et l’éphémère, la manifestation et la relation interactive, la communication vont désormais de pair avec leurs relais l’objet et la trace, la représentation et l’interprétation, la transmission, Hillaire écrit : « On peut à ce sujet évoquer le concept d’œuvre multimodale, c’est-à-dire d’œuvres qui admettent plusieurs régimes croisés de visibilité dans l’espace et le temps… ». Quand la performance est prolongée par sa reproduction en maquettes, en films, en photographies et en sites Internet, elle permet, par l’enregistrement et la médiatisation, la création perpétuée de cet autre rapport au sensible et à l’insensible que l’espace et le temps de l’art ont toujours tenté.
Plus encore, « esthétiques du banal », « esthétiques du passage », « du recyclage, du reste et du résidu », si ces appellations renvoient à l’ « esthétisation généralisée de la réalité et de la marchandise », elles ne programment pas fatalement l’anéantissement des productions ainsi désignées. Parce qu’elles remontent loin en avant dans la modernité, parce qu’elles renvoient à des œuvres extrêmement diverses dans leur stratégie comme dans leurs actualisations, ces dernières peuvent s’appuyer sur les nouvelles techniques pour relever le défi du spectacle et du divertissement où l’art se serait enlisé. Si les lieux créés par l’art étaient de « mémoire », ils sont ou ils peuvent redevenir aussi « des lieux de vie ouverts sur le présent, le vivant et même le festif ».
Dépassement de l’impasse autoréférentielle ?
Mais cette mutation n’est évidemment pas linéaire. Un enjeu majeur s’y fait jour : la sortie de l’impasse autoréférentielle. L’autonomisation de l’art moderne jusqu’à la micro-auto-production postmoderne ont pu aboutir à l’autopoïèse formaliste et solipsiste. La production horizontale et réticulaire d’œuvres peut-elle favoriser un nouvel espace-temps d’expérimentation sociale et vivante, interactive et émergente – y donner lieu à un autre temps du monde (de l’art) ? La figure même de l’auteur tend sinon à y disparaître, en tout cas pas au sens mortifère d’une certaine modernité, mais à s’y trouver partagée. De même le musée, sous l’impact du numérique, devient un « musée virtuel et une mémoire dynamique de l’œuvre d’art ». Le solipsisme de l’autoréférence sera-t-il dès lors dépassé ou réduira-t-il définitivement le lieu et le temps de la création ?
Nul doute qu’aux yeux de Norbert Hillaire, dont le livre est émaillé de références concrètes à nombre d’œuvres contemporaines, l’issue de ce conflit dépend de notre capacité à tenir ensemble passé et futur, poïesis et aisthesis, production et réception, manifestation et transmission, finalement à maintenir l’adresse en travers de la production et du partage.
Paru en octobre 2009 sur Archée.qc.ca
Notes :
1 Norbert Hillaire, L’expérience des lieux esthétiques, Paris, L’Harmattan, 2008.
Notice :
Une version abrégée de ce texte sera publiée dans la revue Fusées (Auvers, France)
Références :
*Eric Clémens poursuit une double activité, de philosophie et de fiction, marquée par la passion des langages, artistiques comme littéraires.
Il a publié entre autres : côté philosophie, La fiction et l’apparaître (aux éditions Albin Michel, coll. Bibliothèque du Collège International de Philosophie, Paris, 1993) et Façons de voir (aux Presses Universitaires de Vincennes, coll. Esthétique/hors cadre, Paris, 1999) ; côté fiction, De r’tour (aux éditions TXT, Paris-Bruxelles, 1987) et une narration L’Anna (Montréal, 2003, éd. Le Quartanier).
Il a mené avec le peintre Claude Panier des entretiens parus sous le titre Prendre Corps (aux éditions Artgo, Bruxelles, 1992). Il a publié un choix des Écrits de Magritte avec une postface : Ceci n’est pas un Magritte, éditions Labor, coll. Espace Nord, Bruxelles, 1994. Il publie avec le peintre Joël Desbouiges un livre illustré Après Rembrandt, aux éditions Les Affinités, Paris, février 2007.
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Filed under: Analyses, Ressources, Art et espace public, Création numérique, Ingénierie de la connaissance
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